Sulina et la Commission Européenne du Danube

Sulina dans l’histoire européenne…

   L’histoire de Sulina et de la Dobroudja est liée à la présence dans l’Antiquité des tributs gètes et daces puis des comptoirs grecs, des empires romains ( province de Mésie), byzantin, bulgare, des nombreuses péripéties de l’histoire des principautés valaques et moldaves, du despotat de Dobroudja, des Empires turcs et russes et de la création du royaume de Roumanie ainsi que de ses querelles territoriales avec la Bulgarie. Si ces différents roumano-bulgares ont été heureusement résolus depuis, il reste encore par contre à démêler un certain nombre de litiges territoriaux entre l’Ukraine et la Roumanie qui se partagent un delta du Danube à la géographie en évolution permanente, les rives de cette partie européenne de la mer Noire et des eaux territoriales.
Sulina se situe aujourd’hui aux frontières orientales de l’Union Européenne.


Le nom de Selinas ou Solina, à l’entrée du bras du fleuve du même nom est déjà mentionné dans le long poème épique «L’Alexiade» d’Anna Commène (1083-1148), princesse et historienne byzantine. Dans le second Empire Bulgare au XIIIe siècle, le village est un petit port fréquenté par des marins et des commerçants génois qui passera sous le contrôle du Despotat de Dobrodgée, lui-même placé sous la protection de la Valachie en 1359. Sulina devient ottomane et à nouveau valaque en 1390 jusqu’en 1421 puis  possession de la principauté de Moldavie. Un document de juillet 1469 mentionne que « la flotte de la Grande Porte était à Soline », avant l’attaque de Chilia et de Cetatea Alba. Conquise avec la Dobrogée par les Ottomans en 1484 elle prend le nom le nom de «Selimya». Elle reste turque (ottomane) jusqu’au Traité d’Andrinople (1829) qui l’annexe à l’Empire russe. Le delta du Danube appartiendra à celui-ci de 1829 à 1856. La Convention austro-russe conclue à Saint-Pétersbourg (1840) est le premier document écrit de droit international qui désigne Sulina comme port fluvial et maritime. Cette convention jette les bases de la libre navigation sur le Danube. Malgré ses promesses, la Russie n’effectue aucun travaux d’entretien pour facilité la navigation fluviale sur le Bas-Danube et dans le delta afin de ne pas nuire à son propre port d’Odessa, situé à proximité sur la mer Noire. Sulina redeviendra une dernière fois turque après la Guerre de Crimée et le Traité de Paris (1856) du fait du retour des principautés de Valachie et de Moldavie dans l’Empire ottoman qui gardent toutefois  leurs propres administrations, le sultan ne faisant que percevoir un impôt sans possibilité d’ingérence dans les affaires intérieures.

Le nombre de navires de commerce anglais de haute mer qui entrent dans le Danube par le bras de Sulina est passé entretemps de 7 en 1843 à 128 en 1849, prélude à l’intensification du trafic qui transitera par ce bras après les aménagements conséquents de la Commission Européenne du Danube quelques années plus tard.
La population de Sulina se monte au milieu du XIXe siècle alors à environ 1000/1200 habitants qui vivent modestement  y compris les Lipovènes, pour la plupart de la pêche, de différents trafics et profitent également des nombreux naufrages de bateaux à proximité. Le seul aménagement existant est le phare construit par les Turcs en 1802. Les terres marécageuses qui entourent le village ne sont pas propices au développement du village.    Le traité de Paris engendre la création la Commission européenne du Danube (C.E.D.). Cette commission est composée de représentants de Grande-Bretagne, de France, d’Autriche, de la Prusse puis d’Allemagne, de Sardaigne puis d’Italie, de Russie et de Turquie et a pour mission d’élaborer un règlement de navigation, de le faire respecter et d’assurer l’entretien du chenal de navigation. Le Danube devient un lien important entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. Parallèlement le chemin de fer se développe. Les voies convergent vers les ports du Bas-Danube comme ceux de Brăila et Galaţi où accostent de nombreux cargos internationaux. Sulina obtient le statut avantageux de port franc.

M.-Bergue, Sulina, port turc sur un bras du Danube à son embouchure, 1877

Quelques années après la création de la création de la C.E.D., la ville s’est développée le long d’une rue, de façon assez anarchique. On commence à voir apparaître quelques rues transversales. Les seuls aménagements effectués sont les deux digues destinées à éviter l’ensablement naturel du Delta et assurer l’accès des gros bateaux. La digue Sud a commencé à modifier l’aspect de l’embouchure. Les quais n’existent pas encore. La ville est avant tout une infrastructure dédiée au commerce. Le développement se fait sans aucun lien avec le territoire environnant (marécages), ni avec le reste du pays. C’est aussi à cette époque que se développe, en parallèle d’une expansion économique considérable due aux travaux d’aménagement de ce bras du Danube, à l’installation de la C.E.D. sur le Bas-Danube avec son siège à Galaţi, à la construction d’infrastructures (ateliers, hôpital…) et à la présence d’une partie de son personnel technique à Sulina, le concept d’Europe unie qui se manifeste par un esprit de tolérance et de coexistence pacifique multiethnique.

Selon un recensement de la fin du XIXe siècle le port et la ville sot alors peuplés de 4889 habitants parmi lesquels on compte 2056 Grecs, 803 Roumains, 546 Russes, 444 Arméniens, 268 Turcs, 211 Austro-Hongrois, 173 Juifs, 117 Albanais, 49 Allemands, 45 Italiens, 35 Bulgares, 24 Anglais, 22 Tartares, 22 Monténégrins, 21 Serbes, 17 Polonais, 11 Français, 7 Lipovènes, 6 Danois, 5 Gagaouzes, 4 Indiens et 3 Égyptiens ! Ont été également recensés sur la ville 1200 maisons, 154 magasins, 3 moulins, 70 petites entreprises, une usine et un réservoir pour la distribution d’eau dans la ville dont la construction a été financée par la reine des Pays-Bas venue elle-même en visite à Sulina, une centrale électrique, une ligne téléphonique de Tulcea à Galaţi, une route moderne sur une longueur de 5 miles, deux hôpitaux et un théâtre de 300 places.

L’hôpital de Sulina construit par la C.E.D., photo Danube-culture © droits réservés

Le nombre d’habitants variera entre les deux guerres de 7.000 à 15.000, variation due aux emplois liés aux productions annuelles de céréales qui étaient stockées au port de Sulina et chargées sur des cargos pour l’exportation, en majorité pour l’Angleterre. Ces activités commerciales engendrent l’arrivée d’une main d’oeuvre hétérogène de toute l’Europe y compris de Malte.

Le système éducatif éducatif est assuré par 2 écoles grecques, 2 roumaines, une école allemande, une école juive, plusieurs autres écoles confessionnelles, un gymnase et une école professionnelle pour filles ainsi qu’une école navale britannique. Les monuments religieux sont au nombre de 10 : 4 églises orthodoxes (dont 2 roumaines, une russe et une arménienne), un temple juif, une église anglicane, une église catholique, une église protestante et 2 mosquées.

9 bureaux ou représentations consulaires ont été ouverts : un consulat autrichien, les vice-consulats anglais, allemand, italien, danois, néerlandais, grec, russe et turc. La Belgique dispose d’une agence consulaire. Les représentants consulaires fondent un club diplomatique.

   D’importantes compagnies européennes de navigation ont ouvert des bureaux  et des agences : la Lloyd Austria Society (Autriche), la Deutsche Levante Linie (Allemagne), la Compagnie grecque Égée, la Johnston Line (Angleterre), la compagnie Florio et Rubatino (Italie), la Westcott Line (Belgique), les Messageries Maritimes (France), le Service Maritime Roumain… Les documents officiels sont rédigés en français et en anglais, la langue habituelle de communication étant le grec. Une imprimerie locale édite au fil du temps des journaux comme la «Gazeta Sulinei»,le «Curierul Sulinei»,le «Delta Sulinei» et les «Analele Sulinei»…


Les activités économiques déclinent avec la Première Guerre Mondiale et reprennent à la fin du conflit, la Roumanie ayant obtenue la Transylvanie et la Bessarabie. Les empires autrichiens et ottomans ont disparu.  Après quelques années favorables Sulina connaît une sombre période avec la perte de son statut de port franc en 1939 et avec la dissolution de la C.E.D. voulue par l’Allemagne. Les représentations consulaires ferment. Devenue objectif stratégique la ville est bombardée par les Alliés le 25 août 1944, bombardements qui conduisent à la destruction de plus de 60 % des bâtiments.

Cimetière multi-confessionnel de Sulina, photo Danube-culture © droits réservés

Une nouvelle Commission du Danube est créée à Belgrade en août 1948. Cette institution succède à la Commission Européenne du Danube instaurée par le Traité de Paris de 1856 et à la Commission Internationale du Danube. Le Danube est toutefois coupé en deux blocs comme le continent européen. De plus la construction pharaonique du canal entre Cernavodă et Constanţa imposée par les dirigeants communistes et qui ne sera achevé qu’en 1989, permettra aux navires de rejoindre directement la mer Noire par Constanţa en évitant Sulina et le delta du Danube.

Le palais de la Commission Européenne du Danube, occupé aujourd’hui par l’Administration Fluviale Roumaine du Bas-Danube, photo Danube-culture, © droits réservés

Le même régime communiste roumain d’après guerre tentera également d’effacer les souvenirs de la longue présence (83 ans) de la Commission Européenne du Danube dans la ville. Le patrimoine historique de la C.E.D. est heureusement aujourd’hui en voie de rénovation grâce à des fonds européens.

Maison du marin et écrivain Jean Bart, photo Danube-culture © droits réservés

   Le recensement de 2002 établissait le nombre d’habitants à à 4628 habitants soit un déclin de 20% de la population au cours des 12 dernières années, déclin du au marasme de la vie socio-économique de l’ancien port-franc, au manque de dynamisme politique local malgré une fréquentation touristique en hausse.

Sources :
voci autentico româneşti
https://www.voci.ro/

Le Congrès et le Traité de Paris de 1856 : quand le Danube acquiert (enfin) le statut de fleuve international

Napoléon III qui veut jouer un rôle d’arbitre en Europe, offre ainsi à la France une revanche sur l’humiliant Congrès de Vienne de 1815 et aux défaites des armées napoléoniennes. Il fait se réunir à Paris les ministres des Affaires Étrangères de la Russie, de la Turquie, de la Grande-Bretagne, du Royaume de Piémont-Sardaigne, de l’Autriche et de la Prusse sous la présidence de son ministre français des Affaires Étrangères, le comte Colonna-Walewski (1810-1868), lui-même fils naturel de Napoléon Ier.

Les décisions prises qui font l’objet d’un traité signé le 30 mars 1856, sont les suivantes :
la mer Noire est neutralisée, l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman est garantie, le sultan accepte l’égalité de ses sujets chrétiens et musulmans, les principautés de Moldavie et de Valachie deviennent autonomes (premier pas vers la future Roumanie). Le Danube avec son delta (ses embouchures comme il est stipulé dans le traité) acquiert le statut de fleuve international.

Art. 15. L’Acte du Congrès de Vienne ayant établi les principes destinés à régler la navigation des fleuves qui séparent ou traversent plusieurs États, les Puissances Contractantes stipulent entre elles qu’à l’avenir ces principes seront également appliqués au Danube et à ses embouchures. Elles déclarent que cette disposition fait désormais partie du droit public de l’Europe, et la prennent sous leur garantie.

   La navigation du Danube ne pourra être assujettie à aucune entrave ni redevance qui ne serait pas expressément prévue par les stipulations contenues dans les articles suivants. En conséquence, il ne sera perçu aucun péage basé uniquement sur le fait de la navigation du fleuve, ni aucun droit sur les marchandises qui se trouvent à bord des navires. Les Règlements de police et de quarantaine à établir pour la sureté des États séparés ou traversés par ce fleuve seront conçus de manière à favoriser, autant que faire se pourra, la circulation des navires. Sauf ces Règlements, il ne sera apporté aucun obstacle, quel qu’il soit, à la libre navigation.

   Le peintre Édouard-Louis Dubufe (1819-1883) est mandaté pour immortaliser ce moment historique. La scène est évidemment soigneusement agencée. Elle a lieu au Ministère des Affaires Étrangères français, dans l’ancien salon des Attachés rebaptisé salon du Congrès, en hommage au Congrès de Paris. On voit sur la cheminée un buste de l’empereur Napoléon III, et, accroché au mur de droite, un portrait de l’empereur Napoléon Ier.

De gauche à droite : Calillo Benso comte de Cavour (1810-1861), Président du Conseil et Ministre des Finances du Roi de Sardaigne Victor-Emmanuel II de Savoie, le baron Cowley (1804-1884), Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la Reine d’Angleterre Victoria, le comte Karl Ferdinand Graf von Buol-Schauenstein (1787-1865), Ministre de la Maison et des Affaires Étrangères de François-Joseph Ier d’Autriche, le comte Alexeï Fiodorovitch  Orloff (1787-1862), Membre du conseil de l’Empire et Aide de camp général du Tsar, derrière la table, le baron François-Adolphe, baron, puis comte de Bourqueney (1799-1869), Envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire de France à Vienne, le baron Joseph Alexander von Hübner (1811-1892), debout, Envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire de l’Empereur d’Autriche, devant lequel est assis le baron Edwin Freiherr von Manteuffel (1809-1885), Président du Conseil et Ministre des Affaires Étrangères de Frédéric-Guillaume IV, Roi de Prusse, à côté duquel se trouve, assis, le comte Colonna-Walewski, Ministre Secrétaire d’État au Département des Affaires Étrangères ; viennent ensuite Mehmed Emin Âli Paşa (1815-1871), Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la Porte ottomane et Grand Vizir de l’Empire ottoman, se retournant vers Benedetti, Directeur des Affaires Politiques au département des Affaires Étrangères, le comte de Clarendon, Principal Secrétaire du Roi d’Angleterre au Département des Affaires Étrangères, assis et se retournant vers Mehmed Emin Âli Paşa.
De droite à gauche, les personnages fermant la composition sur la droite du tableau sont : Salvatore Raimondo Gianluigi, marquis di Villamarina (1808-1877), Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire du roi de Sardaigne, le comte Edmund Gottfried Cornelius Hubert von Hatzfeldt-Wildenburg-Schoestein (1798-1874), Envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire du Roi de Prusse, enfin le baron Philipp de Brunnow (1797-1875), Envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire du Tsar de toutes les Russies.

   Comme le remarque l’historien Pierre Angrand : « L’inspecteur Dubois ne fut pas tout à fait satisfait de cette présentation où cependant Dubufe a réparti chaque diplomate au rang convenable, selon l’importance des puissances qu’ils représentent. Tous semblent irrémédiablement atteints d’inertie ; ils semblent poser, fixés et sans vie, devant celui qui les a mis en place. »
« L’État Mécène…  1851-1860 « , Gazette des Beaux-Arts, tome LXXI, 1968

 « En s’attaquant à cet épisode majeur de l’histoire diplomatique du Second Empire, Dubufe, peintre de portraits mondains, abordait non sans audace le grand genre de l’histoire contemporaine inauguré sous le Premier Empire par Gros et David. Et de fait, ce sujet commandé par l’administration impériale en 1856 devait être traité avec le même souci de grandeur et de vraisemblance que les scènes militaires exécutées pour les galeries historiques de Versailles par d’autres artistes. Du point de vue de l’exécution, ce vaste portrait de groupe témoigne d’ailleurs d’un métier excellent et, du point de vue de la composition, relève du tour de force, mérites que perçurent les contemporains du peintre lorsque l’œuvre fut exposée – et admirée par Napoléon III – au Salon de 1857 (n° 819). »

Sources :
Robert FOHR et Pascal TORRÈS, « La fin de la guerre de Crimée », Histoire par l’image [en ligne], consulté le 20 Avril 2018. URL : http://www.histoire-image.org/fr/etudes/fin-guerre-crimee

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