Johann Strauss Fils

Johann Strauss Junior (1825-1899), le « Roi de la valse » : une brève biographie

   « Ce démon de la musique populaire viennoise tremble au début d’une nouvelle valse comme s’il entrait en transe. Le véritable hennissement que pousse l’auditoire, enivré par la musique plutôt que par la boisson, porte cette passion du virtuose Strauss à un degré angoissant. »
Richard Wagner

« Johann Strauss et la valse, la valse et le monde onirique de l’opérette viennoise, le fameux « Glücklich ist wer vergisst » (« Heureux celui qui oublie ») sont devenus des leitmotiv de cet éloignement de la réalité, de ce retrait dans les apparences accompagné d’une grande exubérance des formes, d’un contenu profondément sentimental qui composaient cet univers de l’époque dite de la « Ringstrasse » (Grand Boulevard) où, derrière une façade tout en lumière, se cachait un monde en voie de disparition… »
Günter Düriegl, Johann Strauss, Musée historique de la ville de Vienne, salles commémoratives de Johann Strauss Vienne 2, Praterstrasse 54

Fils ainé du violoniste et compositeur Johann Strauss père (1804-1849), violoniste et compositeur lui-même, frère de Josef Strauss (1827-1870) et d’Eduard (1835-1916), tous deux également excellent musiciens, oncle de Johann Strauss (petit-fils) (1866-1939),  admiré par Franz Liszt, Johannes Brahms, Richard Wagner, Jacques Offenbach, Arnold Schönberg, Johann Strauss Junior, « Der Königwalzer », « Le roi de la valse » (il ne pouvait y avoir évidemment qu’un seul titre d’empereur dans l’Empire austro-hongrois, c’est pourquoi J. Strauss Junior ne fut jamais surnommé l’empereur mais le roi de la valse !). Il nait dans le quartier viennois de Sankt Ulrich (aujourd’hui Neubau, VIIe arrondissement de Vienne) le mardi 25 octobre 1825.

Plaque commémorative apposée en 1825 sur la maison natale de Johann Strauss junior, Lerchenfelderstrasse 15 dans le quartier de Sankt Ulrich (Neubau).

Il se mariera à trois reprises, tout d’abord en 1862 avec Henriette Treffz-Chalupetzky (1818-1878)1, appelée familièrement Jetty puis après sa mort avec une autre cantatrice, Angelika (Lili) Dittrich (1850-1919)2 dont il se divorce en 1882 pour épouser en 1887 la veuve du banquier Anton Strauß, de plus de trente années sa cadette, Adèle Strauß, née Deutsch (1856-1930)3, après que tous deux aient du se convertir au protestantisme et soient devenus citoyens du royaume de Saxe, Cobourg et Gotha. Le processus de création musicale de Johann Strauss a sans aucun doute été influencé par ses relations avec les femmes.

La cantatrice Henriette Treffz, appelée familièrement Jetty. Lithographie d’August Prinzhofer, 1846

L’actrice Ernestine Henriette Angelika Dittrich (1850-1919), seconde épouse de Johann Strauss Junior

Adèle, « la veuve ennuyeuse » et Johann Strauss Junior

Johann  Strauss Junior prend ses premières leçons de musique (piano, orgue) auprès de Václav Plachý (1785-1858), un musicien et pédagogue d’origine morave, admirateur de Beethoven, organiste chez les Piaristes et pédagogue qui s’est installé à Vienne en 1811. Le jeune artiste fait dès cette époque, ses premières tentatives de composition. De 1837 à 1841, J. Strauss Junior est élève au lycée écossais de Vienne, chante comme enfant de choeur à la paroisse de saint-Léopold dans le quartier de Leopoldstadt. Il étudie (en secret) avec Franz Amon (1803-64), violon solo de l’orchestre de son père puis avec Anton Kohlmann, un violoniste de l’orchestre de l’Opéra de la Cour. Inscrit initialement à la section commerciale de l’Institut polytechnique (1841), J. Strauss Junior quitte l’institution et décide de suivre l’exemple du compositeur et directeur musical Joseph Lanner (1801-1843) qui vient de décéder.

Johann Strauss senior (1804-1849) en 1835 par Josef Kriehuber (1800-1876), collection du Wien Museum 

Sans l’accord de son père Johann Strauss Senior, très contrarié de voir son fils se diriger vers une carrière de musicien, mais avec le soutien de sa mère que son mari a quitté, le jeune homme de 19 ans obtient en juillet 1844 de la municipalité de Vienne l’autorisation de reprendre l’orchestre de J. Lanner, décédé brutalement.

Joseph Lanner (1801-1843)

Il fait ses débuts avec un immense succès en même temps qu’à la grande fureur de son père, lors d’une « Soirée dansante » le 15 octobre au casino Dommayer dans le quartier de Hietzing à proximité du château de Schönbrunn, avec entre autres pièces, son opus 1, la valse « Sinngedichte » qui sera  interprétée pas moins de dix-neuf fois à cette occasion, les opus 2, 3, 4 et la magnifique valse « Loreley-Rheinklänge » composé par son père.

Le casino (café-restaurant) Dommayer dans le quartier de Hietzing, à proximité du château de Schönbrunn. Avec sa salle de danse, l’établissement comptait parmi les plus populaires lieux de divertissement de la ville avec ses soirées de bal endiablées. Après la mort de Ferdinand Dommayer en 1854,  Franz Dommayer prend la relève de son père Ferdinand Dommayer en 1854. Le casino existera à cet endroit jusqu’en 1908, date à laquelle il est démoli laussant la place à un nouvelle établissement le Parkhotel Schönbrunn.

Josef Drechsler (1782-1852), organiste, compositeur prolifique, pédagogue et chef d’orchestre de différents théâtres et qui terminera sa carrière comme maître de chapelle à la cathédrale saint-Étienne, lui donne à cette époque des leçons d’écriture et de basse-continue.
Le jeune musicien, malgré ses premiers succès, ne réussit pas à trouver pas le même large auditoire que celui qui assiste aux concerts de son père, et il doit chercher en 1847-1848 à gagner sa vie et doit effectuer un voyage dans les Balkans. De retour à Vienne, la révolution fait rage. J. Strauss Junior prend le parti des insurgés, à l’inverse de son père avec lequel in n’est pas réconcilié. Il continuera à composer et à interpréter des morceaux « libertaires » après la Restauration ce qui lui vaudra d’être mis à l’index par la cour impériale. Après la mort de son père en 1849, J. Strauss va réunir son orchestre et celui de son père et dirige, à l’exception des services de la cour, dans tous les lieux de représentation qui lui avaient été interdits jusqu’alors. En 1850, il est invité à jouer pour la première fois devant l’empereur François-Joseph Ier lors d’une rencontre impériale à Varsovie et se voit confié deux années plus tard, l’organisation de la musique des nombreux bals de la cour qu’il partage toutefois avec Philipp Fahrbach (1815-85).

Philipp Fahrbach (1815-1885)

La même année, il connait son premier grand succès en tant que compositeur avec son « Annen-Polka », op. 117, et part diriger des concerts en Prusse. La surcharge permanente due aux tournées supplémentaires ainsi qu’aux obligations de composition envers son éditeur Carl Haslinger (1816-1868), l’expose cependant à de graves ennuis de santé et en 1853.

Johann Strauss Junior dirige l’orchestre des concerts du Volksgarten en 1853, dessin de Franz Kaliwoda, Matthias Bäcker, graveur et Carl  Haslinger, éditeur, collection du Wien Museum

Il doit demander à son frère Josef de le remplacer pendant son congé en juillet. En raison des programmes  musicaux conclus pour plusieurs étés avec la direction de la ligne de chemin de fer Saint-Pétersbourg-Pavlovsk, les deux frères, qui se trouvent souvent dans une situation de concurrence difficile, doivent se mettre d’accord sur la répartition des différentes obligations à Vienne.

Jusqu’en 1861, ils organisent ensemble les programmes musicaux des carnavals, Johann séjournant en été en Russie (1856-1865 et 1869) où un véritable culte nait pour sa musique, tandis que Josef dirige les concerts à Vienne. Par la suite, au grand dam de Josef, peut-être jaloux, Johann choisit d’associer associe également son plus jeune frère, Eduard, à l’entreprise familiale. Lors de ses voyages e Russie, Johann Strauss Junior a fait la connaissance en 1858 à Pawlosk  de la jeune musicienne et compositrice russe Olga Wassiljewna Smirnitskaja (1837-1920), âgée de 21 ans et dont le compositeur tombe aussitôt éperdument amoureux et qu’il demandera en mariage. Mais la famille de la jeune femme,  de la haute aristocratie russe, refusera catégoriquement. Olga lui a demandé d’interpréter ses romances, basées sur des vers de célèbres poètes russes, lors des concerts. « Olga, je suis dans tes mains, fais de moi ce que tu veux! » lui écrit-il dans une lettre datée du 31 août 1859. Plusieurs de ses compositions dont la valse « Wiener bonbons » opus 307 seront inspirées par cette idylle tragique pour le musicien viennois.

Olga Wassiljewna Smirnitskaja

J. Strauss Junior est nommé officiellement « Directeur de la musique de bal de la cour impériale » en 1863, ce qui va l’obliger à abandonner ses autres activités à l’exception des concerts au pavillon de musique du restaurant du Volksgarten de Vienne. Les autres services de l’orchestre Strauss étant confiés à ses deux frères Eduard et Josef, Johann Strauss Junior n’apparait plus que sporadiquement comme chef d’orchestre de ses propres oeuvres. En 1864, les « Morgenblätter », op. 279, inaugurent la série des grandes valses, dont le point culminant sera atteint en 1867 avec la suite de valses du Beau Danube Bleu. Cette oeuvre sera donnée pour la première fois le 15 février 1867 à la salle de Diane de Leopoldstadt devant un parterre enthousiaste de 1200 spectateurs. Sur la scène se tiennent plus de 150 chanteurs du « Wiener Männergesang Verein » et derrière le choeur imposant a pris place l’orchestre à cordes militaire du régiment d’infanterie « Roi de Hanovre ».  Johann Strauss Junior, pris ce jour-là par un autre engagement, a laissé la direction musicale à Rudolf Weinwurm (1835-1911). Malgré la médiocrité du texte original qui sera remplacé en 1890 par des paroles du juriste, compositeur et écrivain Franz von Gerneth (1821-1900), membre du « Wiener Männergesang Verein », l’oeuvre est plébiscitée par le public et par les journalistes présents et rejouée une seconde fois.

Manuscrit de la version originale du Beau Danube Bleu

La même année, le musicien désormais célèbre, est invité à diriger à Paris (Exposition Universelle) et à Londres où le public anglais l’acclame mais à l’instigation de sa première épouse Henriette Chalupetzky (1818-1878), il se prépare à passer du statut de directeur musical à celui de compositeur d’opérettes et se fait relever de ses fonctions à la cour en 1871 pour écrire cette même année sa première opérette, « Indigo et les 40 voleurs » une oeuvre créée au « Theater an der Wien ». La collaboration avec Richard Genée (1823-1895), par la suite son collaborateur musical et librettiste avec Friedrich Zell (1814-1881), sera déterminante. En 1872, J. Strauss Junior se rend en tournée aux États-Unis, dirige ses propres œuvres pendant l’Exposition universelle de Vienne (1873) et donne en 1874 des concerts en Italie puis présente à Vienne son opérette la plus populaire à ce jour, « La Chauve-souris ». En 1875 et 1877, le compositeur est de retour à Paris où son opérette est donnée en français dans une version remaniée et sous le titre « La Tzigane » à l’automne 1877.

La partition originale de la Chauve-souris, précieusement conservée à la bibliothèque de l'Hôtel de Ville de Vienne

La partition originale de la Chauve-souris, précieusement conservée à la bibliothèque de l’Hôtel de Ville de Vienne

Son oeuvre lyrique suivante, « Une nuit à Venise » connait un échec lors de sa création à Berlin (1883) mais est par contre fort bien accueillie en Autriche, notamment grâce à la participation du comédien et excellent ténor Alexander Girardi. (1850-1918).  « Le baron tsigane »(« Der Zigeunerbaron ») créé en 1885, lui offrira le plus grand succès de toute sa carrière de compositeur.

Alexander Girardi, collection du Wien Museum

En 1886, il entreprend une tournée en Russie, accompagné de sa femme Adèle. Sa réputation de compositeur de musique de danse est à son apogée grâce à sa « Valse impériale » (« Kaiser-Walzer », RV 437), écrite en 1889. Sa prédilection pour les longues suites de scènes composées, déjà évoquée dans « Le Baron tzigane », culmine dans ses opéras comiques comme « Le chevalier Pásmán » (1892).

Le succès n’est toutefois pas vraiment au rendez-vous, incitant J. Strauss Junior à revenir à contrecœur à l’opérette. Les festivités organisées à l’occasion de son cinquantième anniversaire en tant qu’artiste (1895) deviennent par contre un grand événement viennois. Le musicien a commencé à séjourner dès l’été à (Bad) Ischl (Tirol), où il achètera l’élégante villa Erdödy en 1897 après avoir vendu sa résidence d’été de Schönau.

La villa du compositeur à Bad ischl

Il fait cette même année dans la station thermale fréquentée par la haute société, une rencontre particulière, celle du roi Chulalongkorn (Rama V) du Siam lors de la visite d’État du Siam en Autriche. La rencontre eut lieu après que le compositeur ait lui-même dirigé l’ouverture de l’opérette Die Fledermaus au théâtre d’Ischl en l’honneur du roi. Sa veuve continuera à fréquenter Bas Ischl après la mort de son mari en 1899. La belle villa, riche du souvenir des séjours de Johann Strauss Junior sera démolie à la fin des années mille neuf cents soixante !

Johann Strauss Junior à son pupitre dans sa villa de Bad Ischl en 1897, photo Bibliothèque Nationale d’Autriche

Johann Strauss Junior dirige à l’opéra « La Chauve-Souris » le 22 mai 1899 puis, obligé de renoncer de diriger d’autres représentations à cause d’un refroidissement, il contracte une pneumonie et meurt le 3 juin 1899. Vienne lui offrira des funérailles dignes du plus haut dignitaire de l’Empire austro-hongrois. L’opérette pasticcio « Wiener Blut » (« Sang viennois »), composée par Adolf Müller junior5 (1839-1901), prétendument avec l’approbation de J. Strauss, est accueillie cette année là avec enthousiasme et entraînera la création de nombreuses autres oeuvres posthumes.
La tombe de Johann Strauss Junior tout comme celles de son père, de ses frères, de Christoph Willibald Gluck, Ludwig van Beethoven, Franz Schubert, Johannes Brahms et de nombreux autres compositeurs,  se trouve au Zentralfriedhof de Vienne dans le carré d’honneur 32 A.

Johann Strauss en 1895, peinture de Franz von Lenbach (1836-1904), collection du Wien Museum

Johann Strauss Junior compte parmi les musiciens les plus populaires et les plus joués de tous les temps dans le monde entier. En tant que compositeur de musique de danse, il réussit, avec son frère Josef, à émanciper la valse de sa fonction première de musique de danse pour en faire un morceau de récital à part entière, destiné aux  grandes salles de concert.  Le compositeur a d’ailleurs rendu hommage à son père et ses prédécesseurs lors d’un banquet donné en son honneur en 1884 : « Les honneurs dont vous me gratifiez aujourd’hui, je les dois à mes prédécesseurs et notamment à mon père. Ce sont eux qui m’ont indiqué le chemin où quelques progrès pouvaient être encore faits : l’enrichissement de la forme musicale. Ceci est mon mérite, mon faible mérite. »
J. Strauss est également l’un des principaux représentants de l’âge d’or de l’opérette qui, dans une époque politiquement délicate pour l’Empire austro-hongrois, avec « La Chauve-Souris » et « Le Baron Tzigane », a su créer une atmosphère de fête incomparable.

Eric Baude pour Danube-culture, droits réservés, mis à jour octobre 2025

houseofstrauss.at
www.johannstraussmuseum.at

Un bateau de croisière nommé « MS Johann Strauss »
www.kreuzfahrtzentrum.at

 Références littéraires :
Il n’existe pas de biographie approfondie du compositeur en français ce qui d’ailleurs en dit long sur le peu d’intérêt que suscite réellement Johann Strauss Junior en France et le malentendu sur sa musique. Peut-être est-ce lié en partie au fait que ses oeuvres ont envouté de nombreux dignitaires nazis (parmi lesquels Adolf Hitler en personne) et qu’ils ont tenté stupidement d’effacer les origines juives de la famille du musicien !
On lira (en allemand) : Thomas Aigner, Stefan Engl, Kyra Waldner, Johann Strauss, ein Leben für die Musik, Wienbibliothek im Rathaus, Theater Museum, Residenz Verlag, Salzburg-Wien 2024
En français : Bénédicte Palaux Simonnet, Johann Strauss et sa famille, bleu nuit éditeur, Paris, 2025

Le « Schrammel quartett » des violonistes et frères Johann et Joseph Schrammel  (sur la photo avec le guitariste (contra-guitare) Anton Strohmayer et le clarinettiste Georg Danze), initiateurs de la musique populaire du même nom et grands amis de Johann Strauss qui adorait leur musique, photo collection du Wien Museum, vers 1885

Notes :
1 J. Strauss Junior avait la connaissance de sa future femme chez le banquier Moritz Ritter von Todesco. Le palais qu’il avait fait construire se trouve encore aujourd’hui à  proximité de l’Opéra d’État de Vienne (Vienne I. Kärtnerstraße 51). Henriette était  alors la maîtresse du baron, d’où son surnom de « baronne Todesco ». Avant de devenir l’épouse de Strauss, elle donna naissance à sept enfants illégitimes. Fille de Joseph Chalupetzky, un ouvrier du quartier viennois de Josefstadt, elle avait une belle voix de soprano et chantait à l’opéra de Dresde avec Wilhemine Schröder-Devrient et au Theater a. d. Wien avec Jenny Lind. J. Strauss la connaissait déjà depuis 15 ans lorsqu’ils se marièrent le 27 août 1862 à la cathédrale Saint-Étienne. Les époux établirent leur résidence principale dans l’actuelle Praterstraße 54, là où la suite de valses « Sur le Beau Danube Bleu » fut composée. Cet appartement a été transformé en un musée dédié au compositeur et à sa musique. L’ancienne cantatrice et ex-maîtresse du baron Todesco se transforma après le mariage en une secrétaire parfaite, une charmante épouse maternelle et une formidable manager qui déchargea son mari de tous les soucis quotidiens, comme par exemple la préparation des tournées de concerts ou la copie des partitions. Henriette meurt le 8 avril 1878 après une attaque cérébrale. Cinquante jours plus tard, Strauss était déjà remarié. C’est à elle que revient le mérite historique d’avoir encouragé son mari à composer des opérettes.
2 Angelica Dittrich, cantatrice allemande est née le 30 mars 1850 à Breslau (Prusse). Elle fut l’élève du chef d’orchestre de la cour Heinrich Proch qui dirigea la représentation inaugurale de « Don Giovanni » dans la nouvelle salle de l’Opéra royal et impérial de Breslau le 25 mai 1850. La cantatrice chercha à être engagée à Vienne au Theater an der Wien avec le soutien du compositeur. Il n’y eut pas d’engagement, mais un mariage ! J. Strauss Junior, de 25 ans plus âgé que Lily, la connaissait déjà d’une époque antérieure sans que sa première femme, Jetty, ne soit au courant de cette relation. Il l’épousa le 28 mai 1878 à l’église Saint-Charles de Vienne (Karlskirche), exactement 50 jours après le décès de Jetty. Le couple s’installe, peu après le mariage, dans le nouveau palais construit selon les idées et les  goûts de sa première épouse, au numéro 4 de la Igelgasse (IVe arrondissement) Johann-Strauss-Gasse 4.
Le mariage ne fut pas heureux, oscillant entre disputes et incompréhension mutuelle. Anna Strauß, une sœur de Johann restée célibataire, a affirmé que Lily avait eu une relation avec Franz Steiner, le directeur du Theater a. d. Wien dont elle devint l’assistante. Curieusement l’opérette « Une nuit à Venise » fut la seule oeuvre lyrique du compositeur à être créée non pas à Vienne mais à Berlin, le 3 octobre 1883 ! Le mariage fut dissous par consentement mutuel le 9 décembre 1882.. Dans les dernières années de sa vie, on la voyait parfois se promener autour de la villa aujourd’hui démolie, achetée par J. Strauss à Schönau bei Leobersdorf, près de Baden bei Wien. Lily mourut dans une grande pauvreté en 1919 dans la station thermale de Bad Tatzmannsdorf (Basse-Autriche).
3 Adele Deutsch, surnommée « Cosima à trois quarts de temps » ou encore « la veuve  ennuyeuse ». Elle même souhaitait être appelée « Madame Johann Strauss ». Adele Deutsch est née le 1er janvier 1856 à Vienne. Elle épouse en 1874 le fils du banquier Anton Strauß qui meurt en 1877. Alors qu’elle n’était pas encore mariée au compositeur, elle portait donc déjà le nom de Strauss et elle se présenta à Johann Strauss comme portant l’un des noms les plus célèbres du monde. Il ne fut pas question de mariage au début en raison de l’opposition de l’église catholique. Mais pour arriver à ses fins J. Strauss dut renoncer à sa nationalité austro-hongroise, devenir citoyen de Saxe-Coburg-Gotha et se convertir au protestantisme. Le 15 août 1887 il épousait Adèle, de 31 ans sa cadette, dans l’église de la cour ducale de Cobourg. Adele prit entièrement en main la vie de son mari. En tant que manager, elle surpassa de loin les initiatives de Jetty. Après le décès de Strauss en 1899, elle fut une administratrice de succession méticuleuse et veilla à la facturation exacte des droits d’auteur qui lui étaient dus. Adele Strauss est décédée en 1930 et la postérité de la composition lui doit aujourd’hui encore la  « Lex Johann Strauss ».
4 Dommayers Casino (Hietzing 13, Hietzinger Hauptstraße 12, plus tard 10-14). En 1787, un serveur du nom de Dick fait construire un café dans le jardin en face du « Kaiserstöckel » de Schönbrunn (aujourd’hui bureau de poste) ou en face de l’église de Hietzing, qui jouissait d’une grande popularité en tant que lieu de  loisir pour les Viennois. En 1815, l’établissement est relié à la ville par un tramway, le terminus étant l’auberge communale à côté de l’église, et à partir de 1817, le  tramway de la « Hietzinger Gesellschaftswagen » (société des tramways de Hietzing) y circule. L’aubergiste de Hietzing, Reiter, achète le café et, après avoir agrandi le local, y construit également un restaurant. En 1823, Reiter cède la propriété à son gendre de 23 ans, fabricant de peignes, Ferdinand Dommayer. Jusqu’en 1832, F. Dommayer rachète les petites maisons du voisinage, les fait démolir et fait construire son casino (« Dommayers Casino »), magnifique batisse selon les critères de l’époque, avec une grande salle de bal. Il est inauguré le 24 juin 1833 avec la participation de la haute société viennoise. C’est à cet endroit que le public entend pour la première fois les « Loreleyklänge » de Johann Strauss (père) et la valse de Lanner « Die Schönbrunner ». C’est aussi au Casino Dommayer que J. Lanner dirige pour la dernière fois de sa vie un concert le 22 mars 1843. Le 15 octobre 1844, Johann Strauss (fils) y débute avec son orchestre nouvellement constitué, dirigeant sa première grande valse, « Die Gunstwerber » qui connait un succès retentissant. Après la mort de Dommayer (1858) et celle de sa veuve, son fils Franz reprend l’affaire. En 1899, la propriété de Dommayer passe dans les mains du  « restaurateur » Paul Hopfner, qui se bat contre la parcellisation prévue des terrains et cherche un moyen d’assurer un aménagement représentatif de la place. Après avoir continué à gérer le casino, il fait démolir l’ancien bâtiment en 1907 et fait construire le Park Hotel. 

Johannes Brahms (1833-1897) peu avant sa mort et Adèle Strauss à Bad Ischl en 1897, photo collection Wien Museum. Le musicien d »Allemagne du Nord et Johann Strauss Junior entretenaient une relation d’amitié et d’admiration réciproque. J. Brahms écrira à l’un de ses amis qui s’apprêtait à visiter Vienne : « Il faut que vous alliez au Volksgarten. Le vendredi soir, Strauss y conduit ses valses. C’est un tel maître de l’orchestre que l’on ne perd pas une seule note de chaque instrument. »  

Vienne et le Danube

« Vienne, Capitale de toute l’Autriche, & célèbre par la résidence qu’y ont fait depuis longtemps les Empereurs. Elle tire son nom du Wien ou Widn, ruisseau qui coule à l’Occident de ses murs. Selon mes propres Observations (car je ne rapporterai que celles que j’ai faites moi-même), elle est au 48. degré & 14 minutes de Latitude. »
Louis Ferdinand Marsigli (1658-1730), Comte de, Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie, Contenant des Observations géographiques, astronomiques, hydrographiques, historiques et physiques ; par  Mr. Le Comte Louis Ferd. de Marsigli, Membre de la Société Royale de Londres, & des Académies de Paris & de Montpellier ; Traduite du latin., [6 tomes], A La Haye, Chez Jean Swart, 1744

   Ce plan appartenant aux Archives d’État de Turin (Archivio di Stato di Torino, « Carte topografiche e disegni, Camerale Piemonte, Tipi articolo 663, Cartella 400) », date probablement des années 1566-1569. Il montre les fortifications de Vienne, avec une  grande partie des paysages fluviaux environnants comme les îles du Danube, le bras viennois du fleuve et son affluent la Wien (à droite). Il s’agit de la plus ancienne carte connue montrant non seulement l’aire urbaine de Vienne, mais aussi  ses environs vus du ciel.

« Vienne est située dans une plaine, au milieu de plusieurs collines pittoresques. Le Danube, qui la traverse et l’entoure, se partage en diverses branches qui forment des îles très agréables ; mais le fleuve perd lui-même de sa dignité dans tous ces détours ; et il ne produit pas l’impression que promet son antique renommée. Vienne est une ville assez petite, mais environnée de faubourg très spacieux ; on prétend que la ville, renfermée dans les fortifications, n’est pas plus grande qu’elle ne l’était quand Richard Cœur de Lion fut mit en prison non loin de ses portes. »
Baronne Germaine de Staël, De l’Allemagne, Londres, 1813, Charpentier, Paris, 1839, préfacé par Xavier Marmier

Niklas Meldeman, Plan iconographie de Vienne 1529/1530

« Dans un cercle formé par les Alpes nordiques, au milieu d’une plaine charmante où les montagnes abaissent doucement leurs sommets sur les bords d’un fleuve majestueux qui se divise en plusieurs bras pour  mieux embellir la campagne, est située la ville célèbre dont nous avons fait connaître, dans le chapitre précédent, les différentes révolutions. Sa situation et ses édifices présentent en quelque sortes  l’image du pays et du gouvernement dont elle est la capitale. En voyant les lignes prolongées de ses fortifications, et l’espace qui la sépare de ses faubourgs, on on peut juger qu’elle est le siège d’une cour militaire. En visitant le palais de ses souverains, dont l’extrême simplicité ne diffère pas de l’habitation d’un particulier, on se figure que ce gouvernement doit être paternel  et économe. En admirant la multitude des beaux édifices, particulièrement des grands palais qui ornent ses places et ses remparts, on conçoit qu’une noblesse riche, magnifique et éclairée y fait son séjour. Enfin la propreté de ses rues, le bon goût de la plupart de ses édifices, les établissements particuliers  de tout genre qui en font partie, les promenades admirables qui les entourent, montrent que les bourgeois et le peuple de cette ville doivent jouir de l’aisance et du bien-être. Toutes ces conditions sont en effet remplies, et il n’est peut-être pas de lieu en Europe où l’on trouve plus l’aspect du bonheur, et où il existe plus réellement. Vienne diffère en cela des autres villes de l’Europe, qu’elle est uniquement habitée par une population de choix. Tout ce qui appartient aux métiers pénibles, aux fabriques répandant une mauvaise odeur, ou même aux travaux quelconques de main d’oeuvre grossière, est reléguée dans les faubourgs, qui sont une véritable dépendance et en quelque sorte les ateliers de la ville. Ainsi rien n’obstrue la circulation des rues où n’en dépare la propreté, et les édifices comme les habitants présentent partout l’aspect de la recherche et du goût. »
Comte Alexandre de Laborde, Voyage pittoresque en Autriche, Tome II, Paris, Imprimerie de P. Didot l’Ainé, 1821, p. 17 (Janska del, Piringer sculpt)

Nicolas de Fer, plan de Vienne, 1705

« Pour peindre Vienne d’un seul mot, je dirai : Vienne, c’est Paris ; et si les Viennois étaient des Marseillais, ils pourraient s’écrier à leur tour : Si Paris avait le Danube, ce serait un petit Vienne ! Vienne c’est donc Paris ; Paris petite ville, Paris où tout le monde se connait, où le nombre des homes dont on s’occupe et des femmes dont on parle est plus restreint, et par conséquent plus connu, plus observé, plus admiré ou plus ridiculisé. La vie de Vienne est disposée pour l’amusement et pour le plaisir. Depuis l’ouvrier jusqu’au millionnaire, c’est la même existence, à des prix différents et à qualité inégale…
Le [café] Sperl, dont on nous avait parlé comme d’un lieu de délices, est un horrible caboulot où l’on danse, où l’on soupe, où l’on chante, et que fréquente une société interlope, qui n’a son équivalent dans aucun pays civilisé.
Une odeur nauséabonde, composée de bière, de jambon, de roastbeef, de vieilles fleurs et de sueur humaine, en même temps qu’une vapeur épaisse, produite par la fumée de deux mille pipes, saisissent le malheureux visiteur à la gorge et l’aveuglent pour quelques minutes. S’il a le courage de persister, après s’être frayé un chemin à travers les bancs et les tables, il se trouve en face d’un orchestre excellent, comme tous les orchestres de Vienne, et qui joue pendant huit heures de suite les valses entraînantes de Johann Strauss et des Polkas de tous les compositeurs allemands, qui sont nombreux.
Sur cette musique, toujours au milieu des tables, de la fumée et des parfums, s’élancent des groupes d’infatigables danseurs de tous les pays, valaques, hongrois, slaves, turcs, monténégrins, car le peuple de Vienne se recrute parmi toutes les nations ; les femmes y sont laides de figure, mais bien faites, richement colorées, et habillées comme des comparses du théâtre Montparnasse. L’indienne et les bijoux d’or faux constituent le vêtement du Sperl. Quelques figures d’étrangers, égarés au milieu de cette cohue, contrastent, par leur ahurissement, avec la gaîté des habituels de ce bal, et les deux portraits de l’empereur et de l’impératrice, placés en évidence, suivent d’un regard mélancolique les ébats de leurs fidèles »
Albert Millaud (1844-1892), Voyage d’un fantaisiste, Vienne, le Danube, Constantinople, Paris, 1873

 Carl Waage (1800-1873), L’exposition mondiale de Vienne en 1873, lithographiée par Heinrich Gerhart

« La ville doit être savourée comme un souper exquis, lentement, avec contemplation, petit à petit ; en effet, il faut être devenu soi-même un peu viennois pour que toute la richesse de son contenu et les délices de son environnement deviennent notre propriété personnelle. »
Adalbert Stifter (1805-1868)

Matthäus Trentsensky (1790-1768), Panorama de Vienne pendant la nuit du 28 au 29 octobre 1848, lithographie, collection du Wien Museum

« Lorsqu’en 1848 François-Joseph prend la couronne impériale, Vienne est encore une ville fermée, entourée par une double enceinte. Les plus anciennes fortifications, qui remontent au XIIIe siècle, s’accolent en fer à cheval au canal du Danube. Elles enserrent la vieille cité avec ses rues étroites, ses palais et ses églises, avec la Hofburg et la cathédrale saint-Étienne. C’est là que se trouve le centre de l’animation, le centre des affaires et de la vie mondaine. Une seconde enceinte qui date du début du siècle est sensiblement concentrique à la première, quoiqu’elle forme une légère pointe remontant la vallée de la Wien. Dans l’intervalle s’étend la ville moderne du XVIIIe et du XIXe siècle. Telle quelle, Vienne n’a encore qu’une superficie de 7 233 ha. En dehors de la seconde enceinte, c’est la campagne. Çà et là, quelques maisons s’étagent dans les vignes. Cependant de l’autre côté du Donaukanal s’étend une petite agglomération déjà compacte entre le Prater et le château impérial de l’Augarten : c’est la Leopoldstadt, la cité juive, d’où à peine arrivés des ghettos de l’Orient sortiront les maîtres du commerce autrichien. Ensuite, des prairies, des espaces couverts de roseaux. Les habitations ne se risquent pas plus avant vers le Danube. C’est que le Danube vagabonde encore en liberté ; il se partage, à la hauteur de Vienne, en une multitude de bras au cours indécis dont le tracé change à chaque inondation. Le fleuve a éloigné l’homme, et, de la même manière, il faut, sur l’autre rive, aller à une certaine distance dans le Marchfeld pour trouver les premiers villages d’Aspern et de Kagran. »

René Brouillet. « L’évolution d’une grande cité et les problèmes actuels de l’urbanisme. L’héritage du passé et l’oeuvre présente de la municipalité viennoise », in : Annales de Géographie, t. 43, n°246, 1934. pp. 610-626
Résistant, diplomate, ambassadeur en Autriche (1961-1963) puis au Vatican, René Brouillet (1909-1992) fut également membre du Conseil constitutionnel et premier directeur de cabinet du Général de Gaulle, premier président de la Ve République.

   « Mélange (prononcé mélannche), ce mot qui désigne le café viennois à la crème, c’était, en ce fin-de-siècle, le mot-clef de la ville entière ; galimafrée de races où déjà la germanique disparaissait sous la cohue slave, turque, juive, ruthène, croate, serbe, roumaine, galicienne ou dalmate. Et les Autrichiens, jusque-là souffre-douleur des plaisanteries bismarkiennes, commençaient à devenir les arlequins d’une sorte de Mardi Gras oriental, dont la capitale constituait le décor permanent.
   Ce carnaval durait d’un bout de l’année à l’autre, à peine interrompu par une deuil de Cour, par une bronchite de l’Empereur, ou par l’écho, dans une des casemates voûtées où était tapie la plus vieille administration du monde, de quelque coup de feu mettant fin à la fin carrière d’un haut fonctionnaire surpris en flagrant délit d’espionnage au profit du tzar.
   Habitée par cent peuples, Vienne 1900 ne se divisait qu’en deux univers : les admis au Palais, les hoffähig, et les exclus. »
Paul Morand, « Vienne 1895 », Fin de siècle, L’imaginaire Gallimard, Paris, 1963

Anton Hlavacek, Vue de Vienne, huile sur toile, 1885

   « On lit sur un panneau de signalisation à l’entrée de Nußdorf, un quartier périphérique de Vienne au bord du Danube : « Dernière métropole danubienne, avant d’arriver à Budapest ». Seul un Viennois peut avoir écrit cette phrase. Le viennois est en effet méchant, il est fâché contre tout, bien évidemment la plupart du temps avec lui-même et la haine est par conséquence sa vertu préférée. Mais si il y a quelque chose que le Viennois déteste encore plus que lui-même et les autres habitants de sa ville défigurée par les cacas de pigeons c’est l’eau. Il n’y a rien que le Viennois abhorre plus que l’eau ! »
Andreas Dusl, « Wien am Inn », Ein etymologischer Essay, Das Wiener Donaubuch, Ein Führer durch Alltag und Geschichte am Strom, Édition S, Wien, 1987

Ravage causé par le débordement du Danube à Vienne

Inondation de Vienne en 1784, gravure colorée de Johann Hieronymus Löschenkohl (1753-1807), sources Wien Museum

   « Ce fut le 28 février en 1784 que le courant du Danube entassait des glaçons d’une énorme grandeur les uns sur les autres. Ce qui arriva surtout aux endroits où le rivage n’était pas trop escarpé. Sur quatre heures le Danube s’accrut à vue d’oeil et une heure après, les eaux montèrent à une hauteur que plusieurs faubourgs étaient inondés. La ville même ne fut pas épargnée de ce désastre. Les flots ayant pénétré jusqu’au marché aux poissons par la porte de la ville près de la tour rouge. »

   Le Danube avec ses inondations répétitives a fait payer jusqu’à un passé récent à la capitale autrichienne et à sa population des quartiers riverains un lourd tribut en vies humaines. Budapest et d’autres grandes et petites villes des rives du Danube ont aussi connu les mêmes catastrophes. Celle de 1838 laissa des traces indélébiles dans la capitale hongroise. C’est que le fleuve et ses humeurs capricieuses ont mis du temps à être maîtrisés.
C’est une des raisons, avec la volonté d’améliorer la navigation et par conséquence de faciliter le transport des marchandises et des passagers, pour laquelle son cours a été sévèrement détourné, rectifié, canalisé, éloigné d’une ville dont la périphérie s’étend aujourd’hui de part et d’autre d’un cours d’eau anthropisé et qui ne ressemble plus à celui d’il y a moins de deux siècles.

Un grand évènement de l’histoire du Danube viennois en forme de revanche contre le fleuve : l’inauguration du Danube canalisé en 1875

Il faut d’abord rappeler que le Danube est aujourd’hui endigué sur la presque totalité de son parcours autrichien et ne retrouve sa liberté qu’en aval de Vienne et ce jusqu’à Bratislava. La partie exclusivement autrichienne de ce tronçon naturel faillit pourtant, elle aussi disparaître dans les années soixante-dix du XXe siècle, avec le projet de construction d’une gigantesque centrale hydroélectrique à la hauteur de la petite cité médiévale de Hainburg (rive droite, PK 1884). Ce projet, soutenu à l’époque par l’ensemble de la classe politique et du monde économique fut heureusement abandonné après la mobilisation de scientifiques, de la population et des écologistes lors d’une campagne de protestation qui déboucha sur un referendum où le non à la construction du barrage l’emporta. Un fleuve « sauvage » et d’une indéniable beauté, irrigue encore entre les deux capitales distantes d’environ 60 km, le magnifique territoire du Parc Naturel des Prairies Alluviales Danubiennes, situé en grande partie sur sa rive gauche, depuis les faubourgs de Vienne et le port pétrolier de la Lobau jusqu’au confluent de la March (Morava) avec le Danube, confluent situé à la frontière austro-slovaque et aux pieds des ruines de la forteresse médiévale de Devín.

De nombreux bras morts et des anciens canaux inachevés irriguent le Parc National des Prairies Alluviales Danubiennes, ici dans la Lobau, photo © Danube-culture, droits réservés

On peut comprendre que la capitale impériale n’ait jamais fait vraiment confiance au grand fleuve. Elle s’en est prudemment éloignée ou plutôt ses responsables et ses urbanistes se sont obstinés à éloigner le coeur de la ville du fleuve par de gigantesques travaux d’aménagement, en particulier au début des années soixante-dix du XIXe siècle, époque où Vienne connut quelques-unes des inondations les plus catastrophiques de son histoire alors qu’elle préparait activement les festivités de l’exposition universelle de 1873.

Vienne avec ses banlieues et l’Exposition universelle de 1873, sources Wien Museum

Désormais, un Danube au cours principal canalisé, un fleuve rectiligne parcouru toute l’année par d’impressionnants bateaux de croisière et doté de ports de plaisance bétonnés d’une laideur absolue, un fleuve producteur d’énergie et apte au transport fluvial, traversé par des ponts, ferroviaires, routiers et autoroutiers, fleurtant avec les hautes tours du nouveau quartier de Kaisermühlen sur la rive gauche qui semblent vouloir symboliser la réconciliation de la ville avec un ersatz de fleuve, borde de nos jours la capitale autrichienne.

Venise ? Non, le vieux-Danube à Vienne certains jours de fête, photos droits réservés

L’île artificielle du Danube (Donauisel) et le Vieux Danube (Die Alte Donau), transformés en un vaste et agréable espace de détente, de loisirs où les Viennois se donnent rendez-vous tout au long de l’année pour se promener et se baigner, font évidemment pâle figure face aux somptueux paysages amont de la Strudengau et de la séduisante Wachau, cette dernière ayant été classée au patrimoine mondial de l’Unesco et accueillant de nombreux touristes.

Musée des bateaux de Vienne Freudenau, photo © Danube-culture, droits réservés

Musée des bateaux de Vienne (Schifffahrt Museum), Freudenau, photo © Danube-culture, droits réservés

   Il manque pourtant un  fleuve à part entière au coeur de la capitale autrichienne : Vienne n’est pas Budapest…
Vienne et ses habitants, comme la plupart des citadins, apprécient pourtant la présence du fleuve et celle de la nature mais sous une forme domestiquée, apaisée, organisée, apprivoisée. Le visiteur qui découvre la ville pour la première fois ne peut être que surpris et dérouté lorsqu’il cherche le fleuve sur un plan du centre ville. C’est d’abord le Canal du Danube (Donaukanal) qu’il aperçoit, en fait un ancien bras aménagé en promenade, bordé de bâtiments historiques et contemporains, de pistes cyclables, de murs tagués, de cafés en tous genres, de petits jardins alternatifs, d’une gare fluviale, d’embarcadères dont un décoré par Friedrich Hundertwasser, d’un bateau piscine, d’un ancien observatoire astronomique mais aussi de routes et d’autoroutes, de sites industriels dans partie méridionale, du réseau du métro (U-Bahn) ainsi que d’une ribambelle colorée de petites cabanes de pêcheurs qui contrastent avec un paysage environnant où les urbanistes n’ont guère fait preuve ni de goût ni d’imagination. C’est dans ce canal du Danube que se jette en plein centre-ville, la Vienne (Die Wien), cette jolie petite rivière qui descendait autrefois joyeusement des collines boisées des environs de la capitale, de la « Forêt viennoise » (Wienerwald) et qui lui a généreusement légué son nom. (Combien la toponymie est redevable aux cours d’eau !). Désormais entièrement canalisée, la Vienne conflue dans le Donaukanal à la hauteur de l’observatoire astronomique (Urania) construit en 1910 par un élève d’Otto Wagner, Max Fabiani (1865-1962), un bâtiment inauguré par l’incontournable empereur d’Autriche François-Joseph de Habsbourg. Il abrite désormais une excellente salle de cinéma ainsi qu’un café.

L’immeuble Urania à l’architecture singulière domine le confluent de la Wien avec le canal du Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

Bras principal du fleuve au Moyen-Âge, longtemps fréquenté et animé par des bateliers, des pêcheurs, des marchands et de nombreuses autres corporations puis devenu secondaire, dénommé « Petit Danube », ce canal a été aménagé en même temps que le cours principal pendant les années 1870-1874.

Ludwig Hans Fischer (1848—1915), Vue la Ruprechtkirche et le canal du Danube, à l’arrière-plan le clocher de la cathédrale saint-Étienne,  1911, collection du Wien Museum

Le Danube est ailleurs !
Mais où se trouve le « vrai » Danube ? De nombreux indices de sa présence sont certes visibles pour le visiteur attentif mais le fleuve lui-même est parfaitement invisible au coeur de la ville. Il faut se rendre sur l’île du Danube, sur la rive gauche, au port de Freudenau et dans certains des quartiers périphériques industriels et encore populaires qui voisinent ainsi sur la rive droite avec lui pour le rencontrer. Même du Prater, ouvert au public par l’empereur Joseph II de Habsbourg en 1766 et qui fut depuis régulièrement et sous divers prétextes amputé d’une partie de son territoire initial, on ne l’aperçoit guère sauf si l’on choisit de faire un tour de la célèbre grande roue ou des manèges plus récents dont les nacelles illuminées montent et descendent à une vitesse vertigineuse au dessus des arbres du parc.

Le parc du  Prater (à gauche) et Vienne en 1830 ; un Danube au cours encore sinueux, une multitude d’îles, le quartier de Leopoldstadt sur la rive gauche du bras aménagé (Donaukanal) et le confluent de la Vienne avec le celui-ci. Carte réalisée par l’architecte, cartographe et officier autrichien Carl Vasquez- Pinas von Löwentahl (1798-1861) 

Le ou les Danube ?
Le Danube à Vienne se conjugue au pluriel :
Le Danube (Die Donau) lui même ou bras principal (navigation de croisière, transport fluvial, installations portuaires (Freudenau), promenades, pistes cyclables, lieux de loisirs…

Le Nouveau Danube (Die neue Donau) loisirs nautiques, baignades, plages, pistes cyclables, promenades…), séparé du Danube par l’île artificielle du Danube (Donauinsel) avec une réplique de phare, qui commence en amont de Vienne au PK 1938,10 et finit en aval au PK 1915,8 à la hauteur du Parc National de la Lobau et du port pétrolier.

La trilogie ou quadrilogie danubienne viennoise actuelle : le Danube et son tracé rectiligne, le Nouveau Danube, tout autant rectiligne, à droite du fleuve séparé de celui-ci par l’île du Danube longiligne (Donauinsel), le bras mort du Vieux Danube en forme d’arc-de-cercle avec ses deux îles propices aux baignades. Quant au canal du Danube, il serpente dans la ville (à gauche) et longe le Prater, photo Wikipedia, domaine public

Le bras mort du Vieux Danube (Die Alte Donau) offre de nombreuses possibilités de loisirs nautiques, baignades, pêche, plages, parc aquatique, promenades, bars et restaurants au bord de l’eau. Avec ses deux îles, Großer Gänselhäufel et Kleine Gänsehäufel, il est l’un des espaces préférés des Viennois pendant la belle saison !
Le canal du Danube (Die Donaukanal) un ancien bras canalisé et lieu de loisir, vient lécher le coeur historique de la ville.

Carl Ludwig Hoffmeister (1790-1843?), Le pont Ferdinand sur le bras viennois du Danube avant son aménagement, huile sur toile, 1822 ou 1825

Un ersatz de fleuve sauvage…
Le grand fleuve impérial d’autrefois, découpé à l’image de l’Empire d’Autriche, réduit comme une peau de chagrin et qui s’identifiait intimement à celui-ci, aménagé, rectifié, méconnaissable, ne serait-il plus qu’une succession de mythes, de souvenirs et d’images littéraires éloignées de la réalité, un arrière-plan de cinéma, un décor de théâtre et de festivals, une suite de valses désuètes, des îles et des plages artificielles, des bases de loisirs aquatiques, des quais tristes et bétonnés, des installations portuaires en périphérie, des succession d’entrepôts, d’usines hydroélectriques aux écluses gigantesques, des autoroutes, des ponts, un Parc National (rive gauche) en partie piégé par l’extension de la ville vers le nord-est,  un ersatz de fleuve qui coule dans un environnement urbain où subsistent malgré tout des souvenirs de nature sauvage ponctuées de monuments des guerres napoléoniennes, un canal inachevé (Danube-Oder) et des bras morts pour certains réellement menacés d’assèchement au bord desquels des enfants viennois en « classe verte » visitent des expositions sur la biodiversité et tentent de se réconcilier avec la nature, un réseau de pistes cyclables, de chemins ou d’allées très (trop) fréquentées, un espace naturiste (FKK) et un port avec des installations pétrolières gourmandes en eau menaçant les prairies alluviales voisines ? Le Danube ne servirait-il plus que de faire-valoir à un tourisme fluvial pour des visiteurs et des touristes pressés de tout avoir vu et de rejoindre  satisfaits on ne sait quel ailleurs aussi désenchanté ?

Que reste t-il du Danube d’autrefois à Vienne ? Rien ou si peu, un souvenir de plus en plus lointain d’un cours d’eau magique inventeur d’innombrables îles ! Ce qu’on admire ou qu’on déteste plus rarement désormais, n’est plus qu’une pâle figure du magnifique fleuve sauvage d’autrefois au cours sinueux, aux somptueux méandres qui faisaient l’apologie de la courbe ! Il ne reste plus du fleuve que le nom, qu’un Danube urbain endigué, domestiqué, apprivoisé, tenu en laisse par la main prométhéenne et intéressée de l’homme. Allez voir la tristesse de la « Donau Marina » et vous ne pourrez qu’acquiescer à ces propos !
Amoureux du Danube d’autrefois, passez votre chemin, inutile de vous arrêter à Vienne !

Rive droite : un Danube fonctionnel, bétonné, aménagé et urbanisé à outrance, ici le port où accostent de nombreux bateaux de croisière, photo © Danube-culture, droits réservés

Le Danube viennois est à l’évidence le moins romantique des Danube autrichiens. Même à Linz où l’on aime par dessus-tout construire des ponts, celui-ci a meilleure allure, à l’exception des rives conquises par le port industriel et les industries métallurgiques de la rive droite qui font une grande partie de la richesse économique et de la réputation de la ville…
Le Danube viennois peut se contempler à la rigueur d’en haut des 484 m du Kalhenberg, des 425 m du Léopoldsberg ou des 542 m du Hermannskogel. Mais sur les quais monotones et bétonnés, le fleuve n’est plus qu’un cours d’eau sans âmes, vidé de son essence même si les castors ont recommencé à coloniser ses berges. Oubliés les paysages harmonieux en amont de la capitale et le Danube des belles Strudengau, Nibelungengau ou de l’harmonieuse Wachau et son Danube en semi-liberté.

Les nouveaux quartiers de la rive gauche (Kaisermülhen) et au premier plan l’île du Danube avec sa réplique théâtrale de phare. Malgré l’audace de certains buildings, bien peu de poésie, d’intimité, de convivialité et d’originalité dans ces aménagements récents ! Photo © Danube-culture, droits réservés

Un bac pour changer de rive et d’atmosphère ?
On peut encore traverser le Danube avec un dernier bac accessible aux voitures à la périphérie amont de Vienne, de Klosterneuburg (rive droite) à Korneuburg ancienne cité de chantiers navals. La petite route qui y mène depuis la petite cité Klosterneuburg circule dans un environnement de « colonies »,de  résidences secondaires parfois croquignolesques, haut perchées sur des pilotis, inondations répétitives obligent !

Le bac à fil  de Klosterneuburg à Korneuburg dans les environs de Vienne, est évidemment aussi très apprécié des cyclistes et autres randonneurs qui sillonnent inlassablement les bords aménagés du fleuve en particulier le weekend, photo © Danube-culture, droits réservés

Lectures viennoises…

 Cette liste n’est évidemment pas exhaustive tant les littératures viennoises et sur Vienne sont abondantes.

Vienne sous Napoléon…
« La ville de Vienne est située sur la rive droite du Danube, fleuve immense dont un faible bras passe dans cette cité, le grand bras se trouvant à plus d’une demi-lieue au-delà. Le Danube forme sur ce dernier point une grande quantité d’îles, réunies par une longue série de ponts… »
Mémoires du Général baron de Marbot (1772-1854), Plon, Paris, 1891

« Vienne (était) entourée d’un puissant mur, de construction régulière et moderne, de fossés profonds et d’un chemin couvert, mais sans ouvrage avancé. Il y a un glacis ouvert, et les faubourgs sont construits à la distance requise par les règlements militaires. Ces derniers sont très étendus, et, depuis l’invasion des Turcs (!), entourés de retranchements, couverts d’ouvrages en maçonnerie. L’ensemble constitue une espèce de camp retranché, fermé par de solides portes… »
Anne Jean Marie René Savary (1774-1833), Mémoires du duc de Rovigo pour servir à l’histoire de l’empereur Napoléon, Bossange et Charles Béchet, 1829

Au Prater
« Le Prater, que je n’ai vu que lorsqu’il était dépouillé de sa verdure, n’avait pas perdu pour autant toute ses beautés ; les jours de neige surtout, il présente un coup d’oeil charmant, et la foule venait de nouveau envahir ses nombreux cafés, ses casinos et ses pavillons élégants, trahis tout d’abord par la nudité de leurs bocages. Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où on les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent les îles, les bois et les prairies. À gauche commence le chemin de Vienne à Brünn. À un quart d’heure de lieue plus loin coule le Danube (car Vienne n’est pas plus sur le Danube que Strasbourg sur le Rhin). Tels sont les Champs-Élysées de cette capitale. »
Gérard de Nerval (1808-1855), Vienne, Récit, Éditions Magellan, Paris, 2010.
G. de Nerval séjourne à Vienne du 19 novembre 1839 au 1er mars 1840. Il a trente ans. Il arpente la ville, son centre, ses parcs dont le fameux parc du Prater, va au spectacle, fait des rencontres et s’aperçoit qu’on le surveille dans ses moindre allées et venues !

« Le Danube était un fleuve gris, plat et boueux qui traversait très loin de là le second Bezirk1, la zone russe où gisait le Prater écrasé, désolé, envahi d’herbes folles au-dessus duquel la Grande Roue tournait lentement parmi les fondations des manèges de chevaux de bois, semblables à des meules abandonnées, de la ferraille rouillée de tanks détruits que personne n’avait déblayés et d’herbes brûlées par le gel aux endroits où la couche de neige était mince. »
Note :
1 Bezirk, arrondissement de Vienne
Graham Greene, Le Troisième Homme, Éditions Robert Laffon, Paris, 1950

« Vivre et laisser vivre, telle est la sagesse de Vienne, tolérance libérale qui peut tourner à l’indifférence cynique, comme disait Alfred Polgar à « Mourir et laisser mourir. »Le cimetière Biedermeier de Sankt Marx est complètement à l’abandon. Sur les tombes dévorées de rouilles, les ornements de fer partent en morceaux et les inscriptions s’effacent, l’adjectif « éternels » accompagnant le mot « regrets » se dissout dans l’oubli. C’est une forêt d’anges sans tête, avec une végétation envahissante qui recouvre les sépulcres, des stèles prises dans la jungle : un ange au flambeau renversé et portant la main à la tête en signe de douleur indique la tombe où on avait enseveli Mozart : les chrysanthèmes qu’une main a déposé sur ce modeste cénotaphe sont tout frais… »

Mais où sont les bains de Diane d’antan ? 
« Cette énorme bâtisse longeant le canal du Danube, au n° 95 de l’obere Donaustrasse, est le siège d’I.B.M. Une plaque, à l’entrée principale, rappelle que c’est à cet endroit, dans les locaux des bains de Diane, qui aujourd’hui n’existent plus, que Johann Strauss (fils) a exécuté pour la première fois, le 15 février 1867, Le beau Danube bleu.

Les Bains de Diane au bord du bras du Danube transformé ultérieurement en canal, gravure de l’époque

Les bains de Diane étaient certainement plus attrayants que cette espèce de grosse boite, mais les calculatrices et les cerveaux électroniques installés à présent dans cet ancien temple de l’éphémère, dans lequel toute une civilisation demandait à la légèreté d’écarter la tragédie ne troublent pas le tournoiement de cette valse qui, comme l’a génialement vu Stanley Kubrik dans 2001 Odyssée de l’espace, exprime l’unisson du rythme et du souffle des mondes… »
Claudio Magris, « Odyssée de l’espace », in Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988

Quelques lecture en français sur Vienne et le Danube :
Un petit livre pour en savoir plus sur « l’âme viennoise » ou du moins ce qu’il en reste et comprendre la mentalité viennoise et le passé de la ville :
GERHARDUS, Alexia, Vienne si impériale, si sociale, Édition  Nevicata collection l’âme des peuples, 2015
LANDER, X. Y., Vienne, Collection Points Plan Planète, Éditions du Seuil, Paris, 1989, épuisé mais disponible en occasion
JACCOTTET, Philippe, Autriche, Éditions Rencontre, collection l’Atlas des voyage, Lausanne, 1966. Un chapitre consacré à Vienne (« À la recherche de Vienne »). Un magnifique regard sur l’Autriche du grand poète suisse.
BLED, Jean-Paul, Vienne, Fayard, 1998
HIRSCH, Andreas J.,  BRANSTETTER, Christian, KOETZLE, Hans Michael, Vienna, Taschen, 2019

Littérature :
ALTENBERG, Peter, Nouvelles esquisses viennoises, Éditions Actes Sud, Arles, 1994
BORSI, Franco et GODOLI, Ezio, Vienne, architecture 1900, Éditions Flammarion, Paris, 1985
BURLEAUD, Pierre, Danube-Rhapsodie, Images, Mythes et représentation d’un fleuve européen, Grasset, 2001
CANETTI, Elias, Écrits autobiographiques, Éditions Albin Michel, Paris, 1998
GREENE, Graham, Le Troisième Homme, Éditions Robert Laffont, Paris, 1950
JANIK, A. et TOULMIN, S., Wittgenstein, Vienne et la modernité, Perspectives critiques, Éditions PUF, Paris, 1981
JELINEK, Elfrida, La Pianiste, Éditions J. Chambon, Paris, 1989
JESENSKA, Milena, Vivre, Éditions Lieu commun, Paris ?, 1985
KAFKA, Franz, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, Paris, 1976
L’écrivain est mort dans un sanatorium à la périphérie de Vienne.
KRAUS, Karl, Dits et contredits, Éditions Champs libres, Paris, 1975
LADINIG, Gernot (Die Alte Donau, Mensche in Wasser, Perspektiven einer Wiener Landschaft, Verlag Bohmann, Vienne, ? (en allemand)
LERNET-HOLENIA, Alexander, Le comte Luna, Christian Bourgeois éditeur, Paris, 1994
LEMAIRE, Gérard-Georges (textes choisis et présentés par), Le goût de Vienne, Éditions du Mercure de France, Paris, 2003
MAGRIS, Claudio, Le Mythe et l’empire dans la littérature autrichienne moderne, Éditions de L’Arpenteur, Paris, 1991
MAGRIS, Claudio, Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988
MUSIL, Robert, L’homme sans qualités, Éditions du Seuil, Paris, 1957
POLGAR, Alfred, Théorie des cafés, Tome 2, Éditions Eric Koehler/Éditions de l’IMEC, Paris, 1997
ROTH, Joseph, Conte de la 1002e nuit, Éditions Robert Lafont, Paris, 1956
ROTH, Joseph, La crypte des capucins, Éditions du Seuil, Paris, 1983
SCHORSKE, Carl E., Vienne fin de siècle, politique et culture, Éditions du Seuil, Paris, 1983
SEETHALER, Robert, Le tabac Tresniek, Folio Gallimard, 2016
VON DODERER, Heimito, Les Démons, L’Étrangère, Gallimard, Paris, 1965
WORTHLEY MONTAGU, Lady, Lettres d’ailleurs, Éditions José Corti, Paris, 1997
ZWEIG, Stefan, Pays, villes, paysages, écrits de voyage, Éditions Belfond, Paris, 1996

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour octobre 2025

Vue de Vienne et du Danube, dessin et aquarelle sur vélin, auteur inconnu, XVIIe, musée du Belvédère

Hugo Fischer von See (1831-1890) : un plan topographique en relief de Vienne, de ses environs et du Danube, 1869

   Hugo Fischer von See : plan topographique en relief de Vienne, de ses environs et du Danube avec des courbes de niveau représentées sous forme de gradins horizontaux en carton superposés de 5 en 5 brasses et en tenant compte de la régulation du Danube et des projets de chemins de fer et hippomobiles d’après les meilleures sources, 1869, échelle 1:28 800
Relief travaillé d’après la feuille 65 de la carte administrative de Basse-Autriche.
Dimension du plan en relief : 52 cm sur 52 cm

   Les reliefs topographiques sont apparus en Autriche dans le contexte du deuxième relevé militaire du pays et des efforts, surtout de la part des militaires ayant une formation technique, pour intégrer la troisième dimension – l’altitude des lieux au-dessus du niveau de la mer – dans la cartographie.
Plus de 120 modèles de ces plans topographiques de ce type ont été présentés au public à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1873 à Vienne, dans le cadre d’une exposition complémentaire.

Hugo Fischer von See, sources : Bibliothèque Nationale d’Autriche à Vienne

Sur la base du feuillet 65 de la carte administrative de Basse-Autriche, Hugo Fischer von See a découpé des segments de carton dont les contours étaient définis par des lignes d’altitudes topographiques égales (isohypses). Il a collé ces segments les uns sur les autres en fonction des conditions réelles du terrain, créant ainsi un modèle de terrain tridimensionnel avec des marches. Les surfaces visibles d’en haut entre les bords des segments de carton collés les uns sur les autres représentaient de cette manière des couches d’altitude cartographiques. En outre, il a collé sur ces surfaces visibles d’en haut des différents segments de carton l’extrait correspondant de la « carte administrative », de sorte qu’en observant le relief verticalement, on peut voir l’image cartographique du feuillet 65 presque sans aucune distorsion.

Sources :
Jan Mokre, « La carte en relief de Vienne et de ses environs par Hugo Fischer von See », blog de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne, 22 septembre 2021

Danube-culture, mis à jour août 2025

Vienne, le relevé cadastral joséphinien et le Danube à l’époque de Mozart

Relevé cadastral joséphinien pour la Basse-Autriche, désigné comme : « Kriegs-Charte des Erzherzogthum Oesterreich unter der Enns » levé par le k. k. Generalquartiermeisterstab, 1773-1781, copié par le k. k. Bombardiers Corps, échelle 1: 28.800, (Vienne), achevé entre 1793 et 1803, dessin à la main colorié, 122 sections de 71,5 x 47 cm. Est reproduit sur cette section n° 71 : Vienne et ses environs, et désignée : « Theil deren Vierteln unter Wiener Wald, und unter Manhartsberg », vers 1775, collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, département des cartes, K II 87

   Ce que l’on appelle à juste titre le « relevé joséphin » (Joseph II avait reçu de sa mère Marie-Thérèse la direction des affaires militaires et avait depuis lors exercé une influence considérable sur l’évolution de la cartographie) est le deuxième relevé à grande échelle d’un vaste territoire réalisé par un État. Seule la France possédait déjà une carte plus ancienne, la fameuse « carte dite de Cassini ». À l’exception de celles des Pays-Bas autrichiens, les sections sont dessinées à l’échelle de 1 pouce viennois sur 400 cordes viennoises (= 1: 28 800). La cartographie et la mise au propre du relevé topographique qui correspond au territoire actuel de l’Autriche, furent réalisées pendant les mois d’hiver. Elles durèrent de 1773 à 1781 sous la direction du major, puis lieutenant-colonel Andreas von Neu (1734-1803). Le travail avança lentement les premières années en raison d’un personnel restreint. Lors de la reprise des travaux après la guerre de succession de Bavière en 1779, Neu disposa à son quartier général à St. Pölten de 24 officiers, enseignes et cadets, ce qui lui permit de réaliser les 74 sections de Basse-Autriche restantes en l’espace de deux ans. Sur les 122 feuilles consacrés à la Basse-Autriche, seuls deux exemplaires dessinés et coloriés à la main ont été achevés dont la section 71, représentée ci-dessus. Ces documents sont conservés aux Archives de la guerre et à la Bibliothèque Nationale d’Autriche de Vienne.
Vienne, peuplée d’environ 180 000-200 000 habitants en 1790 est ici telle que l’a fréquenté Mozart, entourée de ses remparts qu’elle conservera jusqu’au grands travaux d’aménagement de la deuxième moitié du XIXe siècle qui changeront sa physionomie et par ailleurs considérablement le cours du fleuve. À l’époque de Mozart, un seul pont franchissait les bras du Danube vers le nord, le pont de Tabor.

Section 48 du relevé cadastral de Joseph II avec le pont de Mautern

La section 48 de l’archiduché d’Autriche sous l’Enns (Basse-Autriche) donne une assez bonne impression de la représentation cartographique des différents types de paysages et de la richesse des détails du relevé cadastral joséphinien. Le relief est représenté par des hachures gris clair et noires et, pour les parties moins escarpées, par des traits plus fins, souvent au pinceau. Les zones boisées et les surfaces plantées de vignes sont caractérisées par des symboles de couleur noire représentant des arbres ou des ceps de vignes. Les prairies et les forêts ont été recouvertes de différentes nuances de vert, les surfaces sablonneuses ont reçu une trame de points bruns délicats, tandis que les routes et les chemins se distinguent par un brun un peu plus prononcé.
Pour chaque section du relevé topographique de Joseph II, une description spécifique (« Description für Kriegs-Charte ») a été rédigée dans le but de consigner les éléments importants pour l’armée qui ne pouvaient pas être inscrits sur la carte elle-même ou seulement de manière allusive. Celle de Krems est ainsi rédigée :
« La ville de Krems est une cité de construction robuste : elle possède des remparts et une grande caserne à l’extérieur de la ville. Dans la cité on trouve l’hôtel de ville, le couvent des demoiselles, l’église et le presbytère. Les faubourgs  au-delà de la rivière Krems ainsi que les moulins, sont solidement bâtis. Le Danube dessine dans cette région et en aval de nombreuses îles, la rivière Krems conflue avec un de ses bras par delà la ville ; Krems surplombe le Danube et la plaine autour tout comme la caserne qui voisine avec le couvent des Capucins et les vignobles ; elle est dominée comme la ville par la colline du Galgenberg et celle-ci par les montagnes situées au-dessus. »                      

 Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour août 2025    

Florian Berndl, pionnier viennois de la naturopathie

« Les bains d’air, de soleil, de sable et d’eau
sont recommandés pour tous les amoureux de la nature qui pratiquent depuis plusieurs années. »
Florian Berndl

Naturopathe, né dans le Waldviertel, fils d’un tailleur et d’une sage-femme à qui il devra ses connaissances de l’herboristerie qui le rendront célèbre, Florian Berndl commence par être apprenti-tailleur. Après son service militaire effectué en tant qu’ambulancier, il travaille comme infirmier à l’hôpital général de Vienne puis comme masseur et pédicure ainsi que brièvement serveur auxiliaire à l’hôtel Sacher. C’est à l’occasion de l’une de ses promenades en famille qu’il découvre l’île aux oies (Gänsehäufel), une île sur le Vieux Danube propice à la baignade. Il la loue à la Commission de régulation du Danube à partir de 1900 pour 15 florins par an, s’y installe dans une cabane avec sa femme et ses fils et commence à mettre en pratique sa philosophie basée sur un mode de vie naturel qui va rassembler un certain nombre d’adeptes autour de lui et qui sera connu sous le nom de « Kolonie Berndl ». Les bains d’air, de soleil, de sable et les baignades de l’île aux oies qui, selon sa conviction, soignent les rhumatismes, deviennent rapidement un des lieux d’attraction des habitants de Vienne et attirent des personnalités telles que le sculpteur Karl Costenoble (1837-1907), Max Eugen Burckhardt (1854-1912), directeur du théâtre impérial et royal de la Hofburg (Burgtheater) de 1890 à 1898 ou encore Hermann Bahr (1863-1934), écrivain et initiateur du mouvement « Jung Wien ». Les convictions de F. Berndl l’opposent aux partisans de la médecine conventionnelle. Il s’attire de plus les foudres de la presse conservatrice qui voit d’un mauvais œil que les femmes et les hommes puissent se baigner ensemble sur les plages de l’île et pratiquer le naturisme. Son contrat de location est annulé en 1905, officiellement en raison d’une absence de licence pour la cantine des bains. La ville de Vienne ouvre en 1907 à la place une piscine d’été en plein air sur  la « Gänsehäufel ». F. Berndl en est le maître nageur et travaille également comme surveillant du centre de repos pour enfants qui y a été construit.

Inauguration de la baignade de Gänsehäufel en 1907

Florian Berndl (à gauche) et les personnalités de la ville de Vienne lors de l’inauguration, photo collection Wien Museum

Il fonde ensuite la colonie du Nouveau-Brésil entre Stadlau et Kagran. Malgré une interdiction d’exercer la naturopathie, il continue à pratiquer ce qui entraîne son licenciement en tant que maître-nageur et son expulsion de l’île aux oies en 1913.

   Le naturopathe projette alors de faire de la colline du Bisamberg une station thermale pour les classes sociales les plus pauvres, une sorte de « paradis du soleil » avec possibilité de cure et un sanatorium mais ses plans n’aboutissent pas ou du moins la fréquentation des lieux n’est pas à la hauteur de ses espérances, peut-être en raison de conditions d’hygiène rudimentaires. Il y passe néanmoins les 27 dernières années de sa vie.
La tombe de Florian Berndl se trouve au cimetière central de Vienne (Zentralfriedhof). Une ruelle du quartier de Donaustadt (XXIIe arrondissement) ainsi que la piscine du Bisamberg portent son nom.

Florian Berndl devant sa cabane sur le Bisamberg,  diapositive sur verre coloriée à la main, vers 1920, photo droits réservés

Sources :
D. Angetter, « Berndl, Florian » In Österreichisches Biographisches Lexikon 1815–1950,  2. überarbeitete Auflage
Barbara Denscher, Florian Berndl, « Alternatives Leben an der Donau », in Hubert Christian Ehalt, Manfred Chobot, Gero Fischer, Das Wiener Donaubuch, Wien, 1987

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés mis à jour juillet 2025

La Florian Berndl Gasse (arrondissement de Donaustadt) au bord du bras mort du Vieux Danube dans le XXIIe arrondissement de la capitale, photo © Danube-culture, droits réservés

La Compagnie Impériale et Royale de Navigation à Vapeur sur le Danube (D.D.S.G.)

    « On n’attribue généralement aux compagnies de navigation sur fleuve aucune importance, ni politique, ni commerciale.
On considère de telles compagnies établies plutôt au profit des voyageurs qu’à celui du commerce et de l’industrie. C’est certainement ce qui a lieu sur le Rhin et sur d’autres rivières, où la navigation offre si peu d’obstacles et de difficultés, de sorte que tout individu, tout propriétaire d’un navire peut se charger d’une cargaison de marchandises pour la conduire à sa destination. C’est là que des compagnies de navigation à vapeur ne s’établissent que pour attirer grand nombre de voyageurs par le confort et l’élégance de leurs bateaux, par un prix bas, ainsi que par des voyages régulièrement fixés, auxquels un grand nombre de bateaux, appartenant à la même compagnie, sont indispensables. Des bateaux à voiles ou à rames sont encore chargés du transport de marchandises, tant qu’ils peuvent entrer en concurrence avec les chemins de fer le long des rivières.
Mais la compagnie de navigation à vapeur sur le Danube est tout autre. Pour l’établir de grands capitaux ne suffisaient pas. Il fallait combiner du patriotisme, du dévouement au bien-être général, la coopération d’un grand et puissant empire, de l’énergie, de l’intelligence et du savoir, qui se prêtaient la main à l’établissement et l’accomplissement d’une entreprise, qui n’a été surpassée par aucune autre, sous rapport de l’importance et des difficultés à vaincre.
Tandis que le Rhin, l’Elbe, l’Oder et le Weser, ne parlons que des fleuves d’Allemagne, sont en quelque façon des grandes routes, qui roulent leurs eaux vers l’océan dans des lits réglés, le Danube est plutôt à comparer à un géant incivilité, qui fort de sa puissance se moque de toutes entraves, tantôt en se divisant en bras innombrables, quitte à son gré un lit et prend un autre, tantôt en envoyant ses grands flots dans des plaines étendues, en les réunissant un peu plus loin de nouveau dans un lit étroit dont des rochers élevés, forment l’encadrement, comme si ces flots étaient engloutis par des puissances souterraines, pour revenir au jour quelques lieues plus loin et pour accorder un passage sûr et tranquille aux plus grands navires. Tandis que les rives d’autres fleuves ne sont en général que du territoire d’un seul souverain, ou des parties de plusieurs pays ligués, dont les gouvernements ont le même but — le but de veiller au bien-être de ceux qui les habitant, qui tous ont atteint le même degré de civilisation et de morale, qui veulent faire fleurir le commerce et l’industrie, sans se surveiller mutuellement avec des préjugés politiques, le Danube est un fleuve qui baigne les rives de divers pays, qui voit dans un cours de plus de 300 lieues des nations tout à fait différentes, dont les langues et les moeurs ne se ressemblent nullement, chez lesquelles la variété de mesures, de poids et de douanes met des entraves au commerce et à tout progrès industriel, sans parler de la diversité des institutions politiques, des lois et des vues générales.
La navigation à vapeur sur le Danube, établie par la même compagnie de Donauwörth jusque’à Sulina, s’étend su 32° — 48° Long. vers l’Orient, et descend en conséquence du cours tortueux du fleuve, du 48° presque jusqu’au 43° Latid. en traversant 343 lieues géographiques.
La compagnie a plus de 150 bateaux à vapeur de différentes grandeurs, qui sont employés en partie au transport des passagers et des marchandises et end partie à remorquer près de 500 chaloupes à la toue.
Elle possède en outre quatre chantiers, où l’on ne fait pas seulement des réparations, mais où l’on construit aussi des navires tout-neufs. Ces chantiers sont à Ratisbonne [Regensburg], Korneubourg, Alt-Ofen [Budapest] et à Turnu-Severin. Le dernier a été nouvellement établi pour la réparation de ces bateaux qui ne peuvent pas arriver en deçà dès la Porte de fer.
Nous avons déjà fait mention qu’une houillère appartient à la même compagnie dans le voisinage de Mohacs, laquelle fournit près de quatre millions de quintaux de houilles (200. 000 tonnes) pour la même navigation à vapeur sur le Danube.
Trente et une stations sur le Haut-Danube et soixante-douze sur le Bas-Danube témoignent du grand nombre de voyageurs, de la quantité de marchandises expédiées et transportées journellement pendant la saison navigable, et de la grande importance cette entreprise industrielle, à laquelle aucune autre de l’ancien et du nouveau monde sur des fleuves ne saurait être comparée.
Le but principal de la compagnie de navigation à vapeur sur le Danube n’est pas seulement le transport de voyageurs, comme on pourrait le présumer par le grand nombre de bateaux pour passagers qui font le trajet entre les villes, mais elle est principalement [l’intermédiaire] du commerce et de l’échange de produits de l’industrie et du sol entre l’Europe centrale et l’Orient.
La compagnie de navigation à vapeur sur le Danube joint donc directement l’Europe occidentale aux contrées du Bas-Danube et au Levant, et c’est ainsi qu’elle facilite des relations de commerce de la plus haute importance entre ces différents pays. La compagnie s’est donc en tout cas acquis un mérite des plus importantes conséquences d’avoir introduit sur le plus grand fleuve de l’Allemagne la navigation à vapeur , de l’y avoir porté à un grand degré de perfectionnement non obstant tous les obstacles et toutes difficultés…
C’est à Vienne que se trouve le siège de l’administration générale de la compagnie de navigation à vapeur sur le Danube, à laquelle est joint un conseil de directeurs composé d’actionnaires, qui surveille la conformité du mécanisme compliqué qui doit être toujours bien en règle pour que ce mécanisme ne soit pas arrêté ! C’est cette compagnie qui introduira la civilisation de l’Occident européen dans une partie considérable des contrées orientales et qui contraint un grand fleuve, autrefois seulement navigable en partie, de rendre des services importants au commerce et à l’industrie européenne… »

Dr. Sigismond Wallace, Sur le Danube de Vienne à Constantinople et aux Dardanelles, traduit de son ouvrage allemand par le Dr. Sigismond Wallace, Avec des illustrations, des cartes et des plans, Vienne 1864, L. C. Zamarski & C. Dittmarsch, Libraires-Éditeurs et Imprimeurs.

   Le char de la Compagnie de Navigation sur le Danube (D.D.S.G.) lors du défilé de la ville de Vienne le 27 avril 1879, aquarelle de Josef Fux (1841-1904). On distingue à droite un porteur de  bannière à cheval suivi de trois cavaliers avec des trompettes de héraut, des marins portant des pagaies sur l’épaule puis le char tiré par quatre chevaux blancs en forme de bateau richement décoré (bucentaure), à l’arrière duquel se trouve une plate-forme en forme de balcon, à l’avant un personnage féminin assis (néréide), dans le bateau cinq personnages élégamment vêtus. Collection Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne.

   L’histoire de la navigation à vapeur sur le Danube débute à la fin du règne de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780), dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Elle ne se concrétise en Autriche et en Hongrie que vers 1817-1818. Après une première proposition de brevet pour la navigation à vapeur resté sans réponse, le gouvernement autrichien renouvelle sa demande en 1817. Un ingénieur germano-hongrois originaire de Pecs en Hongrie méridionale, Anton Bernhard (1779?-?) relève le défi et fait construire selon ses plans le « Carolina » en l’honneur de la quatrième épouse de l’empereur François Ier d’Autriche, Caroline-Augusta de Bavière (1792-1873), un petit remorqueur à vapeur d’un faible tirant d’eau (1, 02 m) avec une coque en chêne de Slavonie (Croatie septentrionale), et un moteur à vapeur d’une puissance de 24 chevaux, muni de deux roue à aube et d’un treuil qui, dès le 21 mars 1817, peut remorquer sur le Danube une barge de 488 t à la vitesse de 3,4 km/h vers l’amont et à la vitesse de 17 km/h vers l’aval. Le 2 mai a lieu une démonstration du « Carolina » pour le public viennois puis le 10 octobre devant le fondateur et directeur de l’Institut polytechnique royal et impérial, Johann Joseph von Prechtl (1778-1854).

Dessin du Carolina, collection privée

L’ingénieur navigue avec son bateau à titre expérimental sur le Danube viennois pendant l’été 1818 puis effectue un voyage de Vienne jusqu’à Pressburg (Bratislava) en 3 heures et jusqu’à Budapest en 24h le 2 septembre de la même année non sans que le remorqueur ne s’échoue sur le trajet. Le 31 décembre 1818, après plusieurs inspections de son bateau, A. Bernhard, associé à un entrepreneur du nom de Saint-Léon (?), reçoit de l’empereur François Ier un privilège de 15 ans pour la navigation à vapeur sur le Danube.

Le Carolina, premier bateau à vapeur sur le Danube, ici devant Bratislava, collection privée

Son intention était de transporter des marchandises avec son remorqueur mais la place de la machine à vapeur sur le pont et son manque de puissance rendait en l’état actuel l’opération difficilement réalisable. Après avoir navigué entre Osijek, Novi Sad et Mohács, sur la Drava et le Danube, le bateau sert à partir de l’été 1820 de premier bac entre Buda, Óbuda et Pest. Le remorqueur qui tire une barge sur laquelle se trouvent les passagers dessert aussi l’île Marguerite. Devant l’insuccès de son initiative et le peu de passagers transportés du fait de la concurrence du pont de bateaux (la construction du premier ouvrage en dur de la capitale hongroise, le pont des Chaines ou Szechenyi Lánchíd ne commencera qu’en 1842), A. Bernhard ramène le Carolina à Osijek (Slavonie) en descendant le Danube hongrois et en remontant la Drava. Il assure provisoirement la traversée d’une rive à l’autre de la rivière, le pont ayant été détruit par les glaces lors d’un hiver vigoureux. Pour une raison restée inconnue, le Carolina sombrera au fond de la rivière en 1824.
   Un projet concurrent entraine la construction d’un deuxième bateau à vapeur, le « Duna » (Danube), conçu par l’ingénieur-mécanicien et prolifique inventeur français exilé à Vienne (Hirtenberg) à l’invitation de l’empereur François Ier, Philippe-Henri de Girard (1775-1845). celui-ci effectue à peine quelques jours plus tard de son côté le même trajet de Vienne jusqu’à la capitale hongroise en faisant escale à Bratislava.

Plan du vapeur « François Ier » réalisé par Philippe-Henri de Girard (1775-1845), ingénieur-mécanicien français

Une première compagnie de navigation à vapeur sur le Danube voit le jour dès 1823. La (E.K.K.P.) D.D.S.G. n’est officiellement fondée qu’en 1829 à Vienne par plusieurs hommes d’affaires autrichiens. La compagnie se développe rapidement au cours des décennies suivantes tout en trouvant, avec le soutien et l’aide de responsables de l’Empire autrichien et du royaume de Hongrie comme l’entreprenant comte István Szechenyi (1791-1860) des solutions aux importants et récurrents problèmes de navigation sur certaines parties délicates du fleuve en particulier dans les Portes-de-Fer.

Blason de la (E.K.K.P.) D.D.S.G.

Si I. Szechenyi franchit lui-même avec succès et dans un grand enthousiasme ce passage en 1834 sur le steamer « Argos », les difficultés de navigation dans ces quatre défilés successifs ne seront résolues définitivement que bien plus d’un siècle plus tard, après l’édification du barrage roumano-serbe de Djerdap I (1963-1972).

István Szechenyi (1791-1860)

   La D.D.S.G. assure tout d’abord le transport des marchandises et des passagers sur une partie du cours du  Danube, étend son réseau à l’ensemble du fleuve (de Regensburg à Sulina et quelques-uns de ses affluents parmi lesquels la Tisza (liaisons Szeged-Zemun (Semlin) et la Save (ligne Šabac-Belgrade) ainsi que sur différents canaux tout en développant d’autres activités économiques dans l’Empire austro-hongrois et au-delà comme l’acheminement du courrier postal par ses propres bateaux (pour cela la compagnie émet également ses propres timbres), l’extraction du charbon près de Pecs (Hongrie) ainsi que le transport ferroviaire de cette matière première et de voyageurs sur les lignes Űszőg-Mohács, Űszőg-Pécsbànyatelep, Űszőg-Szabolcsbànyatelep. Ces voie ferrées ont été parmi les premières lignes à être électrifiées en Europe centrale.

« Privilège » impérial et royal rédigé en latin du 22 avril 1831 accordé à la D.D.S.G. pour la navigation sur le Danube hongrois

Dès 1830, le steamer « François Ier », deuxième vapeur danubien de ce nom, offre un service de transport pour les passagers entre Vienne et Budapest soit environ 280 km. « En Autriche il y a déjà une compagnie d’actionnaires [D.D.S.G.] ayant 3 bateaux à vapeur de 36, 50 et 60 forces de cheval, qui, depuis quelques temps, font la navigation régulière entre Presbourg [Bratislava] et Gallatz [Galaţi, Roumanie], et on attend encore dans le courant de 1834, un bateau plus grand de 70 forces de cheval, destiné à faire la navigation entre Gallatz et Constantinople, L’organisation de la navigation à vapeur entre Vienne et Presbourg sera terminée en 1830 de manière que les plus grands obstacles de la navigation sur le Danube seront levés. »

Appareillage de Vienne, pour l’un de ses premiers voyages, du second bateau à aubes dénommé « François Ier »

À partir de 1834, la D.D.S.G. effectue, en plus de ses lignes fluviales intérieures, le transport maritime entre Trieste, port de l’Empire austro-hongrois, et Constantinople (Empire ottoman). En 1845, cette liaison est reprise par une autre compagnie autrichienne le Lloyd Austriaco (Le Lloyd autrichien), fondée en 1833 à Trieste et qui sera en activité jusqu’en 1918. La Lloyd Austriaco relie encore, parmi ses liaisons maritimes, Galatz à Constantinople, Galatz à Odessa et Nikolaeff.

Album publié par la D.D.S.G. à l’occasion du cinquantenaire de son existence

Vers la fin des années 1880 la D.D.S.G. compte plus de mille bateaux qui acheminent annuellement plus de trois millions de passagers et plus d’un million de tonnes de fret sur près de 6 000 km de cours d’eau en Europe centrale et orientale. La D.D.S.G. possède ses propres chantiers navals à Korneuburg sur la rive gauche en amont de Vienne et à Budapest (Ofen) et elle en ouvrira un également un peu plus tard à Turnu-Severin.

Le siège de la D.D.S.G. sur le canal du Danube à Vienne en 1871, « Das Kaiserthum Oesterreich » Wien / Darmstadt, 1871

Bien que demeurant la plus importante compagnie de navigation (fluvial et maritime) au monde au début du XXe siècle (142 bateaux à vapeur et 860 remorqueurs pour un tonnage total de 470 000 tonnes en 1914), la D.D.S.G. se voit confrontée au déclin du transport fluvial, concurrencé durement par le développement du transport ferroviaire.

Évolution de la flotte de bateaux de passagers de la D.D.S.G. depuis 1853 jusqu’à 1913

La première guerre mondiale, l’éclatement de l’Empire austro-hongrois, les changements de frontières bouleversent son hégémonie. Les pertes de la flotte de la D.D.S.G. après le conflit, dues au jugement arbitral final de Hynes du 2 août 1921, jugement qui détermine définitivement les indemnité de guerre à verser par la compagnie à certaines nations alliées, portent un coup sévère à sa situation économique. Elle se voit perdre 34 remorqueurs, 8 bateaux à passagers, 425 barges de marchandises et deux barges-citernes, 101 pontons en fer et un bateau-atelier ; plus précisément, sans aucune indemnisation, elle doit céder six bateaux à passagers, 21 remorqueurs, 318 barges, une barge-citerne et neuf pontons en fer à la Yougoslavie, huit remorqueurs à la Roumanie, cinq remorqueurs et 25 barges à la France, et enfin, contre indemnisation, deux bateaux à passagers, un remorqueur et 39 barges au profit de la Tchécoslovaquie. La compagnie réussira malgré tout à redevenir la principale compagnie de navigation sur le Danube entre les deux guerres. Sa flotte se répartie en 1925 de la manière suivante : 31  steamers, 43 remorqueurs, 43 chalands ou barges, 8 chalands à moteur et 19 bateaux citernes (tankers)3. En 1937 elle compte encore 22 steamers, 25 transports de fret, 394 remorqueurs et 29 bateaux citernes qui transportent le pétrole depuis la Roumanie vers l’amont du fleuve. La compagnie et ses dirigeants jouent ensuite un rôle assez sombre dans les années suivantes. La D.D.S.G. collabore avec le régime nazi suite à l’annexion de l’Autriche en 1938, participe au transport dans des conditions précaires des Juifs autrichiens après la tragique « Nuit de cristal » (9 et 10 novembre 1938), lorsque ceux-ci sont forcés de quitter le pays et d’émigrer. Ses dirigeants sont également impliqués dans le prélèvement de sommes d’argent et de biens auprès des populations juives candidates à l’exil et tirèrent profit de cette émigration juive forcée.
Le conflit mondial entraine une nouvelle réduction importante de sa flotte. De nombreux bateaux sont réquisitionnés par les armées allemandes et servent au transport de troupes, de fret et de matière première (pétrole…). Durant l’occupation de l’Autriche entre 1945 et 1955, la D.D.S.G., considérée comme propriété du Reich allemand, passe sous contrôle de l’administration soviétique. Puis elle est restituée au tout nouvel État autrichien par le Traité de 1955 contre des compensations financières.

Les lignes fluviales de la D.D.S.G. en 1913 (en gras), la compagnie navigue sur le Danube de Regensburg à Sulina, la Drava, la Tisza (Theiss), la Save, le Bossut, le Temeš le canal François, le canal de la Bega soit 4127 km en tout. Elle possède également dans le sud de la Hongrie 68 km de voies ferrées pour acheminer le charbon jusqu’au Danube.  

La D.D.S.G. d’origine a été dissoute en 1991 soit 162 ans après sa création en 1829. Deux entreprises autrichiennes sont issues à la suite de cette dissolution, la D.D.S.G.-Cargo GmbH pour le transport de marchandises et la D.D.S.G.-Donaureisen GmbH pour le transport de passagers. La D.D.S.G.-Cargo est rachetée en 1993 par la société allemande German Stinnes qui la cède à son tour au holding Gerhard Meier en 1997. Elle possède alors une flotte de 175 000 tonnes. La D.D.S.G.-Donaureisen GmbH cesse ses activités en 1995. La même année, le port de Vienne et le bureau de tourisme autrichien fondent la D.D.S.G.-Blue Danube Schiffahrt GmbH, une compagnie qui assure avec ces cinq bateaux des croisières sur le Danube viennois et entre Vienne et la région de la Wachau.

Les horaires de bateaux entre Passau et Vienne en 1954

La Compagnie Générale de Navigation : un projet franco-serbe de concurrence avorté
Il est clair que la situation de développement et de monopole dans lequel va se trouver la Compagnie Impériale et Royale de Navigation à Vapeur autrichienne sur le Danube, engendra un fort ressentiment de la part des pays voisins et en particulier de la Serbie. Aussi celle-ci encouragea-t-elle des projets de création d’autres sociétés de navigation sur le Danube à même d’entamer ce quasi monopole. Des entrepreneurs et hommes d’affaire français proposent au prince Milosch [Michel Obrenovitch III, 1823-1868] et à son gouvernement serbe dans les années 1860, la création de la Compagnie Générale de Navigation, projet qui avortera à cause de la mort du souverain serbe. M. Clément Reyre, à qui les dirigeants de la Compagnie Générale de Navigation ont confié une mission d’évaluation et des chances de succès de cette « grande affaire » qu’il s’agit de conclure lors de la séance du C.A. du 12 novembre 1859, s’exprime en des termes très clairs sur la D.D.S.G. à l’occasion de la séance du 20 janvier 1860 :
« La Compagnie Autrichienne qui exploite seule lr Danube, le fait avec le plus grand luxe. Ses navires sont extrêmement commodes pour les touristes, mais ils n’ont rien de commercial, ou du moins tout ce qui touche aux intérêts commerciaux y est déplorablement traité et dans des vues étroites de monopole. Cette Compagnie est constituée d’une manière presque gouvernementale, avec des éléments en quelques sortes aristocratiques ; les emplois, les sinécures y sont multipliés outre mesure. Ses bateaux très richement décorés, en apparence très élégamment construits, sont lourds ; leur marche est lente et craintive ; ils s’arrêtent au moindre brouillard, au moindre glaçon. Ils sont bien loin, en un mot sous le point de vue de l’exploitation pratique et pour le service des intérêts commerciaux, de nos navires du Rhône que tant de progrès successifs ont amenés pour la rapidité de la marche, la calaison, le port, la puissance utile, à des perfectionnements exceptionnels.
Mais, sous le point de vue moral, la Compagnie Autrichienne est encore bien plus mal placée, du moins dans toutes les provinces danubiennes. Il semble que loin de vouloir développer les ressources et le commerce de ces provinces, elle n’ait d’autres buts que de les comprimer, de les monopoliser à son profit. Rien n’est fait pour satisfaire les populations, pour faciliter leurs relations. La Serbie, par exemple, bornée au Nord et à l’Ouest par les Etats Autrichiens, au Midi et à l’Est par les provinces turques tout-à-fait dépourvues de voies de communication, voit tous ses produits à la disposition exclusive des Autrichiens, et ne peut en quelque sorte recevoir que par l’Autriche les importations qui lui sont nécessaires. Cet état de choses, joint aux formes toujours désagréables, maladroites, vexatoires, de tous les Agents du Gouvernement Autrichien, a donné dans toutes les contrées qu’arrose le Danube inférieur l’impopularité la moins contestable à tout ce qui porte le nom Autrichien. Aussi, c’est avec a plus vive impatience, c’est avec les sympathies les plus cordiales qu’on attend dans ces contrées l’apparition de la batellerie française, et je ne crains pas trop m’aventurer en disant que la préférence sera toujours donnée à celle-ci, même abstraction faite des différences de prix. J’oserai même dire qu’il est peut-être permis d’espérer que la Compagnie Autrichienne finira par reconnaître qu’il convient à ses propres intérêts de se borner à exploiter le Danube autrichien et de s’arrêter à Belgrade, en nous abandonnant le Danube inférieur.
Dans tous les cas, il est évident que, quant à présent, sa concurrence n’est nullement à redouter, et que, dût-elle se produire d’une manière agressive, les ressources nouvelles que des services de navigation faits avec intelligence ne manqueraient de développer sur toutes les rives du Danube, donneraient à notre navigation des aliments aujourd’hui négligés et qui suffiraient largement pour l’occuper utilement…. »
« Rapport présenté au Conseil d’Administration de la Compagnie Générale de Navigation Dans sa Séance du 20 janvier 1860 par M. Clément Reyre », in Compagnie Générale de Navigation. Actes et Documents relatifs au projet d’étendre ses services sur le Danube et ses affluents, Lyon, Imprimerie et Lithographie J. Nigon, 1860.  

Notes :
1 KLEINSCHROD, von, Charles Théodore (1789-1869), Canal de jonction entre le Rhin et le Danube, Chez G. Franz Libraire, Munich, 1834, p. 64
2 « CABOTAGES EN EAUX TERRITORIALES »
La guerre a créé un état de choses nouveau : aujourd’hui, le Royaume S. H. S. et la Rou­manie interdisent à toutes les compagnies étrangères de se livrer à aucun trafic intérieur ou «cabotage »sur le Danube, dans leurs pays respectifs, et d’effectuer aucun transport sur certains affluents importants du Danube, tels que la Save et la Bega, qui sont à présent considérées non plus comme des eaux internationales, mais comme des eaux territoriales. Cet usage fait passer aux mains des compagnies de navigation de ces Etats de nombreux transports assurés avant la guerre par les compagnies autrichiennes et hongroises. Celles-ci critiquent également ce nouvel usage et lui attribuent la diminution du trafic total parce qu’il rend le service moins satisfaisant.», Walker D. Hines (avec la collaboration du major Brehon Somervell), Rapport relatif à la navigation sur le Danube, présenté à la commission consultative et technique des communications du transit de la Société des Nations, S.D.N., Lausanne, 1925, p. 193
3 sources : Walker D. Hines (avec la collaboration du major Brehon Somervell), Rapport relatif à la navigation sur le Danube, présenté à la commission consultative et technique des communications du transit de la Société des Nations, S.D.N., Lausanne, 1925, tableau de la flotte danubienne en 1924, p. 91

Aménagement (salon des  femmes et salle de restaurant)  du bateau de transport de courrier (Postdamfper) et de passagers de la D.D.S.G. « Wien »

Longueur totale des lignes fluviales de transport de passagers en 1893 : 3321 km
Danube
Regensburg-Sulina (2432 km)
Canal du Danube de Vienne (17 km)
Bras du Danube de Györ (Györ-Gönyö, 17 km)
Bras de Szentendre (31 km)
Bras de Tolna (14 km)
Bras de Gardinovce (Dunagardony, 7 km)
Bras de Ram (Požarevac ou Passarovitz, 27 km)
Bras de Golubac (10 km)
Canal de Bjelina (Ostojićevo/Save, 19 km)
Canal Georges (Giurgiu-Smârda, 3 km)
Bras de Borcea (107 km)
Canal de Gura-Balja (10 km)
Bras de Mǎcin (Mǎcin-Ghicit, 13 km)
Bras de Kilia (22 km)

Port de marchandise de la D.D.S.G. sur le quai viennois du Prater (Praterkai) dans les années 1880-1890

Rivière Sárviz (Leitha)
Szegzard-confluent de la Leitha avec le Danube (6 km)

Rivière Drava
Barcs-confluent de la Dráva avec le Danube (151 km)

Rivière Tisza
Szolnok-confluent de la Tisza avec le Danube (335 km) 

Longueur totale des lignes en 1912 : 
transport de passagers et courrier postal : 2553 km
transport de marchandises : 4066 km
Nombre total d’embarcadères : 177
Nombre total de passagers transportés en 1912 : 2 380 277
Nombre total de tonnes de marchandises transportés en 1912 : 2 548 126 tonnes

Longueur totale des lignes fluviales en 1913 (marchandises et passagers et transport du courrier) : 4127 km

Effectifs de la compagnie en 1913 :
50 bateaux à aube de transport de passagers (et de courrier postal)
92 bateaux à vapeur pour le convoyage des marchandises
851 barges représentant un volume de 458 574 tonnes de marchandises

Ex voto de 1841 représentant la collision entre le bateau à aube de la D.D.S.G. « Sophia » et une barge transportant du sel dans le défilé des Portes-de-Fer, un passage resté longtemps très délicat pour la navigation

Sources :
BINDER, Johannes, Dr., Rot-Weiss-Rot auf blauen Wellen, 150 Jahre DDSG, Bohmann Druck und Verlag AG, Vienne, 1979
DOSCH, Franz, Oldtimer auf der Donau, Sutton Verlag, Erfurt, 2010
DOSCH, Franz, 180 Jahre Donau-Dampfschiffahrts-Gesellschaft, Sutton Verlag, Erfurt 2009
HAUKE, Erwin, Donaureise in alter Zeit : der Strom und seine Dampfschiffe auf alten Ansichtkarten : ein historischer Bildband von Regensburg bis zum Schwarzen Meer, Verlag Martin Fuchs, Wien, 2001 
HINES,Walter D. (avec la collaboration du major Brehon Somervell), Rapport relatif à la navigation sur le Danube, présenté à la commission consultative et technique des communications du transit de la Société des Nations, S.D.N., Lausanne, 1925
GRÄFFER, Franz, CZIKANN, Johann J., Oesterreichische National-Encyklopädie, oder alphabetische Darlegung der wissenswürdingsten Eigenthümlichkeiten des österreichischen Kaiserthumes, Band 1, Wien 1835

JUŽNIČ, Stanislav, The Global and the Local: The History of Science and the Cultural Integration of Europe, Proceedings of the 2nd ICESHS (Cracow, Poland, September 6–9, 2006) / Ed. by M. Kokowski

Eric Baude pour Danube-culture, droits réservés, mis à jour juillet 2025

Le Danube viennois pris par les glaces pendant l’hiver 1879-1880

Adolf Obermüllner (1833-1898) et Alexander von Bensa (1820-1902), le Danube pris par les glaces en 1880, huile sur toile (collection Wien Museum).
   Comme le montre ce tableau des peintres Adolf Obernmüllner et Alexander von Benza, les blocs de glace s’accumulèrent à la hauteur de Nußdorf, devant l’entrée amont du canal du Danube (Donaukanal), un ancien bras naturel du fleuve réaménagé à l’occasion des gigantesques travaux de régulation du fleuve (1870-1875) et dont il était possible désormais de fermer l’accès en cas de besoin par un système ingénieux de bateau-porte (Speerschiff) qui faisait partie des inventions techniques présentés lors de l’Exposition universelle de Vienne en 1875.

Le bateau-porte (Speerschiff) permettait de fermer initialement l’entrée du Canal du Danube, photo Wien Museum, droits réservés

   Le Danube est, par le passé, régulièrement sorti de son lit à la hauteur de la capitale autrichienne lors des dégels et de la fonte des neiges, inondant à répétition et copieusement les deux rives et en particulier les quartiers de Leopoldstadt (avec le parc du Prater en bordure du fleuve), Rossau, Erdberg, Florisdorf… La ville paie à cette époque un lourd tribut au fleuve mais les habitants tirent en même temps d’importantes contreparties économiques, alimentaires et sociales de la présence du fleuve. Les inondations de 1830 et 1862 furent particulièrement dévastatrices. Les travaux de régulation et de canalisation entrepris dans les années 1870-1875 détournèrent une grande partie du volume des eaux fluviales vers l’aval et améliorèrent nettement la situation. Les inondations commencèrent à s’espacer mais ce n’est en fait que depuis l’aménagement du nouveau Danube des années 1970-1987 que la capitale autrichienne se trouve réellement à l’abri des colères danubiennes qui ont encore frappées récemment les villes et les villages de la Wachau et de l’amont haut-autrichien et bavarois du fleuve (2002-2013).

Charles Burney sur l’Isar et le Haut-Danube en 1772 (II) : de Passau à Vienne

Charles Burney, DE L’ÉTAT PRÉSENT DE LA MUSIQUE En Allemagne, dans les Pays-Bas et les provinces Unies, ou JOURNAL de Voyages fait dans ces différents Pays avec l’intention d’y recueillir des matériaux pour servir à une histoire générale de la Musique, par Ch. Burney, Professeur de Musique, Tome II, Gênes, J. Grossi, Imprimeur, 1801.

   Le musicologue anglais Charles Burney, parti de Munich sur un radeau passe en Autriche où règne encore l’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) bien que son fils Joseph II (1741-1790) porte déjà le titre d’empereur et poursuit son voyage en aval sur le Danube. Plus il se rapproche de Vienne, moins il supporte les conditions matérielles précaires qu’il a du accepter au départ de Munich. On le sent très impatient d’arriver dans la capitale autrichienne. Sa mauvaise humeur commence dès Linz où les églises sont fermées et où il ne trouve rien de bon à manger bien que cela soit un jour de marché, un vendredi il est vrai et où il ne voit aucune belle boutique. À l’exception du paysage qu’il a tout le loisir d’étudier en détail pendant ses péripéties fluviales et qu’il finit par trouver à l’évidence monotone, seuls quelques échos féminins de plein-chant en amont de Maria-Tafel et d’hymnes à plusieurs voix entendus à la hauteur de Krems suscitent son admiration. Quand aux Allemands il lui semblent « à dire vrai, si on excepte les habitants des grandes villes de commerce ou de celles où résident des Princes-Souverains, encore très rudes et peu cultivés. »

    « Je trouvais ici la douane, dont on m’avait déjà menacé, et dont je m’approchais qu’avec crainte ; mais on n’ouvrit point ma malle et on se contenta d’examiner mon porte-feuille dont les officiers exigèrent l’ouverture. Ma malle était plombée ; j’avais espéré qu’à la faveur de cette précaution, on me laisserait passer sans autre embarras jusqu’à Vienne, où arrivé, je m’attendais à payer pour toute la route.
Jusqu’ici le Danube court entre deux murs de montagnes élevées. Quelquefois il y est si resserré qu’il paraît plus étroit que la Tamise à Mortlake1. Sa pente est assez considérable, pour qu’on n’aperçoive pas l’eau inférieure, à la distance d’un quart de mille, et le bruit qu’elle fait en se brisant contre les rochers, est quelquefois aussi fort que celui d’une cataracte.
En entrant en Autriche, on éprouve une baisse apparente sur la valeur de la monnaie. Une pièce d’argent, qui valait douze creutzers en Bavière, n’en vaut plus que dix ici. Le florin de soixante creutzers, tombe à cinquante ; un ducat de cinq florins, n’en vaut plus que quatre et douze creutzers ; et un souverain de quinze florins, douze à trente creutzers ; un louis d’or qui en valait onze, ne vaut plus que neuf florins, douze creutzers ; et une couronne, deux florins.

Le Danube à la hauteur d’Obermühl (Haute-Autriche), gravure d’après Jakob Alt (1789-1872) extraite du « Voyage du Danube » de Ludwig Bechstein (1801-1860), 1824

Nous fîmes plus de huit lieues2 entre nos deux montagnes, et l’on s’arrêta à une misérable place la nuit, qui ne nous fournit aucune sorte de rafraîchissement, malgré l’espoir que j’avais conçu, de pourvoir moi-même à mes provisions pour les deux jours suivants qui étaient vendredi et samedi, que je savais que les Autrichiens catholiques observaient très strictement comme jours maigres. J’étais parvenu enfin à boucher les fentes de ma cabane avec des éclats de bois et avec du foin. Je mis un bouton à la porte, je m’accommodais avec ma sale couverture, et me fis une paire de mouchettes avec deux copeaux de sapin ; mais l’essentiel manquait ; tout cela n’était que pour garantir l’extérieur, et j’avais besoin de réconforter l’intérieur. Le dernier morceau de mes provisions froides avait été gâté tellement par les mouches, que tout affamé que j’étais, je le jetais cependant dans le Danube. mon pain même, ma dernière ressource, était en miettes, et il ne restait pour toute nourriture, que du Pumpernich3, mais si noir et si aigre qu’il dégoutait également à la vue et au goût.
Vendredi matin, 28 août. La rivière continue de courir entre des pays toujours couverts de bois sauvages et romantiques. Quand on ne fait que les traverser, ils offrent un aspect charmant et gai à un étranger, mais ils ne produisent, à ceux qui les habitent, que du bois à brûler. On ne voit, pendant cinquante mille, pas un champs de blé ou une prairie. Les moutons, les boeufs, les veaux et les cochons, sont des animaux étrangers à ce pays. Je demandais ce qu’il y avait derrière ces montagnes ; on me répondit, de grandes forêts. À Axa4, le pays s’ouvre un peu.

Aschach (rive droite), gravure d’après Jakob Alt, extraite du « Voyage du Danube » de Ludwig Bechstein , 1824

Quel immense amas d’eau on trouve ici ! Rivière sur rivière qui se jette dans le Danube, que ces crues rendent en même temps plus profond que large. Mais aussi il y a quelques petites rivières qui se détachent d’elle-mêmes de ce fleuve, et forment des îlots dans le milieu, ou sur les flancs de ce monde aquatique. Avant d’arriver à Lintz, cependant, on retrouve un pays plat, marécageux, qui laisse apercevoir dans le lointain, de hautes montagnes couvertes de bois.

Linz et son pont depuis la rive gauche (Urhahr) gravure d’Adolf Kunike d’après Jakob Alt, 1824

Lintz
L’approche de cette ville par eau, offre une vue très belle. De chaque côté du Danube, il y a une route, au pied de hautes montagnes et de rochers couverts de bois dont la rivière est encore bordée. Le château qui se présente à une certaine distance (Ottensheim), et les maisons et couvents assis sur le sommet de quelqu’une de ces hautes collines, former un beau tableau. Il y a un pont sur le Danube supporté par vingt arches bien larges. La ville est bâtie, partie sur le sommet, et partie sur les revers de hautes montagnes et dans une situation semblable à celle de Passau. Comme il était midi lorsque j’arrivais, les églises étaient fermées ; cependant j’obtins la permission d’entre dans l’Église Cathédrale où je trouvais un grand orgue.
Il y a une certaine apparence de piété que je n’avais pas vu auparavant dans les pays catholiques les plus bigots. Dans le voisinage de chaque ville que j’ai rencontré le long du Danube, il y a de petites chapelles éloignées à 20 ou 30 verges5 de distance les unes des autres. On en trouve quelquefois sur les pentes de ces montagnes et dans des endroits trop étroits pour un homme à pied6 ; et il n’y a pas pas une seule maison dans Lintz qui n’ait sa Vierge ou quelque Saint peint ou sculpté sur la muraille.
Je courus la ville pendant à peu près deux heures. C’était un jour de marché. On n’y vendait que des bagatelles et rien à manger, peut-être parce que c’était vendredi, que du pain, du fromages détestable, de mauvaises pommes, des poires et des prunes ; et en marchandises, que des rubans de fils, des babioles d’enfants, des livres d’Église ordinaires, et des images communes de Vierge ou de Saint. On ne voit pas dans cette ville une belle boutique, quoiqu’il y ait plusieurs belles maisons. On y retrouvent le bord des toits qui s’avancent sur la rue, et les clochers mourant en poire, dans le style bavarois, et qui paraissent être encore de mode ici.

La forteresse de Spielberg, gravure d’Adolf Kunike d’après Jakob Alt, 1824

Spielbourg7 n’est plus que la carcasse d’un vieux château bâti sur une petite ile. C’est là qu’on rencontre la première des deux chutes d’eau du Danube qu’on dit être su dangereuses. Je n’y ai rien remarqué de formidable que le bruit.
Enns est une grande ville en vue sur la rive droite ; nous y arrivâmes à travers un vilain pays, en marchant jusqu’à la nuit. La rivière ici est si large qu’on voit à peine ses bords. Quelquefois elle brise et se divise en des petits courants formés par des îles. Le radeau s’arrêta à une chaumière sur la rive gauche de la rivière, et où les passagers mirent pied à terre et passèrent la nuit. Je restais dans ma cabane, où, je crois, que je fus beaucoup mieux couché qu’aucun d’eux ; mais pour des provisions, nous étions tous sur le même pied, assez mal. Pierre alla à travers les rochers jusqu’à un village voisin pour me procurer une demi douzaine d’oeufs, qu’il m’apporta avec une espèce de triomphe. Mais hélas ! Deux de ces oeufs se trouvèrent vides, et un troisième avait un poulet en dedans ; et comme c’était jour de jeune, je ne pouvais pas en conscience, le manger.
Samedi, nous nous levâmes à cinq heures ; mais nous nous arrêtâmes, après avoir fait trois ou quatre milles, à cause d’un brouillard affreux, qui rendait la navigation dangereuse, à travers tant de rochers, de bas-fonds et îles. Lorsqu’il fut dispersé, nous atteignîmes Strudel8, lieu situé dans un pays plus sauvage qu’aucun de ceux que j’ai vu en passant les Alpes.

Passage des tourbillons (Wirbel) de la Strudengau et l’île de Wörth, gravure d’après Jakob Alt (1789-1872) extraite du « Voyage du Danube » de Ludwig Bechstein (1801-1860)

C’est ici qu’est la fameuse cascade, ce gouffre, que les Allemands craignent tant, qu’ils disent que c’est l’habitation du diable. Cependant, ils en avaient tant parlé que tout cela me parût moins terrible que je ne me l’étais imaginé. Le courant de l’eau, sous le pont de Londres, est pire ; seulement la chasse de l’eau n’est pas produite avec autant de bruit. Tout le monde se mit à prier et se signer dévotement ; mais quoique ce soit, surtout dans l’hiver, un passage très dangereux pour un bateau, et que le radeau plongea dans l’eau, sa capacité couvrait cependant une assez grande superficie, pour qu’il n’y eut pas à craindre qu’il enfonçât ou chavirât.

Ybbs sur le Danube au début du XIXe siècle

 Nous arrivâmes à Ips9, jolie petite ville, qui a une belle caserne toute neuve. C’est près d’ici justement que le pays s’ouvre et commence à être beau. C’est aussi dans ces environs, qu’on fait le vin d’Autriche, qui est un vin blanc, joli, agréable, mais léger.
À Melk, sur la droite du Danube, il y a un magnifique couvent de Bénédictines10, si spacieux, qu’il semble occuper les deux tiers de la ville ; l’architecture en est belle et moderne. Toute la rive gauche est couverte de vigne. La moisson était entièrement faite dans les environ ; il est vrai, qu’il y a peu d’apparence d’agriculture dans ce pays presque désert. Je crois avoir déjà remarqué, que la quantité de bois et de forêts non exploitées qui se trouvent dans les différentes parties de l’Allemagne, indiquent un peuple encore brut et demi sauvage ; et à dire vrai, si on excepte les habitants des grandes villes de commerce ou de celles où résident des Princes-Souverains, les Allemands semblent encore très rudes et peu cultivés.

Stein, gravure d’après Jakob Alt (1789-1872) extraite du « Voyage du Danube » de Ludwig Bechstein (1801-1860)

Le pays devint de plus en plus sauvage jusqu’à Stein11. Les rochers étaient souvent si hauts de chaque côté de la rivière qu’ils nous dérobaient le soleil à deux ou trois heures après-midi. À Stein, il y a un pont de bois de 25 ou 26 arches très larges, qui conduit à Krems où les Jésuites ont un riche Collège très bien situé sur une éminence. Il a plus l’aspect d’un palais royal qu’aucun bâtiment dont nous puissions nous glorifier en Angleterre. Stein est sur la gauche, et Krems sur la droite du Danube en suivant son cours. Ici notre train mit à l’ancre, quoiqu’il ne fut que cinq heures.  Il est vrai qu’il ne s’était pas arrêté de toute la journée, excepté le matin de bonne heure, à cause du brouillard. Nous étions encore à peu près à cinquante milles de Vienne ; et le coquin de Flosmeistre12, le conducteur de rivière, nous assurait à Munich que nous y serions certainement rendu le samedi soir .
À Krems, il y a un grand orgue dans l’église des Jésuites. Là et dans toute la route jusqu’à Vienne, on entend le peuple dans les maisons publiques, et les laboureurs leur travail, se divertir en chantant en deux parties, et quelquefois d’avantage. Près d’Yps il y avait un grand nombre de femmes Bohémiennes que nous appellerions chez nous diseuses de bonne aventure, qui allaient en pèlerinage à Ste Marie Tafel13 qui est une église placée sur le sommet d’une très haute montagne faisant face à la ville d’Yps de l’autre côté du Danube. Personne n’a pu m’expliquer d’où vient qu’on l’appelait ainsi. Il est probable qu’elle a pris cette dénomination de la forme de la montagne sur laquelle est placée et qui ressemble à une table. Ces femmes cependant ne chantaient point en parties comme les Autrichiens, mais en plein chant comme les pèlerins que j’avais entendu en Italie et qui allaient à Assise. La voix se propageait jusqu’à plusieurs milles de distance sur la rivière par l’effet du courant et du vent qui la portaient sur la surface sans aucune interruption.
Tout ce que j’ai recueilli sur la Musique durant cette semaine, qu’à peine mérite t-il que j’en fasse mémoire. Je dois cependant ajouter à ce que j’ai dit sur le penchant pour la Musique que j’ai trouvé chez les Autrichiens, qu’à Stein qui est situé vis-à-vis Krems, j’entendis plusieurs chants et des hymnes exécutés très bien en quatre parties. De dire qui étaient les chanteurs, je n’ai pu le savoir parce que j’étais sur l’eau ; mais ce fut une circonstance heureuse pour moi de me trouver par hasard de manière à entendre une exécution musicale aussi parfaite, qu’elle aurait pu l’être si elle eût été préparé à dessein. C’était une femme qui chantait la partie du dessus ; non seulement la mélodie était exprimée avec simplicité mais l’harmonie portait toutes les illusions des sons enflés et diminués, ce qui produisait sur moi l’effet de chants qui s’approchent ou qui s’éloignent ; et les acteurs semblaient s’entendre si bien entre eux, et ce qu’ils chantaient, ils l’exécutaient parfaitement, que chaque corde avait cette espèce d’égalité dans toute les parties de son échelle qu’on peut donner au même nombre de note qu’on peut sur le renflement d’un orgue. On voyait les soldats dans cette ville et toute la jeunesse qui se promenaient le long de l’eau, aller presque toujours chantant, et jamais en moins de deux parties.
Il n’est pas aisé de rendre raison de cette facilité de chanter en différentes parties, qu’à le peuple d’un pays plus que celui d’un autre. Cela provient-il de ce que dans les pays catholiques romains, on entend plus fréquemment chanter en parties dans les églises ? je n’en sais rien ; mais ce que je sais très bien, c’est tout ce qu’il en coûte en Angleterre, de peines et de soins au maître et à l’écolier pour qu’un jeune élève soit en état d’exécuter avec assurance une deuxième partie dans la mélodie la plus simple qu’on puisse imaginer. Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu les chanteurs de ballades dans les rues de Londres ou dans nos villes de province, essayer de chanter en deux différentes parties.
Dimanche 30 août. Ce jour fut perdu pour moi, n’ayant pu arriver à Vienne avec notre radeau, comme on nous l’avait fait espérer. Un officier qui était à bord, s’entremit avec moi pour nous procurer une voiture de terre mais inutilement. Comme nos approchions de Vienne, le pays nous parût être moins agreste : il y a des vignes sur les revers des collines, et de grandes îles, et en grand nombre, sur le Danube.
Tulln14 est une petite ville fortifiée. Elle a une belle église et un beau couvent, lesquels réunis à une belle douane, constituent tout ce qu’on trouve ordinairement de plus remarquable en Autriche.
À Korneubourg15, il y a une forte citadelle sur le sommet d’une colline extrêmement élevée, qui commande la rivière et la ville.
Nusdorf16 est un village à trois milles de Vienne qui n’a de remarquable qu’une église et la douane. On me mit vraiment hors de moi, quand on me dit, que comme c’était dimanche, le train ne pouvait, pour rien au monde, entrer de suite à Vienne. Il n’était pas plus de cinq heures, et c’était le septième jour de mon séjour dans mon étable, où, à la vérité, j’aurais pu devenir gras si j’avais eu de quoi manger ; mais ce n’était pas le cas. La faim aussi bien que la perte de mon temps, me rendait très impatient de relâcher ; et après avoir perdu heure à tacher de me procurer une voiture de poste, je trouvai un misérable bateau pour me porter, moi et mon domestique jusqu’à Vienne

Charles Burney, DE L’ÉTAT PRÉSENT DE LA MUSIQUE, En Allemagne, dans les Pays-Bas et les provinces Unies, ou JOURNAL de Voyages fait dans ces différents Pays avec l’intention d’y recueillir des matériaux pour servir à une histoire générale de la Musique, par Ch. Burney, Professeur de Musique, Tome II, Gênes, J. Grossi, Imprimeur, 1801.

Notes :
1  District du borough londonien de Richmond upon Thames
2 Une lieue vaut ici probablement 4, 828 032 km
3Pain de seigle rustique.
4 Aschach, Haute-Autriche, village, place de marchés et de foires sur la rive droite, à un peu plus d’une vingtaine de kilomètres de Linz.
5 Une verge = 91, 44 cm soit une enjambée moyenne.
6 Ces chapelles n’ont pas un espace nécessaire pour contenir des hommes et un prêtre ; il n’y en a que ce qu’il en faut pour un crucifix et une image de la Vierge. Notes de l’auteur.
7 Spielberg, forteresse médiévale imposante et cloître du XIIe siècle construits par les évêques de Passau sur une île près de la rive droite à l’origine. Avec la régulation du Danube, les ruines de la forteresse se trouvent désormais sur la commune de Langenstein (rive gauche) à environ 1 km du fleuve.
8
Struden en Strudengau (rive gauche), Haute-Autriche, petit village en aval de Grein où étaient situés autrefois des tourbillons (Strudel) célèbres redoutés qui nécessitaient pour les traverser l’aide d’un pilote local. Il est probable qu’au moment où Burney les traverse, au mois d’août, le Danube soit en période basses-eaux d’où ses réflexions à leur sujet. 
9 Ybbs, rive gauche, Basse-Autriche.
10 En réalité un couvent de moines bénédictins.
11 Krems-Stein, Basse-Autriche, ville de la rive gauche, à la sortie de la Wachau. Le deuxième pont en bois du Danube autrichien après celui de Vienne (1439), construit en 1463 se trouvait à la hauteur de Stein.
12 Floßmeister, conducteur de radeau.
13 Basilique mineure baroque au-dessus du fleuve (rive gauche) et haut-lieu de pèlerinage de Basse-Autriche avec Mariazell. On s’y rendait autrefois également en bateau.
14 Petite ville de Basse-Autriche sur la rive droite aux origines romaines, située à une quarantaine de kilomètres de Vienne.
15 Korneuburg, Basse-Autriche, sur la rive gauche en face de Klosterneuburg. Il s’agit de la forteresse du Bisamberg.
16  Littéralement « Le village des noix ou le village où pousse les noyers », village de vignerons de la rive droite au pied du Kahlenberg, à l’entrée du canal du Danube aujourd’hui intégré à Vienne (XIXe arrondissement).

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour août 2025

Ernst Molden et le Danube

   Notre famille était amie avec un homme chaleureux qui écrivait de nombreux articles pour les journaux. Il nous invitait dans sa petite maison sur pilotis qu’il possédait dans la « Ferienkolonie » (zone de weekend toute proche du fleuve et en terrain inondable) à Kritzendorf (Klosterneuburg, rive droite, Basse-Autriche), sur le Danube.

Piscine fluviale de Kritzendorf

   Les moustiques faisaient souffrir mes parents. Il faisait souvent chaud et humide. Notre hôte s’appelait Ernst, comme moi. Il n’y a pas tant de personnes sérieuses que ça dans le monde, et quand un homme sérieux en rencontre un autre, il a tendance à lui faire confiance. Il avait écrit plusieurs livres sur le Danube, et il me fit découvrir « son » fleuve.

Ernst Trost, « Lebenslauf eines Stroms » (« Le Danube, biographie d’un fleuve », 1976

   Comment on remontait le Danube, comment on entrait dans l’eau et de quelle façon on se laissait porter jusqu’au point de départ, en passant par toutes les bizarreries des rives. Il m’a montré la ligne à peine visible dans l’eau, au-delà de laquelle le fleuve devient soudain rapide et dangereux. Puis il m’a laissé seul et j’ai parcouru des petits sentiers sauvages à travers la jungle danubienne, j’ai trouvé un rat mort et j’ai aussi sursauté parce que, tout proche, un héron s’est envolé en criant depuis un fourré de saules. J’ai croisé des rainettes et des grenouilles d’une rapidité et d’une agilité incroyable et je n’ai pas du tout vu le temps passer. Le soir, je me suis rendu compte que je n’avais jamais autant apprécié la nature que ce jour-là au bord du Danube.

Ernst Molden et le Danube, photo droits réservés

   Quand vous tombez amoureux du fleuve, il se met à couler désormais dans votre âme. Comme si on regardait à travers les yeux d’une nymphe du fleuve. L’eau ne vous quitte plus, elle vous regarde pour toujours. Plus tard, j’ai moi-même écrit sur le Danube, un roman d’horreur qui se déroulait dans ses prairies alluviales, et de nombreuses chansons consacrées au Danube. Et j’y suis retourné encore et encore. Au début, j’y allais seul, plus tard avec ma femme et nos enfants. J’ai fait la connaissance de nombreux « gens du fleuve » : des bateliers, des passeurs, des pêcheurs, et le « Humer-schurl », l’aubergiste d’Orth (Humer Uferhaus3, restaurant avec terrasse de la rive gauche du Danube à Orth, en aval de Vienne, réputé pour ses plats de poissons et prisé des habitants de la capitale et de ses environs qui y viennent en  promenade). 

Le tout premier établissement à proximité de l’embarcadère d’Orth, photo du début du XXe siècle, collection du Musée d’Orth/Donau

   Le dernier homme du fleuve que j’ai rencontré jusqu’à présent est Carl Manzano, l’ancien directeur du Parc National des Donau-Auen (Parc National des Prairies Alluviales Danubiennes) un homme intelligent et cultivé, qui ne considère pas seulement le parc comme une réserve de plantes et d’animaux, mais aussi comme un monument historique et culturel, notamment dans son processus de retour progressif à l’état sauvage. Le Parc National des Prairies Alluviales Danubiennes, créé à la suite d’une grande vague de protestations contre le projet de la centrale hydroélectrique de Hainburg et d’un référendum, s’étend de Vienne à la frontière avec la Slovaquie et il représente pour moi le cœur de toute la magie dont le Danube est capable. Carl Manzano savait à quel point le Danube était important dans mon travail. Il m’a demandé si j’avais envie d’écrire un cycle de chansons pour le XXe anniversaire du Parc National. Avant même qu’il n’ait fini de parler, j’avais déjà accepté. J’ai passé une grande partie du printemps et de l’été 2015 dans la jungle du Danube. J’ai rassemblé des images, des odeurs, des sons, je me suis laissé envoûter par des poissons qui sautent hors de l’eau et des serpents qui ondulent, j’ai été surpris par un aigle de mer qui s’élevait en silence majestueusement derrière les peupliers, et j’ai bien sûr été mangé par des milliers de moustiques.
   J’ai regardé passer les remorqueurs sur le Danube, les  bateaux immenses, je me suis perdu et j’ai réalisé à quel point la jungle et la folie étaient proches. Aussi proches que la jungle et le bonheur…
Je remercie Ernst Trost, l’aîné, qui m’a fait découvrir ce « Schdrom », le plus beau fleuve du monde. En juillet 2015, alors que je venais de terminer mes chansons, cet homme exceptionnel s’est noyé dans le Danube alors qu’il s’y baignait. Cet album est donc dédié, comme toujours, à mon grand amour Veronika, mais aussi à la mémoire d’Ernst Trost (1933-2015). »

Traduction et adaptation en langue française Eric Baude, mis à jour mai 2025

ps://youtu.be/fEyCIIGxKbo?feature=shared
www.donauauen.at

Notes :
1 Écrivain, auteur-compositeur-interprète autrichien né en 1967,  fils de l’éditeur Fritz Molden, petit-fils de Paula von Preradović, parolière de l’hymne national autrichien, et d’Ernst Molden senior, ancien rédacteur en chef de la Neue Freie Presse.
2 Ernst Trost, journaliste et écrivain autrichien, pionnier du journal populaire « Krone Zeitung », auteur du livre  « Die Donau. Lebenslauf eines Stromes » (« Le Danube, biographie d’un fleuve »,  1976, est décédé à l’âge de 82 ans après un accident de baignade dans la piscine fluviale (Strombad) de Kritzendorf.
3 Dans le bulletin communal d’Orth an der Donau de 1906, on trouve la mention suivante : « Afin d’offrir aux passagers une possibilité de se reposer et de se restaurer en attendant l’arrivée du steamer, un établissement a été construit sur le terrain communal à proximité de l’embarcadère. Georg (I) et Aloysia Humer en deviennent les gérants en 1936. L’auberge est connue pour offrir un grand choix de poissons d’eau douce et une préparation traditionnelle. La famille Humer est mentionnée dès 1704 en tant que « maîtres pêcheurs ». Cette famille pratiquait la pêche professionnelle sur le Danube depuis 1853, activité arrêtée en 1992. Il n’y a plus de pêcheurs professionnels sur le Danube viennois ! Il existait également un bac (exploité par la famille Humer) à cette hauteur du fleuve qui permettait de rejoindre Haslau sur la rive droite. Aujourd’hui seuls les piétons et les cyclistes ont encore l’opportunité de traverser le fleuve à cet endroit. 

Un voyage pittoresque sur le Danube de Vienne à Ofen et [Buda]Pesth vers 1850

Un exemple de cet engouement pour les voyages Danube est illustré par la publication à Vienne en langue allemande et hongroise, dans les années 1850, du superbe album intitulé Malerische Donaureise von Wien bis Ofen und Pesth/Festői dunahajózás Bécstől Buda-Pestig (Un voyage pittoresque sur le Danube de Vienne jusqu’à Ofen et Pesth), album illustré de peintures et de dessins auquel collaborent des artistes réputés comme Jacob Alt (1789-1872) et Franz Xaver Sandmann (1805-1856). Les lithographies ont été gravées par B. Johann Rauch (1803-1863), l’album édité  par Josef Bermann à Vienne.
Ces illustrations nousc éclairent sur l’état du fleuve et de ses rives à cette époque. Y figurent de nombreux détails de la vie et des activités qui régnaient sur et au bord du Danube comme la présence de bateaux-moulins, de toutes sortes de d’embarcations à la voile et à la rame ainsi que des métiers traditionnels en lien avec le cours d’eau.
Ce document appartient à la collection du Département des images et des graphiques (Sammlung Bilder und Grafiken) de la Bibliothèque Nationale d’Autriche à Vienne. Nous remercions cette institution de nous l’avoir mis à disposition et de nous avoir autorisé à le reproduire en partie.

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour mai 2025

Embarcadère de la D.D.S.G. à la hauteur du parc du Prater (?). Au premier plan, un bateau-moulin

Hainburg et la manufacture de tabac, rive droite

Pressburg/Poszony (Bratislava), vue sur le château et la rive gauche

La forteresse sur le rocher de Thèbe (Devín) et un bateau-moulin

Gran/Esztergom et la basilique saint-Adalbert depuis la rive gauche

Visegrad depuis la rive gauche

Waizen/Vácz (rive gauche)

 Chantier naval d’Alt Ofen (Schiffswerfte bei Alt Ofen/ Ó BudaI hajógyár)

Ofen-Buda (rive droite)

Les quais de Pest et le pont aux chaines

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