La « Casa Avramide », trésor patrimonial et architectural de Tulcea et de la Dobroudja roumaine

  la villa a été bâtie à la fin du XIXe siècle pour Alexandru (Alexis) Avramide (Avramides, 1855 ou 1857-1941), un entrepreneur prospère de la région d’origine grecque, propriétaire de moulins, d’ateliers, de locaux commerciaux, d’une usine de transformation du bois ainsi que de vastes territoires agricoles.

Alexandru (Alexis) Avramide, 1855 ou 1857-1941), photo sources ICM de Tulcea

   Alexandru (Alexis) Avramide était arrivé à Tulcea dans les années 1850, animé par une ambition et une ténacité qui feront de lui l’un des habitants les plus riches de la Dobrogée du nord. Il invite à Tulcea vers 1890, pour la construction, de sa maison deux artisans-maçons italiens et leur confie la réalisation de sa luxueuse résidence dont il souhaite faire un des symboles de sa réussite économique et de la prospérité de sa famille.

La Cathédrale orthodoxe saint-Nicolas, photo © Danube-culture, droits réservés

Cette villa, idéalement située au centre de la ville, en face de la cathédrale orthodoxe saint-Nicolas, devient le bâtiment le plus élégant de Tulcea. Son escalier monumental en marbre, ses pièces spacieuses aux matériaux nobles, ses plafonds peints, ses portes à deux baldaquins et aux proportions élégantes sont richement décorés, illustrant le talent des artisans sollicités et le goût de son propriétaire.

La casa Avramide avant sa restauration, sources ICM Tulcea

   La « Casa Avramide » est confisquée en 1948 par le régime communiste et devient alors le siège du comité démocrate grec. La création du musée du « Delta du Danube » est signée le 14 novembre 1949 et son inauguration officielle a lieu le 1er mai 1950. Le musée occupe d’abord deux des principales salles de la villa. l’Inspectorat scolaire du judets de Tulcea y installe également ses bureau en 1952-1953. La première réorganisation du musée se fait en 1957. L’entresol est ouvert au public en 1959. Une section archéologique et ethnographique est été inaugurée et travaille dans les locaux jusqu’en 1962.

Photo © Danube-culture, droits réservés

   Au début de 1964, après la construction d’un aquarium au rez-de-chaussée et la constitution d’une collection consacrée à la biologie ainsi que d’un herbier volumineux, la « Casa Avramide » est entièrement réaménagée pour abriter le Musée des Sciences Naturelles.

Façade extérieure avec le blason de la famille Avramide, photo © Danube-culture, droits réservés

   Elle a été récemment réhabilitée dans le cadre du projet intitulé « Rénovation et réhabilitation de deux bâtiments appartenant à la municipalité de Tulcea » et inclus dans des circuits touristiques régionaux grâce à l’aide du Judets de Tulcea et à des fonds européens.

Photo © Danube-culture, droits réservés

   La villa abrite désormais le siège de l’ICEM et accueille également une exposition d’éléments contemporains liés à l’histoire récente de Tulcea, à l’histoire de la famille Avramide et aux collections patrimoniales de l’Institut de recherche- écomuséal « Gavrilă Simion ».

Sources : Institutul de Cercetări Eco-Muzeale „Gavrilă Simionˮ, Tulcea
www.icemtl.ro

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour mai 2023

Détail des boiseries, photo © Danube-culture, droits réservés

Tulcea, la ville aux sept collines

« Le soir, vers cinq heures, on s’arrêtait à Toultcha, l’une des plus importantes villes de la Moldavie. En cette cité de trente à quarante mille âmes, où se confondent Tcherkesses, Nogaïs, Persans, Kurdes, Bulgares, Roumains, Grecs, Arméniens, Turcs et Juifs, le seigneur Kéraban ne pouvait être embarrassé pour trouver un hôtel à peu près confortable. C’est ce qui fut fait. Van Mitten eut, avec la permission de son compagnon, le temps de visiter Toultcha, dont l’amphithéâtre, très pittoresque, se déploie sur le versant nord d’une petite chaîne, au fond d’un golfe formé par un élargissement du fleuve, presque en face de la double ville d’Ismaïl. Le lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant Toultcha, et s’aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur est dite la branche de Toultcha ; la seconde, plus au nord, passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s’être ramifiée en cinq chenaux. C’est ce qu’on appelle les bouches du Danube. Au delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie, qui, pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral de la mer Noire. »
Jules Verne, Kéraban-le-têtu, 1882

Tulcea 1771, lors de la guerre russo-turco-polonaise de 1768-1774 pendant le règne de Catherine II de Russie, guerre qui se termine le le Traité de Kutchuk-Kaïrnadji (Bulgarie) attaque de la ville alors ottomane par le général Weismann commandant la cavalerie de l’armée russe. 

La Dobrogée et le delta du Danube sont habités depuis l’ère paléolithique mais Tulcea, qui porte dans l’Antiquité le nom d’Aegyssos ou Aegyssus, a été probablement fondée au VIIIsiècle av. J.-C. par des tributs daces et/ou gètes auxquelles succèdent des navigateurs grecs qui établissent plusieurs comptoirs dans le delta du Danube. Lors de ses conquêtes en Europe orientale au Ier siècle ap. J.-C, Rome intègre la Dobrogée à son territoire sous le nom de province de Mésie inférieure. Des légionnaires bâtissent sur une colline la citadelle de Caestrum Aegyssus.

Fouilles archéologiques sur le site du Caestrum d’Aegyssus, photo © Danube-culture, droits réservés

   C’est à partir de cet emplacement que la ville se développe peu à peu. Point stratégique pour la navigation sur le Danube, Tulcea sert aussi de base à la Classis, une flotte romaine qui surveille et protège la frontière avec les peuples barbares (Limes) puis aux bateaux de l’Empire byzantin et à ceux de la République de Gêne. Après Rome et Byzance la ville appartiendra à l’Empire bulgare. Elle passe brièvement entretemps sous domination russe et tatare, tombe à la fin du XIVe siècle sous le joug du voïvode de Valachie Mircea Ier l’Ancien ou Mircea cel Bătrân (env. 1355-1418) avant d’être conquise en 1416 par l’Empire ottoman et de rester sous son joug  jusqu’en 1878. Tulcea est alors attribuée à la Roumanie au moment du partage de la Dobrogée.

portul-tulcea

Le port de Tulcea autrefois 

La cité connaîtra un essor rapide dès son intégration au réseau ferré roumain (1925). Elle entrera ensuite, après la seconde guerre mondiale, dans une longue léthargie pendant la dictature communiste qui, comme dans tant d’autres lieux de ce pays, détruit consciencieusement le centre ville et une partie de son patrimoine historique pour « reconstruire » selon d’étranges canons esthétiques des immeubles au style déprimant.

Une architecture communiste inesthétique a largement défiguré le centre ville. Sur la droite, à l’arrière-plan, le minaret de la vieille mosquée. Aujourd’hui la « Faleza est réaménagée sans pour autant que sa physionomie ait beaucoup changé photo © Danube-culture, droits réservés

Tulcea et la Dobrogée abritaient autrefois des moulins à vent. Dès le XIXsiècle s’installent des chantiers navals (qui existent encore aujourd’hui sous le nom de VARD Tulcea et appartiennent à l’armateur italien Fincantieri, présent également sur le Danube roumain amont à Brǎila). La Commission Européenne du Danube (CED) avait localisé à Tulcea une partie de ses activités tout en ayant son siège à Galaţi. Des industries de pêche, de conserveries de poissons et de légumes se sont également implantées et développées, activités auxquelles se sont jointes par la suite une petite industrie et beaucoup plus récemment un tourisme encore saisonnier qui se disperse depuis Tulcea dans les bras du delta et jusqu’à la mer Noire. De nombreux pécheurs la fréquentent. Du port de Tulcea partent ou accostent certains grands bateaux de croisière qui naviguent sur le Danube. Le siège de l’administration de la réserve de biosphère du delta du Danube se trouve sur la falaise (ARBB).
Le fleuve qui, peu après Tulcea, se divise en plusieurs bras, s’éparpille et forme un impressionnant labyrinthe naturel, refuge d’une incroyable faune et flore sauvage, en poursuivant son chemin vers la mer. Cette proximité invisible du delta donne à cette dernière grande ville danubienne, malgré une architecture que la municipalité tente désespérément d’égayer en rénovant et en repeignant certains immeubles du centre-ville, une atmosphère au parfum presque méridional. Le voyageur éprouve la sensation singulière d’être à la frontière d’un autre monde, d’un univers à la fois proche et mystérieux dessiné par le fleuve et ses alluvions. Le delta représente l’ultime étape d’un fleuve qui semble vouloir effacer les certitudes du relief, des paysages et des cultures traversés et façonnés jusque là.

Départ pour une pêche (miraculeuse ?) dans le delta, photo © Danube-culture droits réservés

Le port et la promenade le long du Danube (Faleza), lieu de rendez-vous de départ et d’arrivée des bateaux et vedettes pour Sulina, Chilia Veche, Sfântu Gheorghe et les villages disséminés dans le delta, offre un regard sur tout ce qui se passe sur l’eau et les innombrables embarcations qui circulent. Le parc du monument de l’indépendance qui abrite le Musée d’histoire et d’archéologie et les fouilles de la cité d’Aegyssus domine la ville et la zone industrielle orientale.

Photo © Danube-culture, droits réservés

Ferries, bacs, cargos, paquebots anciens et nouveaux-nés des chantiers navals, barques de pêche, se dispersent ou se rassemblent en un manège permanent, s’approchant et s’éloignant inlassablement des deux rives et des embarcadères, des esplanades où se pressent, se promènent, se mélangent joyeusement pendant la belle saison touristes, scientifiques, naturalistes, ornithologues, archéologues, pêcheurs et habitants de la ville et des environs.

La mosquée de Tulcea (Geamia Azizie), symbole d’une longue domination ottomane, photo © Danube-culture, droits réservés

Tout en étant aujourd’hui majoritairement roumaine, Tulcea abrite des minorités bulgares, turques musulmanes, grecques, roms, russes, lipovènes (Vieux Russes) et ukrainiennes comme en témoignent divers édifices religieux.

La cathédrale orthodoxe Saint Nicolas, photo © Danube-culture, droits réservés

Les bateaux et hydroglisseurs qui partent de Tulcea permettent de rejoindre tous les villages du delta accessibles par le fleuve sur ses trois bras principaux ainsi que la petite ville de Sulina : le bras de Sfântu Gheorghe au sud, celui de Sulina au centre, aménagé et rectifié par la Commission Européenne du Danube, et celui septentrional de Chilia, bras faisant office de frontière entre la Roumanie et l’Ukraine. Le port abrite également une base de pilotage pour les gros navires.

Un des bateaux semi-rapides de la compagnie Navrom qui desservent le delta depuis Tulcea, photo © Danube-culture, droits réservés

Il est nécessaire pour chaque personne souhaitant visiter le delta d’acheter un permis valable le temps du séjour. Ce permis est en vente aux comptoirs de la compagnie Navrom ou à l’ARBDD. ( www.ddbra.ro)

Eric Baude © Danube-culture, mis à jour février 2023, droits réservés 

Bibliographie :
ARITON, Nicolae C. Tulcea, The exquisite Romantic and Nostalgic Traveler’s Guide, ZOOM print & copy center, Iași, 1976
POSTELNICU, Valentina, Tulcea in documente de archivă, Ed. Ex Ponto, Tulcea, 2006
VRABIE, Sofia, Sfinxul Deltei, Municipul Tulcea, Ghid turistic, Harvia S.R.L., Tulcea, 2005

www.navromdelta.ro
Plusieurs types de bateaux plus ou moins rapides pour le delta. Horaires suivant la saison disponibles sur le site.

Office de Tourisme de Tulcea
Strada portului (rue du port)

Photo © Danube-culture, droits réservés

Centre National d’information et de promotion touristique de Tulcea
www.cnipttulcea.ro

Culture/environnement

Centre d’informations de l’ARBDD
N° 34a, strada portului
Exposition sur la biodiversité du delta et ses populations mais aussi nombreuses informations sur le site concernant les autorisation nécessaires pour se rendre dans le delta, les horaires et les destinations des bateaux, les excursions et l’hébergement (bureau de tourisme Antrec).
www.ddbra.ro

Villa Avramide, siège de l’ICEM, photo © Danube-culture, droits réservés 

Villa Avramide, photo © Danube-culture, droits réservés

ICEM, Institut de Recherches Éco-muséales
Cet institut réputé et logé dans la superbe villa Avramide qu’on peut visiter regroupe plusieurs musées de Tulcea et sites historiques de la Dobrogée (Centre écotouristique de Tulcea, Musée des Arts, Musée d’Ethnographie et d’Art Populaire, Musée d’Histoire et d’Archéologie, Villa Avramide, Monument paléochrétien de Niculiţei, forteresse d’Halmytis, Musée du Vieux-phare de Sulina, Forteresse médiévale d’Enisala, Gospodăria Țărănească conservată « in situ », Enisala, Mémorial Panaït Cerna). Bibliothèque possédant un fonds de 50 000 volumes dont des manuscrits et éditions anciennes.
www.icemtl.ro

Centrul Ecoturistic Tulcea (Centre écotouristique de Tulcea, ancien Musée d’Histoire Naturelle)
N°1, strada 14 Noiembrie (1 rue du 14 novembre)
Un complexe muséal avec un aquarium présentant la faune, la flore et les spécificités environnementales du delta du Danube. Salles de projection video, salles de conférence…

Museul  de Ethnografie şi Artǎ Popularǎ (en cours de rénovation)
N° 2, strada 9 Mai
Collection de costumes, de meubles, traditions régionales

Museul de Artǎ
N° 2, strada Grigore Antipa
Belle collection d’oeuvres de grands peintres et sculpteurs roumains et d’artistes régionaux, icônes, peinture sur verre, meubles et objets de l’occupation turque dans un bâtiment avenant.
Expositions permanentes et temporaires.

 Magdalena Chersoi, Delta, photo © Danube-culture, droits réservés 

Musée d’Histoire et d’Archéologie
Parc archéologique Aegyssus IV
Parc du Monument de l’Indépendance

La gare maritime et les guichets de Navrom, photo © Danube-culture, droits réservés

Photo © Danube-culture, droits réservés

François Maspero : Coucher de soleil sur le delta (Balkans Transit)

« Notre bateau descendait très lentement le fleuve. Ce n’était pas une croisière, les deux ou trois cents passagers avaient une destination bien précise et étaient attendus par une foule à chaque gare fluviale. Des hommes serrés sur des bancs de la plage arrière parlaient fort en renouvelant sans fin leurs bouteilles de bière, des femmes en fichus de couleurs s’entassaient dans les coursives et dans l’entrepont, souvent accroupies sur le sol à côté d’amoncellement de valises et de paniers ficelés. Et, partout, on butait sur les bouteilles vides, on piétinait les épluchures noires recrachées des graines de tournesol et de citrouille.
Après Galati et le confluent du Prut qui remonte vers la Moldavie, le fleuve atteint parfois plusieurs kilomètres de large. En face de nous, l’Ukraine. Les hauts arbres masquant le pays, toujours des miradors, puis soudain, un immense port sans vie apparente, et des dizaine et des dizaine de cargos rouillés, enchaînés en file, proue pointées vers l’amont, qui ne reprendront jamais leur route. À Tulcea, le Danube se sépare en plusieurs bras pour gagner la mer : l’un va vers le nord et Izmaïl, le grand port ukrainien. Notre bateau a pris celui de Sulina qui fut longtemps l’axe le plus fréquenté, avant le percement du grand canal Danube-mer Noire débouchant à Constanza, commencé sous la terreur stalinienne, abandonné puis repris sous Ceauşescu avec des moyens plus modernes et sans prisonniers politiques.

Le Danube à Tulcea, photo © Danube-culture, droits réservés

À partir de Tulcea, l’estuaire se fait si marécageux qu’il n’y a plus de route, et notre bateau devenait définitivement le seul moyen de transport en commun. De temps à autre, une vedette bricolée filait avec quelques touristes ou des cadres pressés. La chaleur, la bière, le bercement du fleuve ont fait taire les conversations. Des tentacules aquatiques s’enfonçaient dans la végétation. Quelques villages aux maisons basses. Parfois, très rarement, un cargo turc ou ukrainien remontant au ralenti.
Debout sur une sorte de grosse bouée en plein milieu du canal, un homme en combinaison orange régulait à grand geste la circulation inexistante : un cargo naufragé barrait la plus grande partie du passage. Naufrage mystérieux d’une cargaison non moins (officiellement) mystérieuse qui venait dit-on, d’Odessa et faisait route pour Belgrade… L’épave était là depuis trois ans, et les travaux de dégagement ne faisaient que commencer.
Vols d’échassiers, hérons immobiles sur la berge, conciliabules de pélicans bavards (enfin supposés tels, car à cette distance…), quelques canots à rames qui traversaient vers une destinations inconnue, toujours masqués par les rideaux d’arbres… Cinq heures après avoir quitté Tulcea, le bateau était maintenant presque vide. Dans la réverbération du soleil couchant, eau grise et ciel se confondaient. Se sont dessinés enfin une tour, une grue, quelques immeubles du genre HLM : Sulina, bourgade du bout du fleuve. Et plus loin encore, une ligne sombre : la mer Noire.

Ambiance nocturne des quais de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

« La Commission européenne instituée par le Traité de Paris du 30 mars 1856 pour améliorer la navigabilité des embouchures du Danube a construit ces digues et ce phare achevés en novembre 1870. Les Puissances signataires du Traité ayant été représentées successivement par … » suit la liste des noms des mandataires de « l’Autriche-Hongrie, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Confédération d’Allemagne, la Sardaigne et l’Italie, la Turquie ». Cette plaque apposée sur une maison carrée en pierre grise qui abrite encore la capitainerie du port ne pourrait mieux évoquer le sort des peuples de la région et légitimer leur sentiment d’avoir été constamment dépossédés de leur histoire. On y trouve en effet deux absents. La Russie — elle venait de perdre la guerre de Crimée et donc de dire temporairement adieu à ses visées sur l’au-delà du fleuve — et surtout cette Roumanie qui n’était encore ici, en 1856, que la Valachie : la seule population présente sur ces confins n’a pas eu à participer aux décisions des cours européennes qui l’intéressaient au premier chef…
Pendant les trois jours que nous avons vécu à Sulina, seuls sont passés sur le fleuve deux cargos qui ont accosté pour les formalités de douane. Des autorités vaguement galonnées montaient à bord pour en redescendre un peu plus plus tard, un peu titubantes. Un planton était mis en faction devant la passerelle. Les marins contemplaient mélancoliquement du pont l’unique quai déserté, c’est-à-dire la berge surélevée, les maisons basses, les quelques tavernes fermées, les rues où passaient plus de chiens que d’enfants, les magasins vides, le marché où l’on ne trouvait que quelques blocs de fromage blanc, des pommes de terre rachitiques et ridées de l’automne précédent. Au troisième jour, les rares passants nous saluaient dans la rue comme de vieilles connaissances. Nous étions les seuls clients de l’hôtel moderne dont la chaufferie solaire n’était déjà plus qu’un tas de tuyaux crevés ; nous avions dû refuser trois chambres car il y manquait toujours quelque chose, la moustiquaire, l’eau au robinet ou l’éclairage. Le soir, une boite de nuit tonitruait en couvrant le chant des grenouilles pour attirer la jeunesse locale, mais où était la jeunesse locale ? Sur les pontons pourris amarrés dans des bras morts où logeaient des Tsiganes au milieu des rats crevés ?
Au-delà s’étendait un no man’s land de dunes, de canaux et d’étendues d’eau croupie, de poutrelle et de blocs de béton dont on ne comprenait pas la destination première. Et au-delà, encore, la mer, qui plus que Noire méritait le nom de Morte, tant le battement mécanique de ses vagues huileuses et sombres imitait maladroitement la respiration marine. « Beach ! » nous ont crié des jeunes filles. Elles ont disparu derrière des ronciers et nous ne les avons pas revues. Nous avons traversés le cimetière des Lipovènes. Qui sont les Lipovènes ? Une secte de Vieux Croyants persécutés en Russie et venus peupler ce rivage il y a cents ans. Mais encore ? La sage théorie de Klavdij selon laquelle, en voyage, on ne peut prétendre tout savoir et tout apprendre, qu’il faut laisser leur part d’autonomie et de mystère aux histoires que l’on croise, avait décidément du bon — surtout pour nous voyageurs à bout de souffle, qui avions l’impression d’être arrivés sur la fin d’un monde.
Des coques de bateaux échoués émergeaient des champs qui masquaient les eaux. Le soir tombait, c’était l’heure où la lumière qui s’enfuit exalte la passion photographique de Klavdij. Une proue noire se dressant très haut, nue, lui a fait oublier le temps, l’endroit, toute autre repère que cette forme enfoncée comme un coin géant dans le ciel, solitaire, lyrique, incarnant à la fois la désolation infinie et la pérennité du passage des hommes. Il l’a photographié longuement, puis a sauté d’une épave échouée en pleine terre à l’autre avec une frénésie qui lui a fait négliger ce que, moi, j’apercevais au loin : au sud, d’une haute tour de radiophare, nous parvenaient de soudains miroitements ; au nord se dessinaient, j’en étais certain, les tourelles et les mâts gris de bateaux de guerre accostés au ras de l’horizon, et il en émanait d’identiques éclairs rapides : il n’y avait pas de doute, nous étions observés, uniques humains sur ce Finistère. J’ai fini par repérer la silhouette d’un homme, non, de plusieurs, qui nous suivaient à la jumelle. Pour la première fois, j’ai senti monter une sourde angoisse et j’ai fini par la faire, un petit peu, partager à Klavdij, l’arrachant à un sentiment de plénitude dans son travail qu’il avait rarement vécu avec autant d’intensité depuis le début du voyage.
Au bout d’un canal impossible à traverser, c’était enfin la jonction du fleuve et de la mer. En face, très loin, la côte ukrainienne. Du haut d’un mirador, un homme en civil, armé, nous a hélés avant de descendre. D’autres, boueux et hirsutes, sont sortis d’une cabane, se sont approchés, nous ont tendu la main qui ne tenait pas une bouteille de bière : « Ostarojno ! Granitsa ! Opasnïe ! — Attention, frontière, dangereux ! » presque mot pour mot et dans la même langue les paroles que nous avions entendues, il y avait plus d’un mois, au soir de notre arrivée dans le port de Durrës… Étaient-ils gardes frontières, roumains ou ukrainiens, étaient-ils pêcheurs ou contrebandiers, lipovènes ou tsiganes ? L’homme à la Kalachnikov a insisté pour nous ramener en barque à Sulina. Nous avons refusé avec l’obstination du désespoir, pour rebrousser chemin vers l’ouest. Longtemps, sans oser nous retourner, nous avons senti leurs regards nous suivre. Peut-être étions-nous arrivés ici aux bords d’une Europe, encore une autre qui s’affirmait d’emblée, celle-là, abruptement inconnue. »

François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans —Transit, « Coucher de soleil sur le delta », Éditions du Seuil, Paris, 1997

Georges Boulanger, musicien du delta

La famille de Georges Boulanger se consacre à la musique depuis plusieurs générations, ses membres jouant du violon, de la guitare et de la contrebasse à chaque occasion et dans toutes les fêtes et manifestations auxquelles ils se joignent.
Le jeune musicien reçoit une bourse dès l’âge de douze ans et doit partir étudier au Conservatoire de Bucarest. Trois années plus tard, alors qu’il interprète une pièce de Paganini, Leopold Auer (1845-1930), grand violoniste virtuose hongrois (il sera le dédicataire du Concerto pour violon de Tchaïkovsky qu’il refusera toutefois d’interpréter jusque peu de temps avant la mort du compositeur, l’estimant injouable…) et découvreur de jeunes virtuoses, l’écoute avec un grand intérêt. G. Boulanger l’impressionne par sa musicalité et son talent artistique. Aussi L. Auer l’emmène-t-il à Dresde pour qu’il poursuive ses études sous son autorité. Deux années plus tard (1910) son professeur estime que la formation musicale de son protégé est accomplie. G. Boulanger n’est pourtant âgé que de 17 ans. Il reçoit en cadeau de son professeur un violon avec lequel le musicien roumain jouera jusqu’à la fin de ses jours. Auer obtient aussi pour son jeune protégé un contrat de violoniste principal au  “Café Chantant”, le plus huppé des établissements de ce genre à Saint Pétersbourg, un lieu fréquenté par toute l’aristocratie de la ville. Le public russe, féru de musique légère, l’acclame et lui témoigne son admiration.
C’est sur les bords de la Neva que le musicien roumain va trouver son style original, une “musique légère” d’influences diverses, mélange subtil à la fois de musique tzigane, de musique traditionnelle des Balkans et de valses viennoises. Pendant son séjour en Russie il rencontre Ellinorr Paulson, une jeune intellectuelle estonienne, avocate et étudiante en médecine dont il tombe éperdument amoureux.

Georges Boulanger

Georges Boulanger (1893-1958)

Les grands bouleversements politiques de 1917 en Russie l’incitent à rentrer en Roumanie où il accomplit son service militaire et se consacre en parallèle à l’enseignement de la musique et à la composition. Georges Boulanger entretient pendant cette période une riche correspondance avec sa fiancée, restée chez  ses parents en Estonie. Leur passion réciproque est si forte qu’ils décident de se retrouver à Berlin vers 1922/23 et de vivre ensemble. Ellinorr Paullson devient sa femme puis la mère de ses deux enfants, Nora et Georgette. Sa fille Nora perpétuera la tradition familiale et deviendra à son tour une musicienne et compositrice reconnue.
Berlin connaît, au moment où le musicien roumain la rejoint, l’effervescence de l' »Unterhaltungsmusik » (Musique légère) et la ville foisonne de nombreux salons de danse, de cafés, d’hôtels, de cabarets où se produisent de petits orchestres avec un « Stehgeiger », violoniste qui fait la sérénade à toutes les tables de la salle. C’est encore à Berlin qu’il retrouve cette aristocratie russe en exil qui l’avait tant acclamée autrefois à Saint Pétersbourg, une aristocratie qui fréquente assidûment le restaurant Förster.
Après avoir joué pour la première fois  devant  le micro d’une radio (1926), la maison d’édition berlinoise Bote & Bock lui propose un contrat pour publier sept pièces, dont Avant de Mourir (1926), composition qui connaîtra un immense succès avec les paroles de Jimmy Kennedy sous le nom de My Prayer. Fait exceptionnel, cette oeuvre restera à partir de 1958 pendant vingt et une semaines au palmarès des radios américaines. Elle fait partie des musiques des films Les Yeux noirs, Malcom X, La grande escroquerie 2 et October Sky.
G. Boulanger est désormais inscrit sur le bottin berlinois du téléphone en tant que chef d’orchestre. Les journaux, les annonces des hôtels et les salons de musique ne cessent d’afficher “Aujourd’hui concert de G. Boulanger”. Des musiciens juifs, russes, roumains, hongrois et tziganes font partie de ses orchestres. Il est invité en Angleterre et se produit au prestigieux Savoy et au Claridge (1928). Trois ans plus tard, il effectue une tournée dans les grandes villes européennes avec son orchestre de onze musiciens. G. Boulanger enregistre pour différentes maisons de disques et arrive au sommet de sa gloire en Europe. Il restera pendant toute la seconde guerre mondiale en Allemagne et refuse partir aux États-Unis.
Il se retrouve dans le Mecklembourg en 1945, une zone occupée par l’armée Rouge. Les  Américains ayant découvert qu’il était le compositeur de My Prayer, le soustraient du secteur russe.
Ses parents et  beaux parents décédés, G. Boulanger prend la décision de partir en Amérique du Sud (1948), ayant obtenu un contrat pour jouer au Copacabana Palace Hôtel de Rio de Janeiro. Il parcourt triomphalement tout le Brésil puis accepte un premier contrat en Argentine pour Radio Belgrano. Il s’y installe et y demeure jusqu’à sa mort en 1958.
Georges Boulanger a écrit environ 250 compositions. Elles appartiennent pour  la plupart au genre de musique de salon. Leur durée n’excède pas 5/6 minutes, parfois un peu moins. Il s’agit de fox-trots, marches, tangos, one-steps et de toutes sortes de pièces pour danser. La plupart de ces oeuvres sont facilement facilement identifiables à leur titre : Au bord du lac, Le joueur de cornemuse, Fête à Budapest, Idées d’automne… Le musicien s’inspirait de tout ce qu’il entendait autour de lui comme musiques, puisant aussi dans ses humeurs du moment ou dans la musique traditionnelle des Balkans comme pour Légende roumaine, Czardas Roumaines, Rapsodie Hongroise, Danse Hongroise, Chanson et Czardas Hongroises, Intermezzo Russe.
On trouve parmi ses oeuvres les plus célèbres Avant de mourir (My prayer), Afrique, Da Capo, Vision Américaine…

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour avril 2022

Un enregistrement :
Comme -ci, comme-ça, Hommage à Georges Boulanger
Original Salon-Ensemble Prima Carezza
Musique oblige 766, Tudor (1991)

https://youtu.be/jmW2AwUqDSI
https://youtu.be/5gJrCxctIac
https://youtu.be/eDlcqhlzDqQ

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