« Sur le Beau Danube Bleu »

La suite de valses la plus célèbre de toute l’histoire de la musique, la plus jouée mais aussi la plus enregistrée au monde, sans doute encore plus enregistrée que la symphonie dite « Du nouveau monde » d’Antonín Dvořák (1841-1904) et qui fit danser des générations de couples depuis sa création, à Vienne, le 15 février 1867, et fait toujours danser et rêver, n’a pas pris une ride au cours du temps malgré de nombreux accommodements, reprises, arrangements, adaptations, paraphrases, pastiches et utilisations en toutes circonstances d’un goût parfois plus que douteux. Elle reste toujours pour le grand public  et les mélomanes, le suprême moment de plaisir et d’émotion du « populaire » concert du Nouvel An de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, évènement culturel retransmis dans le monde entier par la Télévision Autrichienne en direct depuis la somptueuse salle du Musikverein1, une salle aux proportions idéales et à l’acoustique exceptionnelle,l’une des plus belles de la planète musicale !

La salle du Musikverein de Vienne construite selon les plans de Théophil Hansen (1813-1891), photo Wikipedia

La construction du bâtiment, commencée la même année que la création de cette suite de valses, sur les plans de Theophil Hansen (1813-1891), architecte d’origine danoise naturalisé autrichien et chantre du néoclassicisme viennois, s’achève au tout début de 1870. L’inauguration du Musikverein eut lieu le 6 janvier 1870 avec un concert dirigé par le  jeune chef autrichien Johann Herbeck (1831-1877) suivi d’un bal pour lequel Johann Strauss Junior écrivit une autre suite de valses, Freut Euch des lebens (Les Joies de la vie), opus 340.

Les ombres du Danube noir
On pourrait presque considérer ce concert d’inauguration du Musikverein comme le premier de la série de concerts du Nouvel An. Encore ne faut-il pas oublier que la véritable origine de cette manifestation musicale du Nouvel An remonte en fait à l’année 1938 et à une initiative de Clemens Krauss (1893-1954), un chef d’orchestre autrichien sympathisant du régime nazi. Le concert du Nouvel An de Vienne servit d’outil de propagande de ce régime2. Sombre période aussi pour le Philharmonique de Vienne : une soixantaine de musiciens du Philharmonique de Vienne appartinrent au parti hitlérien pendant la seconde guerre mondiale. Une dizaine d’entre eux en seront expulsés à la fin du conflit pour activités nazies. Quant à Arnold Rosé (1863-1946)3, le génial violon solo de l’orchestre de 1881 à 1938 et beau-frère de Gustav Mahler (1860-1911), il quitta Vienne et l’Autriche peu de temps après la mort de sa soeur en août 1938 et se réfugia à Londres. Sa fille et nièce de Gustav Mahler, Alma Rosé (1906-1944), violoniste d’exception, disparaît à Auschwitz en 19444. Aussi quand on lui proposa en 1946, de reprendre sa place de violon solo de l’orchestre, refusa-t-il catégoriquement. Arnold Rosé mourra à Londres deux ans plus tard5.

Planent ainsi au dessus du traditionnel concert du Nouvel An de la première et irréprochable, musicalement parlant, formation symphonique viennoise, les ombres effrayantes d’un Danube noir avec lequel l’Autriche continue encore à fleurter.
Mais revenons au Beau Danube bleu

Une grand valse de concert avant une valse de bal ?
   Cette oeuvre, semble-t-il la première composition pour choeur d’hommes de Johann Strauss Junior, avait été commandée en 1865 par le Männergesangverein, l’Association du Choeur d’Hommes de la capitale impériale, cercle musical fondé en 1843 à l’Auberge du Lion d’or6. Cette société chorale chantait en de nombreuses occasions, non seulement des grandes oeuvres de Schubert, Berlioz, Brahms mais aussi de la musique populaire et plus légère voire satirique ou parodique dans le cadre des soirées déguisées de Carnaval, des « Soirées des fous » ou de concerts en plein air. J. Strauss Junior n’avait jusque là que très peu composé pour la voix : quelques oeuvres de jeunesse, un lied pour sa femme Jetty (von) Treffz (1818-1878), de son vrai nom Henriette Chalupetzky, cantatrice autrichienne.

Jetty (von) Treffz, première femme de Johann Strauss II, sources Gallica, BNF, Paris

Il commence par écrire deux versions, l’une pour choeur et piano, l’autre pour orchestre. Les premières esquisses de la partition pour orchestre du beau Danube Bleu, datent de 1866. La version pour choeur d’hommes, d’abord en quatre puis cinq parties, est achevée peu de temps avant la première mais la partie de piano doit être encore orchestrée pour l’orchestre militaire (ensemble à cordes) qui accompagnera le choeur lors de son prochain concert. L’arrangement fut confié soit à Josef Widerman, chef de l’orchestre militaire ou à Johann Proksch de l’orchestre de J. Strauss Junior. La toute première audition de l’oeuvre a lieu pendant la période de Carnaval du 15 février 1867, sans l’introduction et la coda, en deuxième partie d’un concert marathon de cinq heures à la première Salle des bains de Diane, située sur le canal du Danube, à la hauteur actuelle du 95, Obere Donaustrasse, rue du Haut-Danube.

Salle des bains de Diane, vers 1810-1820

Cette salle des Bains de Diane initiale, construite selon les plans de l’architecte français Jean Charles Alexandre de Moreau (1758-1840),  a été malheureusement été démolie depuis. On trouve aujourd’hui à sa place un immeuble moderne à l’architecture sans grâce, peu inspirée qui abrite les bureaux d’I.B.M et sur la façade de laquelle n’est apposée qu’une simple plaque commémorative rappelant l’emplacement de la première salle de Diane.

L’été précédent, le 3 juillet 1866, l’Autriche a subi une cruelle défaite contre les Prussiens à Sadová ou Königggratz, près de la ville aujourd’hui tchèque de Hradec Králové, et l’ambiance n’est guère aux réjouissances dans la capitale autrichienne. Cet hiver 1867, les nombreux bals de la cour ont été remplacés par des concerts, c’est pourquoi le Männergesangverein, (Association du Choeur d’Hommes) présente le 15 février, au lieu de la soirée traditionnelle dite « Soirée des fous » avec danse et des déguisements, un « orphéon de carnaval ». L’orchestre militaire du quarante-deuxième régiment d’infanterie et le choeur d’hommes sont dirigés par Rudolf Weinwurm (1835-1911), directeur du Männergesangverein. Le programme de cette longue manifestation est en grande partie constitué de parodies et de pastiches pour tenter de divertir le public.

Partie de ténor I (première page) de la suite de valses du Beau Danube bleu avec le texte pamphlétaire d’origine de Joseph Weigl (1821-1895), Musée historique de la Ville de Vienne (photo droits réservés)

« Wiener seid’s froh!
Oho! Wieso ?
Ein Schimmer des Licht —
Wir sehen noch nicht.
Der Fasching ist da ;
Ach so, na ja !
Was hilft denn das Trauern
Und das Bedauern ?
Drum froh un heiter seid ! »
Extrait du texte original de Joseph Weygl  

   Le texte original que chante le choeur d’hommes, écrit par le poète « de service » du Männergesangverein, Joseph Weigl (1821-1895), humoriste, traducteur, commissaire et rédacteur de la gazette de la police, est médiocre voire niais (le choeur aurait tout d’abord refusé de le chanter ?) mais il est dans le ton de l’époque c’est-à-dire anti révolutionnaire et de caractère satirique et politique, voire dans l’un des couplets franchement antisémite… On parle dans le texte d’un ton moqueur de la vie à la campagne, des propriétaires de biens, on raille les artistes et les hommes politiques viennois en invitant dans le dernier couplet les auditeurs à oublier, lors de la période du Carnaval, les soucis de la vie et la situation de l’Empire. Le public viennois qui est convié à la manifestation et invité à participer financièrement à la construction d’un monument à la mémoire de Franz Schubert (1797-1828), n’y prête guère attention et l’oeuvre est très bien reçue contrairement à la légende et aux biographies romancées qui voudraient que cette première audition ait été un échec. La presse relate l’évènement avec enthousiasme : « Le Beau Danube bleu pour choeur et orchestre frappait de plein fouet. C’est un véritable Johann Strauss, un excellent Johann Strauss, plein de ses mélodies gaies et tendres que l’on ne peut trouver que sur les rives du beau Danube bleu… ». Les journalistes parlent d’un grand triomphe pleinement mérité. L’oeuvre s’impose rapidement à Vienne avant même ses grands succès ultérieurs de Paris et de Londres.
La musique, aux antipodes de la sombre situation politique de l’Empire autrichien de l’époque dominé par la Prusse, parle au coeur des Viennois qui ont un grand besoin de réconfort et de penser à autre chose après la défaite de leur armée face à Guillaume Ier. Quant au médiocre texte de Joseph Weigl, il va disparaître en 1890, remplacé par un poème malheureusement à nouveau sans grand génie mais plus « convenable », plus en harmonie avec l’atmosphère de l’oeuvre et dont l’auteur est le critique musical et compositeur Franz von Gerneth (1821-1900).

Johann Strauss II vers 1880 par Franz Gaul (1837-1906), Musée historique de la Ville de Vienne

La création de la version pour orchestre
La création de la toute première version pour orchestre, complétée de l’introduction et de la coda (final), a lieu le 10 mars de la même année au Jardin du peuple royal et impérial (K. und K. Volksgarten), aujourd’hui le « Volksgarten ».

Le  « K. und K. Volksgarten » et la « Hofburg » sur une carte postale, vers 1910, collection Wien Museum

Quant à la version pour choeur et orchestre avec le nouveau texte écrit par Franz von  Gerneth, elle aura lieu le 2 juillet 1890 au parc Dreher (du nom du brasseur viennois A. Dreher le jeune), dans le quartier viennois périphérique de Meidling, à proximité immédiate du château impérial de Schönbrunn, à l’occasion de la saison musicale de l’établissement de plein air J. Weigl (un homonyme de l’auteur des premières paroles de la valse).

Le Parc Dreher et l’établissement de plein de J. Weigl. À l’arrière-plan, à gauche, la scène de plein air où se produisaient les orchestres à la belle saison.

J. Strauss Junior se rend à Paris pendant le printemps de cette même année pour l’Exposition Universelle de 1867 à l’invitation de la femme de l’ambassadeur d’Autriche, Pauline de Metternich (1836-1921)7, amie intime de l’Impératrice Eugénie. La France de Napoléon III est en train à cette époque de se rapprocher de l’Autriche face au danger prussien. Le compositeur va se trouver au coeur de cette nouvelle amitié des deux pays. Il lui faut ajouter une valse à son programme musical. Il fait donc acheminer de Vienne sa partition pour orchestre déjà utilisée au mois de mars précédent.

Le 28 mai 1867, en pleine Exposition Universelle, J. Strauss Junior dirige ses compositions lors de plusieurs concerts et suscite un immense engouement populaire pour sa musique et pour le genre de la valse. L’œuvre va s’identifier à la nouvelle alliance franco-autrichienne contre la Prusse. Nouveau succès parisien pour les Strauss, trente ans après celui de son père Johann Strauss I. Le succès sera tel que les éditeurs viennois ne parviendront qu’avec difficulté à répondre à la demande d’envoi de la partition dans les semaines suivantes. La légende du beau Danube bleu est en route. L’oeuvre va bientôt faire le tour du monde.

Lors d’une tournée triomphale aux États-Unis, dans les années 1870, le musicien viennois dirige au Festival de Boston Sur le beau Danube bleu et quelques autres de ses compositions à l’occasion d’un concert réunissant plus de mille musiciens.

Les années 1860 : le temps des grandes valses
   Ces années 1860 sont une période faste pour Johann Strauss Junior, nommé enfin Directeur de la musique des bals de la cour en 18639. Il écrit alors un certain nombre de ses plus grandes suites de valses, Künstlerleben (La vie d’artiste), opus 316, Geschichten aus dem Wienerwald (Histoires de la forêt viennoise), opus 325, Wein, Weib und Gesang (Du vin ,des femmes et des chansons), opus 333. Oubliée l’ambiance des valses tourbillonnantes et superficielles d’autrefois. Avec leur introduction de plus en plus élaborée, aux tempos lents et aux atmosphères nostalgiques ou mélancoliques, ces oeuvres se situent dans la tradition des grands compositeurs et concerts viennois, concourant à la dignité retrouvée de l’Autriche. L’opus 314 (Le Beau Danube Bleu) va servir de socle à la construction du mythe romantique austro-danubien.

L’oeuvre
   Sur le beau Danube bleu est en réalité constitué d’une succession de cinq valses, chacune précédée d’une introduction lente et majestueuse et divisée en deux thèmes principaux qui s’enchaînent. Elles se concluent par une coda, correspondant ainsi au plan habituel fixé par les Strauss.

Nombreux sont les emprunts thématiques à des oeuvres précédentes : opus 268 (valse n°1, n°4 et n°5), opus 265 (valse n°2) , opus 251 (valse n°3), opus 215 (valse n°5). Ces thèmes sont réutilisés transposés dans de nouvelles tonalités (ré majeur, si mineur, sol majeur et fa majeur et la majeur).

L’atmosphère féérique qui traverse toute l’oeuvre tient à de nombreux éléments parmi lesquels :
– une orchestration irréprochable et raffinée, un jeu de multiples nuances et de subtiles effets de tous genres comme  un art sans égal du rubato et du trémolo.
– une mise en valeur par l’intermédiaire de la somptueuse orchestration de la grande tradition viennoise de la facture instrumentale qu’on retrouve dans l’utilisation des bois et des cuivres (sonorités des cors extrêmement enveloppantes, soli bucoliques de la flûte et du hautbois, dialogues entre bois et cuivres…) s’inscrivant dans la tradition de l’orchestre romantique des  grands compositeurs comme Carl Maria von Weber (1786-1826) et Otto Nicolaï (1810-1849), un des fondateurs de l’Orchestre Philharmonique de Vienne dont l’oeuvre lyrique la plus célèbre Les joyeuses commères de Windsor, composée en 1845-1846, fut refusée par l’Opéra de la cour de Vienne et dont la musique symphonique est malheureusement (trop) rarement interprétée.
– le thème à la fois simple et élégant, facile à fredonner de la première valse qui s’impose par son dessin d’une grande souplesse. Il apparaît dès l’introduction et revient textuellement dans la coda, permettant de donner une grande unité à l’œuvre.
– les nombreux changements de tonalités d’une valse à l’autre (et au sein de chacune) qui évitent un sentiment de répétition.
Cette musique à la fois populaire et savante, sans la moindre parcelle de vulgarité, élaborée avec goût, intelligence et avec un remarquable savoir-faire sait réconcilier la société avec elle-même. Elle continue manifestement à agir de la sorte aujourd’hui.

Quelques réflexions autour du titre de l’oeuvre
Pourquoi diable Johann Strauss a-t-il intitulé sa suite de valses Sur le beau Danube bleu ?

« Genius Locui », la Leopoldstadt
« Aucun autre quartier de Vienne n’a été aussi marqué par le Danube que la Leopoldstadt. Située, telle une île, entre les bras du Danube, elle  avait constitué son propre microcosme. Le fleuve, qui par ses inondations, détruisait toujours à nouveau ce quartier, assurait en même l’existence à une large couche de la population. Johann Strauss vivait depuis sa prime enfance dans la Leopoldstadt dont le caractère commença à changer à partir de 1860 lorsque ce quartier fut rattaché à la « grande commune de Vienne » : la Leopoldstadt s’urbanisait. C’est dans cette juxtaposition de trois éléments contradictoires, le Danube non encore apprivoisé, le parc d’attraction du Prater et un paysage urbain toujours plus grand ayant sa propre spiritualité, que résidait le charme de la Leopoldstadt. C’est ici, à l’âge de quarante ans, que Johann Strauss composa en 1866/1867 son opus 314 « Le Beau Danube bleu », la plus célèbre valse du monde. »

Une partie de Leopoldstadt et le bras (canal) Danube en 1780, gravure de Johann Andreas Ziegler (1749—1802), collection Wien Museum

Il faut rappeler tout d’abord que le fleuve empruntait à cette époque d’autres chemins et que c’est l’homme, par ses aménagements, qui l’a fait  changer de route. Aussi l’oeuvre fait-elle référence à ce qu’on appelle maintenant « Le vieux Danube ». Le Danube « straussien » d’autrefois n’avait évidemment rien à voir avec le tracé monotone et rectiligne, presque entièrement bétonné et tout sauf poétique du Danube viennois contemporain sur lequel naviguent les bateaux de croisière et au bord duquel ils s’amarrent.
Le fleuve traine toujours au dix-neuvième siècle une mauvaise réputation avec ses sautes d’humeur, ses nombreux bras et ses îles marécageuses en forme de labyrinthe, inondant régulièrement certains quartiers de la ville dont Leopoldstadt où la famille de Johann Strauss père est installée depuis 1834 dans la maison dite Zum Goldenen Hirschen (Au Cerf d’Or), au n° 17 de l’actuelle Taborstrasse. Elle y occupe une suite de pièces et y restera 52 ans. Johann Strauss II ne quittera lui-même cet appartement parental qu’après son mariage en 1862 et restera dans le même quartier de Leopoldstadt, conservant son appartement de la Praterstrasse, où il compose « Sur le Beau Danube Bleu » bien après l’achat de sa maison de Hietzing.

L’immeuble d’habitation de Johann Strauss Junior (vers 1870), Praterstrasse 54, peinture de Karl Wenzel Zajicek (1860-1923)

Les grands-parents paternels du compositeurs résidaient, quant à eux, Flossgasse (rue des radeaux !) dans un bâtiment surnommé Zum heiligen Florian. Le grand-père, Franz (qui se serait noyé dans l’un des débordements du fleuve) y tenait entre 1803 et 1816 une brasserie, fréquentée en particuliers par les bateliers et les mariniers du Danube. Ainsi le compositeur et sa famille sont-ils en lien intime avec le Danube.
Pour mettre fin à ces calamités des inondations répétées et faciliter également le développement de la nouvelle navigation à vapeur (la prestigieuse impériale et royale D.D.S.G. ou DonaudampfschiffgesellschaftSociété Danubienne de Bateaux à Vapeur, fondée en 1829, n’a-t-elle pas offerte dès 1830, avec son steamer « François Ier un service fluvial pour les passagers entre Vienne et Budapest ?), des travaux de régulation et d’aménagement ont commencé et vont continuer à se réaliser. Le profil du fleuve viennois et autrichien va se métamorphoser tout comme la physionomie de la ville et des quartiers qui le bordent.
Une grande effervescence autour des débuts et du développement de la navigation danubienne règne aussi dans la capitale, effervescence dont le point culminant va être pour tous le pays l’Exposition Universelle de 1873 qui est installée au Prater en bordure du fleuve désormais canalisé. Le Danube apparaît ainsi pour les Viennois, sous les traits de deux visages antinomiques : une menace régulière pour une partie de la ville mais aussi un formidable outil de promotion de l’industrie viennoise et d’incitation à une nouvelle forme de voyages, à la découverte et à l’ouverture vers l’Europe orientale et la mer Noire par la route fluviale. Les premiers voyageurs par bateau ne décrivent-ils leur expérience avec enthousiasme ?
Alors à quel Danube, J. Strauss Junior fait-il référence en choisissant ce titre et cette couleur ? Le musicien emprunte-t-il son titre à deux poèmes du recueil Stille Lieder (1840) de Karl Isidor Beck (1817-1879) et qui parlent du beau Danube bleu et que le musicien a peut-être lu ? Beck, poète, journaliste et écrivain, né dans une famille juive de la petite cité de Baja sur la rive gauche du Danube hongrois méridional, célèbre t-il vraiment le même fleuve que l’oeuvre de J. Strauss Junior ?
D’autre part la question récurrente de la couleur bleue du fleuve m’étonnera donc toujours. Pourquoi le Danube ne pourrait-il pas être bleu ? Le fleuve est bleu même à Vienne et encore aujourd’hui comme j’ai pu le voir à maintes reprises lorsqu’un grand ciel bleu s’y reflète intensément par grand beau temps clair. S’il est vrai que le Danube prend plus souvent d’autres couleurs, marron, verdâtre, jaune (voir Jules Verne et son Danube Jaune), gris, doré, blond (version hongroise selon C. Magris dans son livre Danube), parfois argenté, orange ou rougeoyant au coucher quand le soleil prend plaisir à plonger dans ses eaux en une sorte d’apothéose de la nature… il lui arrive aussi d’être d’un bleu magnifique. Avouer que pour danser, c’est quand même beaucoup plus attrayant que Le Danube gris8 ou Le Beau Danube marron ! Alors ? Pour ce qui concerne la couleur bleue, les prudents commissaires viennois de la grande exposition anniversaire consacrée au cent cinquantième anniversaire de la célèbre valse et organisée au début de 2017 à la Bibliothèque municipale se sont interrogés et s’interrogent toujours, ne pouvant, comme bien d’autres avant eux, qu’émettre des hypothèses.
Le musicologue américain John Witten, éminent connaisseur de l’oeuvre de Johann Strauss témoigne de son côté : « Et finalement, en ce qui concerne l’affirmation trop souvent répétée — même par des journalistes et des savants renommés, voire même par les Viennois10 — que le Danube n’est jamais bleu, on ne peut que plaindre celui qui le croit ou le répète. Les jours de grand soleil, chaque regard jeté à partir de Nussdorf ou de Heiligenstadt sur le fleuve montre que le Danube peut être, même aujourd’hui, d’un grand bleu splendide. Exactement comme Strauss semble l’avoir senti et vu. »
Les hommes, à défaut de voir le Danube en bleu, n’en feraient-ils pas voir de toutes les couleurs au fleuve depuis leur présence sur ses rives ? Une pesanteur que la suite de valses du Beau Danube bleu prend justement à revers !

Le grand malentendu du kitsch !
   Jamais peut-être aucune oeuvre n’aura engendré dans l’histoire de la musique classique autant de malentendus que cette suite de valses opus 314. Tout cela en grande partie à cause du titre ! Bien souvent utilisée, récupérée, parodiée, mutilée, elle symbolise bien malgré elle, une « grande » époque, des clichés nostalgiques sur le fleuve (le seul fleuve qui traverse désormais l’Autriche. Même la Suisse à la taille plus modeste voit deux grands fleuves naître dans ses montagnes : le Rhin et le Rhône !) ,  et sur l’Autriche, l’Empire austro-hongrois, Vienne et la musique viennoise. L’oeuvre a ainsi contribué elle-même à forger l’image d’un Danube mythique loin de la réalité mais qui continue à être entretenue à l’intention de touristes en mal de romantisme à l’eau de rose (du Danube !). L’Histoire a assimilée cette oeuvre à ses tragédies humaines ou à des fêtes élitistes, la réduisant bien souvent à une musique d’accompagnement. L’oeuvre a connu tous les malentendus possibles !Elle  fut transformée en oeuvre de propagande par le régime nazi puis choisie provisoirement par l’Autriche à la fin de la seconde guerre mondiale comme hymne national. Elle n’a pourtant absolument aucun message patriotique à diffuser. Le cinéma (merci Messieurs Kubrick et Coppola et bien d’autres !), la publicité, les médias, le tourisme de masse, l’industrie du souvenir en ont fait une musique aseptisée, vidée de sa profondeur et de son existence et de ses qualités propres. Les hauts-parleurs exécrables d’une compagnie d’aviation que je ne nommerai pas, les indicatifs d’émissions radiophoniques, les sonneries de portables, les toilettes d’une station de métro de la capitale autrichienne et sans doute ailleurs dans ce monde en état de surdité aggravée, vomissent désormais en boucle dans l’espace contemporain quelques premières mesures désincarnées d’un thème éblouissant.
Pourtant, pourtant, derrière tous ces décors de théâtre superflus, ces habits de cirques éphémères dont on a inlassablement paré cette musique, il y a autre chose de plus secret reliée à l’intimité indicible de cette suite de valses qu’on ne peut découvrir qu’en revenant à l’oeuvre elle-même, dans un pur silence de première écoute.

Premiers enregistrements
Des extraits de la suite de valses du Beau Danube bleu ont été enregistrés, probablement à Philadelphie (Pennsylvanie), dans une transcription-arrangement pour orchestre à vent par le Pryor’s Orchestra [i.e. Victor Orchestra] sous la direction de Walter B. Rogers  le 1er mai 1906 (Victor 21294 ou B-6220, matrice C-148/4). Durée 3 mn 33.
Browse All Recordings | Blue Danube waltz, Take 4 (1906-05-01 …

    Le chef d’orchestre anglais Léopold Stokowski (1882-1977) a enregistré des extraits de la suite de valses du Beau Danube bleu avec une sélection de musiciens de l’orchestre philharmonique de Philadelphie le samedi le 10 mai 1919.
Blue danube Waltz, Victor 74627, matrice C-22825-4, disque 78 tours Victrola
 www.stokowski.org

   Le tout premier enregistrement intégral de la suite de valses du Beau Danube bleu a été réalisé en 1924 par l’Orchestre Philharmonique de Vienne (enregistrement par pavillon).

La version de référence ?
   Difficile d’établir un classement parmi quelques-uns des meilleurs enregistrements de l’opus 314. S’il faut en choisir un malgré tout, ce sera celui, selon Danube-culture de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, dirigé par Nikolaus Harnoncourt (2003) ou une version plus ancienne dirigée par le même Nikolaus Harnoncourt, à la tête de l’excellent Royal Concertgebow Orchestra et enregistrée dans la salle de l’orchestre, à Amsterdam, en mai 1986 (Teldec 9031-74786-2). Ou encore celle du chef d’orchestre Seiji Ozawa à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Vienne lors du concert du Nouvel An en 2002.

Au cinéma (sélection)
Des extraits de l’opus 314 ont été utilisés jusqu’à aujourd’hui dans les films suivants mais gageons qu’il y en aura bien d’autres dans l’avenir tant cette musique ne cesse de hanter de nombreux réalisateurs.

Le salaire de la peur, Henri-Georges Clouzot, 1953
2001 : L’odyssée de l’espace, Stanley Kubrick, 1968
Minnie et Moskowitz (Ainsi va l’amour), John Cassavetes, 1971
Le monde sur le fil, Reiner Werner Fassbinder, 1973
La porte du paradis, Michael Cimino, 1980
Europa, Europa, Agniezka Holland, 1990
Rasta Rockett, Joe Turteltaub, 1993
Les anges déchus, Wong Kar-Wai, 1995
La belle verte, Coline Serreau, 1996
Titanic, James Cameron, 1997
Austin Powers, Jay Roach, 1997
Chat noir, chat blanc, Emir Kustarica, 1998
Battle Royale, Kinji Fukasaku, 2000
Good bye, Lenin !, Wolfgang Becker, 2003
Les 11 commandements, François Desagnat, 2004
99 francs, Jan Kounen, 2007
Wall-E, Andrew Stanton, 2008
Jodorowsky’s dune, Franck Pavich, 2013
Gus, petit oiseau grand voyage, Christian de Vita, 2015
Lolo, Julie Delpy, 2015

Theodor Zache (1862-1922), « La valse viennoise », 1892 : Au centre J. Strauss Junior, entouré de J. Strauss père, Joseph Lanner, Joseph Strauss, Édouard Strauss, Joseph Bayer, Carl Millöcker, Philipp Fahrbach fils et Carl Michael Ziehrer, en bas le portrait de Johann Schrammel, sources, S.d.d.b. : Theo Zasche/92, HM, Inv. N°61.186

Notes
Le bâtiment qui appartient toujours à la Gesellschaft der Musikfreunde in Wien (Société des amis de la Musique de Vienne), fondée en 1812 par Joseph Sonnleithner (1766-1835), ami de Beethoven et auteur du livret de l’opéra Fidelio, comportait à l’origine une grande et une petite salle, celle dernière baptisée « Salle Johannes Brahms » en 1937. Quatre autres plus petites salles ont été inaugurées en 2007 : les salles de verre, de métal, de pierre et de bois. Elles servent à des usages divers (conférences, ateliers…)

2 Le régime nazi utilisa aussi Le Beau Danube bleu comme outil de propagande.
3 Arnold Rosé était né en Moldavie et sa famille qui appartenait à la communauté juive de sa capitale Iaşi, émigra à Vienne pour que les enfants puissent poursuivre leurs études musicales.
4 Fania Fénelon (Fanny Golstein), artiste juive parisienne raconte dans son livre « Sursis pour l’orchestre » que la femme du responsable du camp d’Auschwitz-Birkenau, sachant qu’Alma Malher était autorisée à quitter définitivement le camp de concentration le lendemain, l’a invité la veille à diner pour la remercier de ses activités musicales et l’a empoisonné. Fania Fénélon (Fanny Goldstein), « Sursis pour l’orchestre, témoignage recueilli par Marcelle Routier, Stock, 1976. !
5 Ironie de l’Histoire, la famille Strauss était d’origine juive hongroise. Mais les valses plaisaient tellement au « Führer » qu’après l’Anschluss de 1938 annexant l’Autriche au IIIe Reich allemand, le Ministère de la culture prit un grand soin à effacer toute trace de son hérédité juive afin que la musique des Strauss puisse continuer à être jouée
6 L’auberge était proche de l’actuel Konzerthaus, grande salle de concert viennoise.
7 Son mari, Richard de Metternich (1829-1895), qui est aussi son oncle, est le fils de Klemens-Wenceslas de Metternich (1773-1859), diplomate et homme d’état autrichien, grand ennemi de Napoléon Ier et à l’origine du Congrès de Vienne.
8J. Strauss Junior avait pris le parti des révolutionnaires en 1848 (peut-être pour défier son père qui occupait le poste) et avait été arrêté pour avoir joué par pure provocation La Marseillaise dans la rue.
9 Franz Lehár intitulera par dérision sa dernière valse de concert Le Danube gris en réaction aux désillusions et à l’incompréhension que tous les amateurs de cette danse ressentaient devant l’évolution des goûts.
10 Même les statistiques s’en sont mêlées : « L’affirmation du troisième couplet du poème accompagnant l’oeuvre musicale qui a rendu le Danube encore plus célèbre dans le monde entier que le chant des bateliers pour la Volga, à savoir la suite de valses du Beau Danube Bleu de Johann Strauss junior, est contestée de manière saisissante par des statistiques scientifiques officielles qui furent publiées en 1935. Celles-ci affirment que le Danube est marron 6 jours par an, 55 jours jaune argileux, 38 jours vert poussiéreux, 49 jours vert clair, 47 jours vert pomme, 24 jours vert métallique, 109 jours vert émeraude et 37 jours vert foncé. » Le total  des jours se monte à 365 si bien qu’il n’y a que lors d’une année bissextile que le Danube a la possibilité d’être bleu un trois cent soixante-sixième jour… »
Kurt Dieman, « XXII. Bezirk, Donaustadt, Donau so blau, so blau… » in Musik in Wien, Wilhem Goldmann Verlag Band II, ?,  1981

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour décembre 2024 

Sources :
Monika Fink : An der schönen blauen Donau, Walzer, op. 314, in Monika Fink, Hans-Dieter Klein, Evelin Klein, Meisterwalzer, Lang, Frankfurt am Main u. a. 1999, ISBN 3-631-35189-5, S. 5–14 (Persephone. Publikationsreihe zur Ästhetik. Bd. 4).
Henry-Louis de la Grange, Vienne, une histoire musicale, Les chemins de la musique, Éditions Fayard, Paris, 1995
Dr. Adelbert Schusser, Dr. Reingard Witzmann, Johann Strauss, Salles commémoratives de grands musiciens, Musée historique de la Ville de Vienne, Vienne, ?
Jeroen H.C. Tempelman, By the Beautiful Blue Danube in New York, Vienna Music – Journal of the Johann Strauss Society of Great Britain, no. 101 (Winter 2012), S. 28–31.
Dr. John Whitten, « La création de l’opus 314 Le Beau Danube bleu« , in Johann Strauss, Salles commémoratives de grands musiciens, Musée historique de la Ville de Vienne, Vienne, ?
www.johann-strauss.at
www.wien.gv.at/kultur/archiv/geschichte

Maria am Gestade, (Notre-Dame-du-Rivage), église des bateliers et des pêcheurs du Danube

    Les grands travaux de régulation et d’aménagement du fleuve, la construction du Donaukanal (Canal du Danube) et les importantes rénovations urbaines au XIXe siècle ont bousculé la physionomie du premier arrondissement de la capitale autrichienne. L’emplacement originel de l’église dominait le bras du Danube qui traverse la ville. Son clocher a ainsi longtemps servi de point de repère pour les bateliers qui en firent aussi, avec les pêcheurs, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle, un de leurs lieux de pèlerinage favoris. L’église garde encore dans son nom l’écho de son lien privilégié avec le fleuve et la navigation.

Salomon Kleiner (1700-1761), Johann Andreas d. Ä. Pfeffel (1674-1748), Johann Georg Ringlin (1691-1761), Maria am Gestade (Notre-Dame-du-Rivage), gravure de 1733   

Un sanctuaire à l’histoire mouvementée

   Il n’est pas impossible que la première chapelle chrétienne ait été construite à cet emplacement sur le site d’un sanctuaire romain. Des fouilles archéologiques ont permis de retrouver sur les lieux des vestiges de l’antiquité romaine.
   Certaines sources font remonter la fondation du sanctuaire à l’an 880. Madalvin, alors évêque de Passau, aurait confié à un moine du nom d’Alfied le soin d’ériger un petit édifice religieux. Celui-ci devient ensuite la propriété de moines écossais et irlandais peu après la fondation par ces derniers de la Schottenstift (Abbaye écossaise) en 1160. C’est à cette époque qu’il est fait mention pour la première fois d’une chapelle sur le site de l’église actuelle.

Maria am Gestade, Österreichisch-ungarisch Monarchie in Wort und Bild, Wien, 1886 Vienne

   Un important incendie ravage Vienne en 1262. L’édifice n’est pas  épargné. Il sera reconstruit une dizaine d’années plus tard. La chapelle entre en possession de la famille von Greif (vers 1330) qui fait reconstruire intégralement le choeur en style gothique flamboyant, peut-être l’intention d’en faire un caveau familial. Si le choeur est achevé dès 1637, laconstruction du clocher n’en est par contre qu’à son début. L’église change encore une fois de propriétaire en 1391. Son nouveau maître, le Freiherr (baron) Hans von Liechtenstein-Nikolsburg (vers 1340-1398), souhaite donner à ce sanctuaire une importance qu’il n’avait pas encore acquis. Il choisit pour cela de confier l’ouvrage à un architecte renommé : Michael Knab, dit Maître Michael (vers 1340/1350-ap. 1399).

Carl Pekarek, Maria am Gestade, 1928

  Originaire de Wiener Neustadt, il est l’architecte attitré du duc Albrecht d’Autriche III (1349-1395) pour lequel il a dessiné les plan du château de Laxenbourg. Il a aussi réalisé la tour sud de la cathédrale Saint-Étienne. C’est un architecte déjà expérimenté que le Freiherr von Liechtenstein-Nikolsburg a sollicité pour dessiner les plans de la nouvelle nef de Maria am Gestade en remplacement de l’ancien bâtiment de 1276 et poursuivre l’édification du clocher.

Détail de l’autel, photo © Danube-culture, droits réservés

 De nombreuses contraintes s’imposent. Le côté sud de la rue de Passau est déjà construit et l’escarpement au Nord et à l’Ouest limite l’espace constructible. Non seulement la nef ne pourra pas être plus longue que le chœur (l’une et l’autre parties de l’édifice sont de taille égale) mais elle devra même être plus étroite. À cela s’ajoute le caractère accidenté du terrain où il faut également tenir compte des ruines du rempart de l’époque romaine ainsi que de la nécessité d’opérer un coude pour agrandir l’église. L’architecte compensera en hauteur ce qui manque en largeur. En témoigne le caractère surprenant des proportions du bâtiment, encore accentué par sa situation en surplomb ; la nef s’élève à 33 mètres de haut pour une largeur de seulement 9, 7 mètres.

La flèche en pierre ajourée du clocher heptagonal, photo © Danube-culture, droits réservés

   La construction de la nef dure de 1394 à 1414. L’érection du clocher heptagonal se poursuivra jusqu’en 1417. Il est surmonté d’une extraordinaire flèche en pierre ajourée, chef d’œuvre du gothique flamboyant autrichien. Le chiffre sept correspond aux sept douleurs de la Vierge Marie.

L’annonciation faite à Marie, 1460, photo Danube-culture, droits réservés   

Les deux panneaux peints du choeur, oeuvres anonymes datant de 1460, représentent le couronnement de Marie à droite et l’autel de l’Annonciation à gauche. Sur la face arrière du premier panneau se trouve une représentation de la Crucifixion et sur le second le Mont des Oliviers. L’influence du style flamand, en particulier dans la représentation des étoffes et la richesse des coloris, est indéniable. Une nuée d’anges entoure la vierge, chacun avec sa personnalité propre mais tous d’une grâce remarquable. Certains jouent d’un instrument de musique quand d’autres portent simplement la robe de Marie ou en rectifient un pli.

     Les vitraux ouvrent l’édifice à la lumière. Les quatre superbes vitraux de l’abside de Maria am Gestade ont été reconstitués à partir d’éléments originaux des XIVe et XVe siècles.
   Dans le chœur et la nef, adossées aux piliers dans la partie droite de la nef, près de la chapelle Saint-Clément, se tiennent la statue de l’archange Gabriel et une statue de Marie (vers 1350). Les reliefs du portail d’entrée dans le chœur représentent la Vierge protectrice et son couronnement. Au-dessus du tympan du portail Ouest se trouve un baldaquin de pierre dont la pointe renvoie à celle qui surmonte la dentelle de pierre du clocher, contribuant ainsi à l’unité architecturale de l’église.

Maria am Gestade Wien, photo droits réservés

   La paroisse resta prospère pendant la Renaissance. En témoigne la présence, exceptionnelle à Vienne, d’éléments de style de cette époque dans l’église, le superbe buffet d’orgue (1515) et, dans une chapelle attenante, un petit autel de pierre (1520), avec le nom de son commanditaire, Johann Perger.

L’orgue  de Maria am Gestade et son superbe buffet Renaissance, photo droits réservés

   Les bombardements des armées ottomanes lors du siège de Vienne en 1683, n’épargnent pas l’église dont le clocher est détruit mais sera reconstruit cinq ans plus tard.
   Maria am Gestade, qui est rattachée à l’évêché de Passau en 1409, demeure la propriété des princes-évêques de Passau jusqu’en 1784. Avec la sécularisation de l’ancienne principauté ecclésiastique de Passau par l’empereur Joseph II, elle devient la propriété de l’État autrichien. Délabrée, servant d’entrepôt, l’église tombe en ruine. Joseph II envisage même sa destruction mais seul le coût d’une telle opération l’en dissuade. François Ier de Habsbourg (1768-1835) rouvrira l’église au culte et la confie à l‘ordre du Très Saint Rédempteur en 1820.
   L’église fera alors l’objet d’importants travaux qui se poursuivront jusqu’au premier tiers du XXe siècle. Le chœur est doté d’un maître-autel néo-gothique intégrant quelques éléments d’inspiration baroque. Les mosaïques et les statues qui surplombent le portail ouest datent de cette même époque.
   Le bras du Danube est aménagé en canal lors de la régulation du fleuve dans les années 1870. Des immeubles sont édifiés sur ses rives, enserrant peu à peu Maria am Gestade comme dans un étau. La construction d’un grand escalier devant l’église allège heureusement la pesanteur du nouvel environnement architectural.
   Du fait de la présence des reliques de saint-Clément Marie Hofbauer, d’origine morave, Maria am Gestade est l’église de la communauté tchèque de Vienne tout comme celle de la communauté française. 

Danube-culture © droits réservés, mis à jour décembre  2024

Sources :
Wolfgang J. Bandion, Steinerne Zeugen des Glaubens. Die Heiligen Stätten der Stadt Wien, Wien, Herold, 1989

Felix Czeike, Wien, Kunst und Kultur-Lexikon, Stadtführer und Handbuch, München, Süddeutscher Verlag, 1976
Felix Czeike, Wien, Innere Stadt, Kunst-und Kulturführer, Jugend und Volk, Ed. Wien, Dachs-Verlag, Wien, 1993
Carl Dilgskron, Geschichte der Kirche unserer lieben Frau am Gestade zu Wien, 1882, Dom-und Diözesanmuseum (Katalog 1987)
Franz Eppel, Die Kirche Maria am Gestade in Wien, Salzburg, 1960
Rudolf Geyer, Handbuch der Wiener Matriken, Ein Hilfswerk für Matriken-Führer und Familienforscher,Verlag d. Österr. Inst. für Genealogie, Familienrecht und Wappenkunde, Wien, 1929
Gustav Gugitz, Bibliographie zur Geschichte und Stadtkunde von Wien, Hg. vom Verein für Landeskunde von Niederösterreich und Wien, Band 3 : « Allgemeine und besondere Topographie von Wien », Jugend & Volk, Wien 1956
P. Josef Löw, Maria am Gestade, Ein Führer, Wien, 1931
Alfred Missong, Heiliges Wien, Ein Führer durch Wiens Kirchen und Kapellen, Wiener Dom-Verlag, Wien, 1970
Richard Perger, Walther Brauneis, « Die mittelalterlichen Kirchen und Klöster Wiens »Zsolnay (Wiener Geschichtsbücher, 19/20), Wien, 1977
Richard Perger, « Ein Marienaltärchen von 1494 aus der Kirche Maria am Gestade in Wien », In Österreichische Zeitschrift für Kunst und Denkmalpflege, Hg. vom Österreichischen Bundesdenkmalamt, Horn-Wien, Berger / Wien-München, Schroll, 1970
Alfred Schnerich, Wiens Kirchen und Kapellen in kunst- und kulturgeschichtlicher Darstellung, Zürich -Wien, Amalthea 1921
Communauté catholique française de Vienne
www.ccfv.at
Site de la cathédrale saint-Étienne de Vienne
www.stephanskirche.at

Peintres du Danube : Emil Jakob Schindler (1842-1892), peintre de la lumière et de ses reflets

Emil Jakob Schindler, blanchisseuse sur la rive du Danube, huile sur bois, 1868

   E. J. Schindler fait la connaissance lors d’un séjour à Milan du peintre paysagiste allemand Albert Zimmermann (1808-1888), professeur à l’Académie de Milan puis à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne où son disciple le suit en 1859. Zimmermann ne tarde pas à discerner son talent. Il l’emmène avec lui dans les montagnes de Bavière, à Ramsau dans le massif du Dachstein… C’est dans ces paysages alpins que s’éveille la profonde sensibilité de Schindler pour la forêt et les éléments de la nature. Après la démission de Zimmermann, le jeune artiste se perfectionne en étudiant la peinture paysagiste néerlandaise du XVIIe siècle, la peinture de l’École de Barbizon et tombe sous le charme de Charles-François Daubigny (1817-1878), qui expose à Vienne au début des années 70. Le peintre qui fait face à des difficultés financières se rend avec l’aide de son mécène en Dalmatie en 1874 puis  aux Pays-Bas en 1875 en compagnie de la peintre viennoise Tina Blau-Lang (1845-1916) avec laquelle il partage un atelier pour les mois d’été dans l’un des bâtiments du Prater de l’Exposition universelle (1873). Malade, sa situation financière ne s’améliorera qu’à partir de 1881 grâce à l’obtention du Reichel-Preis décerné par l’Académie des Beaux-Arts.

E. J. Schindler, scène du Prater, 1872, collection privée

Schindler visite à Munich la première exposition internationale d’art y découvrant des peintures de Gustave Courbet, Camille Corot (1791-1975) et s’installe dans le parc du Prater en 1869 où l’atmosphère matinale des prairies et forêts alluviales sous la brume est pour lui une puissante source d’inspiration, à l’image de ce que Ville-d’Avray a représenté pour Camille Corot à la fin de sa vie. Il participe à l’Exposition de Vienne en 1873. Il passe ensuite les mois d’été de 1881 à 1884 en compagnie de sa famille et de son élève Karl Moll (1861-1945) à Bad Goisern (Haute-Autriche) puis, à partir de 1885, s’installe comme locataire au château de Plankenberg, une propriété d’une des branches de la famille Liechstenstein située près de Neulengbach (Basse-Autriche).

E. J. Schindler, Lune montante sur les prairies alluviales du Prater, huile sur toile, 1877, collection de la galerie du Belvédère de Vienne

Une petite colonie d’artistes se forme autour de lui avec ses élèves Carl Moll qui épousera trois années après la mort du peintre la veuve d’E. J. Schindler, la cantatrice d’origine allemande et mère d’Alma Mahler (1879-1964), Anna Sofie Bergen (1857–1938), Olga Wisinger-Florian (1844-1926), Marie Egner (1850-1940), Eduard Zetsche (1844-1927) et Theodor Hörmann von Hörbach (1840-1895).

E. J. Schindler, au bord du Danube, huile sur toile, vers 1870, collection du Leopold Museum, Vienne. Le peintre anticipe, dans cette première étude, réalisée vers 1870, les préoccupations centrales de son œuvre ultérieure. Il peint un chemin de halage ordinaire bordé d’arbres le long de la rive droite. Le Danube, aux reflets bleus, blancs et roses, à gauche, n’est en réalité qu’une simple suggestion mais la présence d’un bateau baigné de lumière, amarré à la rive, donne l’impression d’une relation intime et harmonieuse entre l’homme, le fleuve et la nature. Avec une palette de couleurs essentiellement réduite aux tons bruns et verts, appliqués avec de larges coups de pinceau, E. J. Schindler offre au regard la contemplation d’un paysage estival avec ses conditions météorologiques du moment, imprégnant l’atmosphère du tableau d’une forme d’apothéose poétique.

   Les lieux semblent avoir fait une forte impression sur sa fille Alma alors enfant : « Le château était pour moi plein d’horreur, de légendes et de beauté. On disait qu’un fantôme rôdait, nous, les enfants, en avions peur des nuits entières. Au milieu du grand escalier, un autel trônait dans une petite chapelle, et mon père y trouva une madone en bois et des chandeliers baroques dorés. L’autel était entouré de fleurs et n’était bien sûr jamais utilisé ; il n’était là que pour la beauté ».

E. J. Schindler, Chasse au canard dans le Prater, huile sur toile, 1884, collection de la galerie du Belvédère de Vienne

   En 1887/88, il retourne en Dalmatie, visite Corfou et participe avec quatre de ses tableaux (achevés en 1889) à l’aménagement du nouveau Musée d’Histoire Naturelle de la capital impériale. Nommé membre d’honneur de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne en 1888 (le peintre n’obtiendra curieusement jamais de poste de professeur dans cette même Académie des Beaux-Arts !), il reçoit deux ans plus tard la médaille d’or de l’État impérial austro-hongrois. Une exposition au Künstlerhaus de Vienne présente pour la première fois un grand nombre de ses peintures.

E. J. Schindler portrait

Portrait d’E. J. Schindler

   Ses premières études de la nature font référence au réalisme de Ferdinand Georg Waldmüller (1793-1865). Sa peinture qualifiée d’impressionnisme d’ambiance se situe délibérément à l’opposé de la peinture alpine académique « officielle » héroïsée, romantisée, grandiloquente et figée de l’époque. Sa volonté est d’abord de fixer l’essence des choses et non pas de se contenter de refléter leur apparence réelle et vide de sens. Il parvient à rendre et à transmettre dans ses oeuvres une impression globale du motif, de l’instant de la journée, de l’atmosphère, de la lumière et des conditions météorologiques qui sont presque comme exacerbé dans l’environnement du fleuve. Son influence sur la peinture viennoise de paysages s’est prolongée jusqu’au XXe siècle.

E. J. Schindler, huile sur carton, 1892, collection privée

   Dans ses oeuvres de peintre paysagiste, E.J. Schindler transmet une manière très personnelle de vivre et de ressentir la présence de la nature, sans imposer sa technique picturale à ses élèves. Ses motifs préférés ont été les plaines alluviales du Danube, le parc du Prater avec ses arbres immenses et ses pièces d’eau, la Forêt viennoise, la région de la Wachau…
Le peintre décède en 1892 à l’âge de cinquante ans lors d’un séjour de convalescence en Allemagne sur l’île de Sylt (Frises du nord) et est inhumé au Zentralfriedhof (cimetière central) de Vienne comme tant d’autres personnalités artistiques autrichiennes.

E. J. Schindler par Edmund Hellmer (1895), Stadtpark  (parc municipal) de Vienne, photo droits réservés

À l’initiative de Carl Moll, un monument en marbre dédié au peintre est réalisé en 1895 par un de ses proches, Edmund Hellmer (1850-1935) et installé dans le parc municipal de Vienne. C’est à ce même sculpteur autrichien, auteur également du tombeau d’E. J. Schindler au cimetière central de Vienne que l’on doit encore le monument dédié à Johann Strauss dans le même parc municipal de la ville et qui attire tant d’admirateurs du compositeur.

Galerie autrichienne du Belvédère
www.belvedere.at/en/museum

Eric Baude pour Danube-culture, novembre 2024, © droits réservés

Emil Jakob Schindler, débarcadère des bateaux à vapeur sur le Danube près de Kaisermühlen, galerie du Belvédère, Vienne, vers 1872

Vienne et le Danube

« Vienne, Capitale de toute l’Autriche, & célèbre par la résidence qu’y ont fait depuis longtemps les Empereurs. Elle tire son nom du Wien ou Widn, ruisseau qui coule à l’Occident de ses murs. Selon mes propres Observations (car je ne rapporterai que celles que j’ai faites moi-même), elle est au 48. degré & 14 minutes de Latitude. »
Louis Ferdinand Marsigli (1658-1730), Comte de, Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie, Contenant des Observations géographiques, astronomiques, hydrographiques, historiques et physiques ; par  Mr. Le Comte Louis Ferd. de Marsigli, Membre de la Société Royale de Londres, & des Académies de Paris & de Montpellier ; Traduite du latin., [6 tomes], A La Haye, Chez Jean Swart, 1744

   Ce plan appartenant aux Archives d’État de Turin (Archivio di Stato di Torino, Carte topografiche e disegni, Camerale Piemonte, Tipi articolo 663, Cartella 400), date probablement des années 1566-1569. Il montre les fortifications de Vienne, avec une  grande partie des paysages fluviaux environnants comme les îles du Danube, le bras viennois du fleuve et son affluent la Wien (à droite). Il s’agit de la plus ancienne carte connue montrant non seulement l’aire urbaine de Vienne, mais aussi  ses environs vus du ciel.

« Vienne est située dans une plaine, au milieu de plusieurs collines pittoresques. Le Danube, qui la traverse et l’entoure, se partage en diverses branches qui forment des îles très agréables ; mais le fleuve perd lui-même de sa dignité dans tous ces détours ; et il ne produit pas l’impression que promet son antique renommée. Vienne est une ville assez petite, mais environnée de faubourg très spacieux ; on prétend que la ville, renfermée dans les fortifications, n’est pas plus grande qu’elle ne l’était quand Richard Cœur de Lion fut mit en prison non loin de ses portes. »
Baronne Germaine de Staël, De l’Allemagne, Londres, 1813, Charpentier, Paris, 1839, préfacé par Xavier Marmier

« Dans un cercle formé par les Alpes nordiques, au milieu d’une plaine charmante où les montagnes abaissent doucement leurs sommets sur les bords d’un fleuve majestueux qui se divise en plusieurs bras pour  mieux embellir la campagne, est située la ville célèbre dont nous avons fait connaître, dans le chapitre précédent, les différentes révolutions. Sa situation et ses édifices présentent en quelque sortes  l’image du pays et du gouvernement dont elle est la capitale. En voyant les lignes prolongées de ses fortifications, et l’espace qui la sépare de ses faubourgs, on on peut juger qu’elle est le siège d’une cour militaire. En visitant le palais de ses souverains, dont l’extrême simplicité ne diffère pas de l’habitation d’un particulier, on se figure que ce gouvernement doit être paternel  et économe. En admirant la multitude des beaux édifices, particulièrement des grands palais qui ornent ses places et ses remparts, on conçoit qu’une noblesse riche, magnifique et éclairée y fait son séjour. Enfin la propreté de ses rues, le bon goût de la plupart de ses édifices, les établissements particuliers  de tout genre qui en font partie, les promenades admirables qui les entourent, montrent que les bourgeois et le peuple de cette ville doivent jouir de l’aisance et du bien-être. Toutes ces conditions sont en effet remplies, et il n’est peut-être pas de lieu en Europe où l’on trouve plus l’aspect du bonheur, et où il existe plus réellement. Vienne diffère en cela des autres villes de l’Europe, qu’elle est uniquement habitée par une population de choix. Tout ce qui appartient aux métiers pénibles, aux fabriques répandant une mauvaise odeur, ou même aux travaux quelconques de main d’oeuvre grossière, est reléguée dans les faubourgs, qui sont une véritable dépendance et en quelque sorte les ateliers de la ville. Ainsi rien n’obstrue la circulation des rues où n’en dépare la propreté, et les édifices comme les habitants présentent partout l’aspect de la recherche et du goût. »
Comte Alexandre de Laborde, Voyage pittoresque en Autriche, Tome II, Paris, Imprimerie de P. Didot l’Ainé, 1821, p. 17 (Janska del, Piringer sculpt)

« Pour peindre Vienne d’un seul mot, je dirai : Vienne, c’est Paris ; et si les Viennois étaient des Marseillais, ils pourraient s’écrier à leur tour : Si Paris avait le Danube, ce serait un petit Vienne ! Vienne c’est donc Paris ; Paris petite ville, Paris où tout le monde se connait, où le nombre des homes dont on s’occupe et des femmes dont on parle est plus restreint, et par conséquent plus connu, plus observé, plus admiré ou plus ridiculisé. La vie de Vienne est disposée pour l’amusement et pour le plaisir. Depuis l’ouvrier jusqu’au millionnaire, c’est la même existence, à des prix différents et à qualité inégale…
Le [café] Sperl, dont on nous avait parlé comme d’un lieu de délices, est un horrible caboulot où l’on danse, où l’on soupe, où l’on chante, et que fréquente une société interlope, qui n’a son équivalent dans aucun pays civilisé.
Une odeur nauséabonde, composée de bière, de jambon, de roastbeef, de vieilles fleurs et de sueur humaine, en même temps qu’une vapeur épaisse, produite par la fumée de deux mille pipes, saisissent le malheureux visiteur à la gorge et l’aveuglent pour quelques minutes. S’il a le courage de persister, après s’être frayé un chemin à travers les bancs et les tables, il se trouve en face d’un orchestre excellent, comme tous les orchestres de Vienne, et qui joue pendant huit heures de suite les valses entraînantes de Johann Strauss et des Polkas de tous les compositeurs allemands, qui sont nombreux.
Sur cette musique, toujours au milieu des tables, de la fumée et des parfums, s’élancent des groupes d’infatigables danseurs de tous les pays, valaques, hongrois, slaves, turcs, monténégrins, car le peuple de Vienne se recrute parmi toutes les nations ; les femmes y sont laides de figure, mais bien faites, richement colorées, et habillées comme des comparses du théâtre Montparnasse. L’indienne et les bijoux d’or faux constituent le vêtement du Sperl. Quelques figures d’étrangers, égarés au milieu de cette cohue, contrastent, par leur ahurissement, avec la gaîté des habituels de ce bal, et les deux portraits de l’empereur et de l’impératrice, placés en évidence, suivent d’un regard mélancolique les ébats de leurs fidèles »
Albert Millaud (1844-1892), Voyage d’un fantaisiste, Vienne, le Danube, Constantinople, Paris, 1873

« La ville doit être savourée comme un souper exquis, lentement, avec contemplation, petit à petit ; en effet, il faut être devenu soi-même un peu viennois pour que toute la richesse de son contenu et les délices de son environnement deviennent notre propriété personnelle. »
Adalbert Stifter (1805-1868)

« Lorsqu’en 1848 François-Joseph prend la couronne impériale, Vienne est encore une ville fermée, entourée par une double enceinte. Les plus anciennes fortifications, qui remontent au XIIIe siècle, s’accolent en fer à cheval au canal du Danube. Elles enserrent la vieille cité avec ses rues étroites, ses palais et ses églises, avec la Hofburg et la cathédrale saint-Étienne. C’est là que se trouve le centre de l’animation, le centre des affaires et de la vie mondaine. Une seconde enceinte qui date du début du siècle est sensiblement concentrique à la première, quoiqu’elle forme une légère pointe remontant la vallée de la Wien. Dans l’intervalle s’étend la ville moderne du XVIIIe et du XIXe siècle. Telle quelle, Vienne n’a encore qu’une superficie de 7 233 ha. En dehors de la seconde enceinte, c’est la campagne. Çà et là, quelques maisons s’étagent dans les vignes. Cependant de l’autre côté du Donaukanal s’étend une petite agglomération déjà compacte entre le Prater et le château impérial de l’Augarten : c’est la Leopoldstadt, la cité juive, d’où à peine arrivés des ghettos de l’Orient sortiront les maîtres du commerce autrichien. Ensuite, des prairies, des espaces couverts de roseaux. Les habitations ne se risquent pas plus avant vers le Danube. C’est que le Danube vagabonde encore en liberté ; il se partage, à la hauteur de Vienne, en une multitude de bras au cours indécis dont le tracé change à chaque inondation. Le fleuve a éloigné l’homme, et, de la même manière, il faut, sur l’autre rive, aller à une certaine distance dans le Marchfeld pour trouver les premiers villages d’Aspern et de Kagran. »

René Brouillet. « L’évolution d’une grande cité et les problèmes actuels de l’urbanisme. L’héritage du passé et l’oeuvre présente de la municipalité viennoise », in : Annales de Géographie, t. 43, n°246, 1934. pp. 610-626
Résistant, diplomate, ambassadeur en Autriche (1961-1963) puis au Vatican, René Brouillet (1909-1992) fut également membre du Conseil constitutionnel et premier directeur de cabinet du Général de Gaulle, premier président de la Ve République.

   « Mélange (prononcé mélannche), ce mot qui désigne le café viennois à la crème, c’était, en ce fin-de-siècle, le mot-clef de la ville entière ; galimafrée de races où déjà la germanique disparaissait sous la cohue slave, turque, juive, ruthène, croate, serbe, roumaine, galicienne ou dalmate. Et les Autrichiens, jusque-là souffre-douleur des plaisanteries bismarkiennes, commençaient à devenir les arlequins d’une sorte de Mardi Gras oriental, dont la capitale constituait le décor permanent.
   Ce carnaval durait d’un bout de l’année à l’autre, à peine interrompu par une deuil de Cour, par une bronchite de l’Empereur, ou par l’écho, dans une des casemates voûtées où était tapie la plus vieille administration du monde, de quelque coup de feu mettant fin à la fin carrière d’un haut fonctionnaire surpris en flagrant délit d’espionnage au profit du tzar.
   Habitée par cent peuples, Vienne 1900 ne se divisait qu’en deux univers : les admis au Palais, les hoffähig, et les exclus. »
Paul Morand, « Vienne 1895 », Fin de siècle, L’imaginaire Gallimard, Paris, 1963

   « On lit sur un panneau de signalisation à l’entrée de Nußdorf, un quartier périphérique de Vienne au bord du Danube : « Dernière métropole danubienne, avant d’arriver à Budapest ». Seul un Viennois peut avoir écrit cette phrase. Le viennois est en effet méchant, il est fâché contre tout, bien évidemment la plupart du temps avec lui-même et la haine est par conséquence sa vertu préférée. Mais si il y a quelque chose que le Viennois déteste encore plus que lui-même et les autres habitants de sa ville défigurée par les cacas de pigeons c’est l’eau. Il n’y a rien que le Viennois abhorre plus que l’eau ! »
Andreas Dusl, « Wien am Inn », Ein etymologischer Essay, Das Wiener Donaubuch, Ein Führer durch Alltag und Geschichte am Strom, Édition S, Wien, 1987

Ravage causé par le débordement du Danube à Vienne

Inondation de Vienne en 1784, gravure colorée de Johann Hieronymus Löschenkohl (1753-1807), sources Wien Museum

   « Ce fut le 28 février en 1784 que le courant du Danube entassait des glaçons d’une énorme grandeur les uns sur les autres. Ce qui arriva surtout aux endroits où le rivage n’était pas trop escarpé. Sur quatre heures le Danube s’accrut à vue d’oeil et une heure après, les eaux montèrent à une hauteur que plusieurs faubourgs étaient inondés. La ville même ne fut pas épargnée de ce désastre. Les flots ayant pénétré jusqu’au marché aux poissons par la porte de la ville près de la tour rouge. »

   Le Danube avec ses inondations répétitives a fait payer jusqu’à un passé récent à la capitale autrichienne et à sa population des quartiers riverains un lourd tribut en vies humaines. Budapest et d’autres grandes et petites villes des rives du Danube ont aussi connu les mêmes catastrophes. Celle de 1838 laissa des traces indélébiles dans la capitale hongroise. C’est que le fleuve et ses humeurs capricieuses ont mis du temps à être maîtrisés.
C’est une des raisons, avec la volonté d’améliorer la navigation et par conséquence de faciliter le transport des marchandises et des passagers, pour laquelle son cours a été sévèrement détourné, rectifié, canalisé, éloigné d’une ville dont la périphérie s’étend aujourd’hui de part et d’autre d’un cours d’eau anthropisé et qui ne ressemble plus à celui d’il y a moins de deux siècles.

Un grand évènement de l’histoire du Danube viennois en forme de revanche contre le fleuve : l’inauguration du Danube canalisé en 1875

Il faut d’abord rappeler que le Danube est aujourd’hui endigué sur la presque totalité de son parcours autrichien et ne retrouve sa liberté qu’en aval de Vienne et ce jusqu’à Bratislava. La partie exclusivement autrichienne de ce tronçon naturel faillit pourtant, elle aussi disparaître dans les années soixante-dix du XXe siècle, avec le projet de construction d’une gigantesque centrale hydroélectrique à la hauteur de la petite cité médiévale de Hainburg (rive droite, PK 1884). Ce projet, soutenu à l’époque par l’ensemble de la classe politique et du monde économique fut heureusement abandonné après la mobilisation de scientifiques, de la population et des écologistes lors d’une campagne de protestation qui déboucha sur un referendum où le non à la construction du barrage l’emporta. Un fleuve « sauvage » et d’une indéniable beauté, irrigue encore entre les deux capitales distantes d’environ 60 km, le magnifique territoire du Parc Naturel des Prairies Alluviales Danubiennes, situé en grande partie sur sa rive gauche, depuis les faubourgs de Vienne et le port pétrolier de la Lobau jusqu’au confluent de la March (Morava) avec le Danube, confluent situé à la frontière austro-slovaque et aux pieds des ruines de la forteresse médiévale de Devín.

De nombreux bras morts et des anciens canaux inachevés irriguent le Parc National des Prairies Alluviales Danubiennes, photo © Danube-culture, droits réservés

On peut comprendre que la capitale impériale n’ait jamais fait vraiment confiance au grand fleuve. Elle s’en est prudemment éloignée ou plutôt ses responsables et ses urbanistes se sont obstinés à éloigner le coeur de la ville du fleuve par de gigantesques travaux d’aménagement, en particulier au début des années soixante-dix du XIXe siècle, époque où Vienne connut quelques-unes des inondations les plus catastrophiques de son histoire alors qu’elle préparait activement les festivités de l’exposition universelle de 1873.

Vienne avec ses banlieues et l’Exposition universelle de 1873, sources Wien Museum

Désormais, seul un Danube au cours principal canalisé, un fleuve rectiligne parcouru toute l’année par d’impressionnants bateaux de croisière et doté de ports de plaisance bétonnés d’une laideur absolue, un fleuve producteur d’énergie et apte au transport fluvial, traversé par des ponts, ferroviaires, routiers et autoroutiers, fleurtant avec les hautes tours du nouveau quartier de Kaisermühlen sur la rive gauche qui semblent vouloir symboliser la réconciliation de la ville avec un ersatz de fleuve, borde de nos jours la capitale autrichienne.

Venise ? Non, le vieux-Danube à Vienne certains jours de fête, photos droits réservés

L’île artificielle du Danube (Donauisel) et le Vieux Danube (Die Alte Donau), transformés en un vaste et agréable espace de détente, de loisirs où les Viennois se donnent rendez-vous tout au long de l’année pour se promener et se baigner, font évidemment pâle figure face aux somptueux paysages amont de la Strudengau et de la séduisante Wachau, cette dernière ayant été classée au patrimoine mondial de l’Unesco et accueillant de nombreux touristes.

Il manque un vrai fleuve au coeur de la capitale autrichienne…
Vienne et ses habitants, comme la plupart des citadins, semblent pourtant apprécier pourtant la présence du fleuve et celle de la nature mais sous une forme domestiquée, apaisée, organisée, apprivoisée. Le visiteur qui découvre la ville pour la première fois ne peut être que surpris et dérouté lorsqu’il cherche le fleuve sur un plan du centre ville. C’est d’abord le Canal du Danube (Donaukanal) qu’il aperçoit, en fait un ancien bras aménagé en promenade, bordé de bâtiments historiques et contemporains, de pistes cyclables, de murs tagués, de cafés en tous genres, de petits jardins alternatifs, d’une gare fluviale, d’embarcadères dont un décoré par Friedrich Hundertwasser, d’un bateau piscine (une institution aujourd’hui fermée définitivement), d’un ancien observatoire astronomique mais aussi de routes et d’autoroutes, de sites industriels, du réseau du métro (U-Bahn) et à son extrémité aval d’une ribambelle colorée de petites cabanes de pêcheurs qui contrastent avec un paysage environnant où les urbanistes n’ont guère fait preuve de goût ni d’imagination. C’est dans ce canal du Danube que se jette en plein centre-ville, la Vienne (Die Wien), cette jolie petite rivière qui descendait autrefois joyeusement des collines boisées des environs de la capitale, de la « Forêt viennoise » (Wienerwald) et qui lui a généreusement légué son nom. (Combien la toponymie est redevable aux cours d’eau !). Entièrement canalisée, la Vienne conflue dans le Donaukanal à la hauteur de l’observatoire astronomique (Urania) construit en 1910 par un élève d’Otto Wagner, Max Fabiani (1865-1962), inauguré par l’incontournable empereur d’Autriche François-Joseph de Habsbourg. Il abrite désormais une excellente salle de cinéma ainsi qu’un café.

L’immeuble Urania à l’architecture singulière domine le confluent de la Wien avec le canal du Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

Bras principal du fleuve au Moyen-Âge, longtemps fréquenté et animé par des bateliers, des pêcheurs, des marchands et de nombreuses autres corporations puis devenu secondaire, dénommé « Petit Danube », ce canal a été aménagé en même temps que le cours principal pendant les années 1870-1874.

L’autre Danube est ailleurs !
Mais où se trouve le « vrai » Danube ? De nombreux indices de sa présence sont certes visibles pour le visiteur attentif mais le fleuve lui-même est parfaitement invisible au coeur de la ville. Il faut se rendre sur l’île du Danube, sur la rive gauche, au port de Freudenau et dans certains des quartiers périphériques industriels et encore populaires qui voisinent ainsi sur la rive droite avec lui pour le rencontrer. Même du Prater, ouvert au public par l’empereur Joseph II de Habsbourg en 1766 et qui fut depuis régulièrement et sous divers prétextes amputé d’une partie de son territoire initial, on ne l’aperçoit guère sauf si l’on choisit de faire un tour de la célèbre grande roue ou des manèges plus récents dont les nacelles illuminées montent et descendent à une vitesse vertigineuse au dessus des arbres du parc.

Le parc du  Prater (à gauche) et Vienne en 1830 ; un Danube au cours encore sinueux, une multitude d’îles, le quartier de Leopoldstadt sur la rive gauche du bras aménagé (Donaukanal) et le confluent de la Vienne avec le celui-ci. Carte réalisée par l’architecte, cartographe et officier autrichien Carl Vasquez- Pinas von Löwentahl (1798-1861) 

Le ou les Danube ?
Le Danube à Vienne se conjugue au pluriel :
Le Danube (Die Donau) lui même ou bras principal (navigation de croisière, transport fluvial, installations portuaires (Freudenau), promenades, pistes cyclables, lieux de loisirs…

Le Nouveau Danube (Die neue Donau) loisirs nautiques, baignades, plages, pistes cyclables, promenades…), séparé du Danube par l’île artificielle du Danube (Donauinsel) avec une réplique de phare, qui commence en amont de Vienne au PK 1938,10 et finit en aval au PK 1915,8 à la hauteur du Parc National de la Lobau et du port pétrolier.

La trilogie danubienne viennoise actuelle : le Danube et son tracé rectiligne, le Nouveau Danube, tout autant rectiligne, à droite du fleuve séparé de celui-ci par l’île du Danube longiligne (Donauinsel), le bras mort du Vieux Danube en forme d’arc-de-cercle avec ses deux îles propices aux baignades. Quant au canal du Danube, il serpente dans la ville (à gauche) et longe le Prater, photo Wikipedia, domaine public

Le bras mort du Vieux Danube (Die Alte Donau) offre de nombreuses possibilités de loisirs nautiques, baignades, pêche, plages, parc aquatique, promenades, bars et restaurants au bord de l’eau. Avec ses deux îles, Großer Gänselhäufel et Kleine Gänsehäufel, il est l’un des espaces préférés des Viennois pendant la belle saison !

Vue du « Petit Danube » avant sa transformation en canal et du pont Ferdinand, 1828, peinture de C. L. Hoffmeister, collection Musée de la Ville de Vienne

Un ersatz de fleuve sauvage…
Le grand fleuve impérial d’autrefois, découpé à l’image de l’Empire autrichien, réduit comme une peau de chagrin qui s’identifiait intimement à celui-ci, aménagé, rectifié, méconnaissable, ne serait-il plus qu’une succession de mythes, de souvenirs et d’images littéraires éloignées de la réalité, un arrière-plan de cinéma, un décor de théâtre et de festivals, une suite de valses désuètes, des îles et des plages artificielles, des bases de loisirs aquatiques, des quais tristes et bétonnés, des installations portuaires en périphérie, des succession d’entrepôts, d’usines hydroélectriques aux écluses gigantesques, des autoroutes, des ponts, un Parc National (rive gauche) en partie piégé par l’extension de la ville vers le nord-est, dans un environnement urbain où subsistent des souvenirs de nature sauvage ponctuées de monuments des guerres napoléoniennes, un court canal abandonné et des bras morts au bord desquels des enfants viennois en « classe verte » visitent des expositions sur la biodiversité et tentent de se réconcilier avec celle-ci, un réseau de pistes cyclables, de chemins ou d’allées très (trop) fréquentées, un espace naturiste (FKK) et un port avec des installations pétrolières gourmandes en eau menaçant les prairies alluviales voisines ? Le Danube ne servirait-il plus que de faire-valoir à un tourisme fluvial pour des visiteurs et des touristes pressés de tout croire avoir vu et de rejoindre  satisfaits on ne sait quel ailleurs ?
Que reste t-il du Danube d’autrefois à Vienne ? Rien ou si peu ! Ce qu’on admire ou déteste plus rarement désormais ce n’est plus qu’une pâle figure du magnifique fleuve sauvage d’autrefois au cours sinueux, aux somptueux méandres qui faisaient l’apologie de la courbe ! Il ne reste plus du fleuve que le nom, qu’un Danube urbain domestiqué, apprivoisé, tenu en laisse par la main prométhéenne et intéressée de l’homme. Allez voir la tristesse de la « Donau Marina » et vous ne pourrez qu’acquiescer à ces propos !
Amoureux du Danube d’autrefois, passez votre chemin, inutile de vous arrêter à Vienne !

Rive droite : un Danube fonctionnel, bétonné, aménagé et urbanisé à outrance, ici le port où accostent de nombreux bateaux de croisière, photo © Danube-culture, droits réservés

Le Danube viennois est le moins romantique des Danube autrichiens. Même à Linz où l’on aime par dessus-tout construire des ponts, celui-ci a meilleure allure, à l’exception des rives conquises par le port industriel et les industries métallurgiques de la rive droite qui font la richesse de la ville…
Le Danube viennois peut se contempler à la rigueur d’en haut des 484 m du Kalhenberg, des 425 m du Léopoldsberg ou des 542 m du Hermannskogel. Mais sur les quais monotones et bétonnés, le Danube n’est plus qu’un cours d’eau ordinaire. Oubliés les paysages harmonieux en amont de la capitale et le Danube des belles Strudengau, Nibelungengau ou de l’harmonieuse Wachau.

Les nouveaux quartiers de la rive gauche (Kaisermülhen) et au premier plan l’île du Danube avec sa réplique de phare. Malgré l’audace de certains buildings, bien peu de poésie, de convivialité et d’originalité dans les aménagements ! Photo © Danube-culture, droits réservés

Un bac pour changer de rive et d’atmosphère ?
On peut encore traverser le Danube avec un dernier bac accessible aux voitures à la périphérie amont de Vienne, de Klosterneuburg (rive droite) à Korneuburg ancienne cité de chantiers navals. La petite route qui y mène depuis la petite cité Klosterneuburg circule dans un environnement de résidences secondaires parfois croquignolesques, haut perchées sur des pilotis, inondations obligent !


Le bac à fil est évidemment aussi très apprécié des cyclistes et autres randonneurs qui sillonnent inlassablement les bords aménagés du fleuve en particulier le weekend.


Lectures viennoises…

 Cette liste n’est évidemment pas exhaustive tant les littératures viennoises et sur Vienne sont abondantes.

Vienne sous Napoléon…
« La ville de Vienne est située sur la rive droite du Danube, fleuve immense dont un faible bras passe dans cette cité, le grand bras se trouvant à plus d’une demi-lieue au-delà. Le Danube forme sur ce dernier point une grande quantité d’îles, réunies par une longue série de ponts… »
Mémoires du Général baron de Marbot (1772-1854), Plon, Paris, 1891

« Vienne (était) entourée d’un puissant mur, de construction régulière et moderne, de fossés profonds et d’un chemin couvert, mais sans ouvrage avancé. Il y a un glacis ouvert, et les faubourgs sont construits à la distance requise par les règlements militaires. Ces derniers sont très étendus, et, depuis l’invasion des Turcs (!), entourés de retranchements, couverts d’ouvrages en maçonnerie. L’ensemble constitue une espèce de camp retranché, fermé par de solides portes… »
Anne Jean Marie René Savary (1774-1833), Mémoires du duc de Rovigo pour servir à l’histoire de l’empereur Napoléon,  Bossange et Charles Béchet, 1829

Au Prater
« Le Prater, que je n’ai vu que lorsqu’il était dépouillé de sa verdure, n’avait pas perdu pour autant toute ses beautés ; les jours de neige surtout, il présente un coup d’oeil charmant, et la foule venait de nouveau envahir ses nombreux cafés, ses casinos et ses pavillons élégants, trahis tout d’abord par la nudité de leurs bocages. Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où on les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent les îles, les bois et les prairies. À gauche commence le chemin de Vienne à Brünn. À un quart d’heure de lieue plus loin coule le Danube (car Vienne n’est pas plus sur le Danube que Strasbourg sur le Rhin). Tels sont les Champs-Élysées de cette capitale. »
Gérard de Nerval (1808-1855), Vienne, Récit, Éditions Magellan, Paris, 2010.
G. de Nerval séjourne à Vienne du 19 novembre 1839 au 1er mars 1840. Il a trente ans. Il arpente la ville, son centre, ses parcs dont le fameux parc du Prater, va au spectacle, fait des rencontres et s’aperçoit qu’on le surveille dans ses moindre allées et venues !

« Le Danube était un fleuve gris, plat et boueux qui traversait très loin de là le second Bezirk1, la zone russe où gisait le Prater écrasé, désolé, envahi d’herbes folles au-dessus duquel la Grande Roue tournait lentement parmi les fondations des manèges de chevaux de bois, semblables à des meules abandonnées, de la ferraille rouillée de tanks détruits que personne n’avait déblayés et d’herbes brûlées par le gel aux endroits où la couche de neige était mince. »
Note :
1 Bezirk, arrondissement de Vienne
Graham Greene, Le Troisième Homme, Éditions Robert Laffon, Paris, 1950

« Vivre et laisser vivre, telle est la sagesse de Vienne, tolérance libérale qui peut tourner à l’indifférence cynique, comme disait Alfred Polgar à « Mourir et laisser mourir. »Le cimetière Biedermeier de Sankt Marx est complètement à l’abandon. Sur les tombes dévorées de rouilles, les ornements de fer partent en morceaux et les inscriptions s’effacent, l’adjectif « éternels » accompagnant le mot « regrets » se dissout dans l’oubli. C’est une forêt d’anges sans tête, avec une végétation envahissante qui recouvre les sépulcres, des stèles prises dans la jungle : un ange au flambeau renversé et portant la main à la tête en signe de douleur indique la tombe où on avait enseveli Mozart : les chrysanthèmes qu’une main a déposé sur ce modeste cénotaphe sont tout frais… »

Mais où sont les bains de Diane d’antan ? 
« Cette énorme bâtisse longeant le canal du Danube, au n° 95 de l’obere Donaustrasse, est le siège d’I.B.M. Une plaque, à l’entrée principale, rappelle que c’est à cet endroit, dans les locaux des bains de Diane, qui aujourd’hui n’existent plus, que Johann Strauss (fils) a exécuté pour la première fois, le 15 février 1867, Le beau Danube bleu.

Les Bains de Diane au bord du bras du Danube transformé ultérieurement en canal, gravure de l’époque

Les bains de Diane étaient certainement plus attrayants que cette espèce de grosse boite, mais les calculatrices et les cerveaux électroniques installés à présent dans cet ancien temple de l’éphémère, dans lequel toute une civilisation demandait à la légèreté d’écarter la tragédie ne troublent pas le tournoiement de cette valse qui, comme l’a génialement vu Stanley Kubrik dans 2001 Odyssée de l’espace, exprime l’unisson du rythme et du souffle des mondes… »
Claudio Magris, « Odyssée de l’espace », in Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988

Quelques lecture en français sur Vienne et le Danube

ALTENBERG, Peter, Nouvelles esquisses viennoises, Éditions Actes Sud, Arles, 1994
BORSI, Franco et GODOLI, Ezio, Vienne, architecture 1900, Éditions Flammarion, Paris, 1985
BURLEAUD, Pierre, Danube-Rhapsodie, Images, Mythes et représentation d’un fleuve européen, Grasset, 2001
CANETTI, Elias, Écrits autobiographiques, Éditions Albin Michel, Paris, 1998
GREENE, Graham, Le Troisième Homme, Éditions Robert Laffont, Paris, 1950
JANIK, A. et TOULMIN, S., Wittgenstein, Vienne et la modernité, Perspectives critiques, Éditions PUF, Paris, 1981
JELINEK, Elfrida, La Pianiste, Éditions J. Chambon, Paris, 1989
JESENSKA, Milena, Vivre, Éditions Lieu commun, Paris ?, 1985
KAFKA, Franz, Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, Paris, 1976
L’écrivain est mort dans un sanatorium à la périphérie de Vienne.
KRAUS, Karl, Dits et contredits, Éditions Champs libres, Paris, 1975
LADINIG, Gernot (Die AlteDonau, Mensche in Wasser, Perspektiven einer Wiener Landschaft, Verlag Bohmann, Vienne, ? (en allemand)
LANDER, X. Y., Vienne, Collection Points Plan Planète, Éditions du Seuil, Paris, 1989
LERNET-HOLENIA, Alexander, Le comte Luna, Christian Bourgeois éditeur, Paris, 1994
LEMAIRE, Gérard-Georges (textes choisis et présentés par), Le goût de Vienne, Éditions du Mercure de France, Paris, 2003
MAGRIS, Claudio, Le Mythe et l’empire dans la littérature autrichienne moderne, Éditions de L’Arpenteur, Paris, 1991
MAGRIS, Claudio, Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988
MUSIL, Robert, L’homme sans qualités, Éditions du Seuil, Paris, 1957
POLGAR, Alfred, Théorie des cafés, Tome 2, Éditions Eric Koehler/Éditions de l’IMEC, Paris, 1997
ROTH, Joseph, Conte de la 1002e nuit, Éditions Robert Lafont, Paris, 1956
ROTH, Joseph, La crypte des capucins, Éditions du Seuil, Paris, 1983
SCHORSKE, Carl E., Vienne fin de siècle, politique et culture, Éditions du Seuil, Paris, 1983
SEETHALER, Robert, Le tabac Tresniek, Folio Gallimard, 2016
VON DODERER, Heimito, Les Démons, L’Étrangère, Gallimard, Paris, 1965
WORTHLEY MONTAGU, Lady, Lettres d’ailleurs, Éditions José Corti, Paris, 1997
ZWEIG, Stefan, Pays, villes, paysages, écrits de voyage, Éditions Belfond, Paris, 1996

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour octobre 2024, © droits réservés

La Compagnie Impériale et Royale de Navigation à Vapeur sur le Danube (D.D.S.G.)

    « On n’attribue généralement aux compagnies de navigation sur fleuve aucune importance, ni politique, ni commerciale.
On considère de telles compagnies établies plutôt au profit des voyageurs qu’à celui du commerce et de l’industrie. C’est certainement ce qui a lieu sur le Rhin et sur d’autres rivières, où la navigation offre si peu d’obstacles et de difficultés, de sorte que tout individu, tout propriétaire d’un navire peut se charger d’une cargaison de marchandises pour la conduire à sa destination. C’est là que des compagnies de navigation à vapeur ne s’établissent que pour attirer grand nombre de voyageurs par le confort et l’élégance de leurs bateaux, par un prix bas, ainsi que par des voyages régulièrement fixés, auxquels un grand nombre de bateaux, appartenant à la même compagnie, sont indispensables. Des bateaux à voiles ou à rames sont encore chargés du transport de marchandises, tant qu’ils peuvent entrer en concurrence avec les chemins de fer le long des rivières.
Mais la compagnie de navigation à vapeur sur le Danube est tout autre. Pour l’établir de grands capitaux ne suffisaient pas. Il fallait combiner du patriotisme, du dévouement au bien-être général, la coopération d’un grand et puissant empire, de l’énergie, de l’intelligence et du savoir, qui se prêtaient la main à l’établissement et l’accomplissement d’une entreprise, qui n’a été surpassée par aucune autre, sous rapport de l’importance et des difficultés à vaincre.
Tandis que le Rhin, l’Elbe, l’Oder et le Weser, ne parlons que des fleuves d’Allemagne, sont en quelque façon des grandes routes, qui roulent leurs eaux vers l’océan dans des lits réglés, le Danube est plutôt à comparer à un géant incivilité, qui fort de sa puissance se moque de toutes entraves, tantôt en se divisant en bras innombrables, quitte à son gré un lit et prend un autre, tantôt en envoyant ses grands flots dans des plaines étendues, en les réunissant un peu plus loin de nouveau dans un lit étroit dont des rochers élevés, forment l’encadrement, comme si ces flots étaient engloutis par des puissances souterraines, pour revenir au jour quelques lieues plus loin et pour accorder un passage sûr et tranquille aux plus grands navires. Tandis que les rives d’autres fleuves ne sont en général que du territoire d’un seul souverain, ou des parties de plusieurs pays ligués, dont les gouvernements ont le même but — le but de veiller au bien-être de ceux qui les habitant, qui tous ont atteint le même degré de civilisation et de morale, qui veulent faire fleurir le commerce et l’industrie, sans se surveiller mutuellement avec des préjugés politiques, le Danube est un fleuve qui baigne les rives de divers pays, qui voit dans un cours de plus de 300 lieues des nations tout à fait différentes, dont les langues et les moeurs ne se ressemblent nullement, chez lesquelles la variété de mesures, de poids et de douanes met des entraves au commerce et à tout progrès industriel, sans parler de la diversité des institutions politiques, des lois et des vues générales.
La navigation à vapeur sur le Danube, établie par la même compagnie de Donauwörth jusque’à Sulina, s’étend su 32° — 48° Long. vers l’Orient, et descend en conséquence du cours tortueux du fleuve, du 48° presque jusqu’au 43° Latid. en traversant 343 lieues géographiques.
La compagnie a plus de 150 bateaux à vapeur de différentes grandeurs, qui sont employés en partie au transport des passagers et des marchandises et end partie à remorquer près de 500 chaloupes à la toue.
Elle possède en outre quatre chantiers, où l’on ne fait pas seulement des réparations, mais où l’on construit aussi des navires tout-neufs. Ces chantiers sont à Ratisbonne [Regensburg], Korneubourg, Alt-Ofen [Budapest] et à Turnu-Severin. Le dernier a été nouvellement établi pour la réparation de ces bateaux qui ne peuvent pas arriver en deçà dès la Porte de fer.
Nous avons déjà fait mention qu’une houillère appartient à la même compagnie dans le voisinage de Mohacs, laquelle fournit près de quatre millions de quintaux de houilles (200. 000 tonnes) pour la même navigation à vapeur sur le Danube.
Trente et une stations sur le Haut-Danube et soixante-douze sur le Bas-Danube témoignent du grand nombre de voyageurs, de la quantité de marchandises expédiées et transportées journellement pendant la saison navigable, et de la grande importance cette entreprise industrielle, à laquelle aucune autre de l’ancien et du nouveau monde sur des fleuves ne saurait être comparée.
Le but principal de la compagnie de navigation à vapeur sur le Danube n’est pas seulement le transport de voyageurs, comme on pourrait le présumer par le grand nombre de bateaux pour passagers qui font le trajet entre les villes, mais elle est principalement [l’intermédiaire] du commerce et de l’échange de produits de l’industrie et du sol entre l’Europe centrale et l’Orient.
La compagnie de navigation à vapeur sur le Danube joint donc directement l’Europe occidentale aux contrées du Bas-Danube et au Levant, et c’est ainsi qu’elle facilite des relations de commerce de la plus haute importance entre ces différents pays. La compagnie s’est donc en tout cas acquis un mérite des plus importantes conséquences d’avoir introduit sur le plus grand fleuve de l’Allemagne la navigation à vapeur , de l’y avoir porté à un grand degré de perfectionnement non obstant tous les obstacles et toutes difficultés…
C’est à Vienne que se trouve le siège de l’administration générale de la compagnie de navigation à vapeur sur le Danube, à laquelle est joint un conseil de directeurs composé d’actionnaires, qui surveille la conformité du mécanisme compliqué qui doit être toujours bien en règle pour que ce mécanisme ne soit pas arrêté ! C’est cette compagnie qui introduira la civilisation de l’Occident européen dans une partie considérable des contrées orientales et qui contraint un grand fleuve, autrefois seulement navigable en partie, de rendre des services importants au commerce et à l’industrie européenne… »

Dr. Sigismond Wallace, Sur le Danube de Vienne à Constantinople et aux Dardanelles, traduit de son ouvrage allemand par le Dr. Sigismond Wallace, Avec des illustrations, des cartes et des plans, Vienne 1864, L. C. Zamarski & C. Dittmarsch, Libraires-Éditeurs et Imprimeurs.

   Le char de la Compagnie de Navigation sur le Danube (D.D.S.G.) lors du défilé de la ville de Vienne le 27 avril 1879, aquarelle de Josef Fux (1841-1904). On distingue à droite un porteur de  bannière à cheval suivi de trois cavaliers avec des trompettes de héraut, des marins portant des pagaies sur l’épaule puis le char tiré par quatre chevaux blancs en forme de bateau richement décoré (bucentaure), à l’arrière duquel se trouve une plate-forme en forme de balcon, à l’avant un personnage féminin assis (néréide), dans le bateau cinq personnages élégamment vêtus. Collection Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne.

   L’histoire de la navigation à vapeur sur le Danube débute à la fin du règne de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780), dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Elle ne se concrétise en Autriche et en Hongrie que vers 1817-1818. Après une première proposition de brevet pour la navigation à vapeur resté sans réponse, le gouvernement autrichien renouvelle sa demande en 1817. Un ingénieur germano-hongrois originaire de Pecs en Hongrie méridionale, Anton Bernhard (1779?-?) relève le défi et fait construire selon ses plans le « Carolina » en l’honneur de la quatrième épouse de l’empereur François Ier d’Autriche, Caroline-Augusta de Bavière (1792-1873), un petit remorqueur à vapeur d’un faible tirant d’eau (1, 02 m) avec une coque en chêne de Slavonie (Croatie septentrionale), et un moteur à vapeur d’une puissance de 24 chevaux, muni de deux roue à aube et d’un treuil qui, dès le 21 mars 1817, peut remorquer sur le Danube une barge de 488 t à la vitesse de 3,4 km/h vers l’amont et à la vitesse de 17 km/h vers l’aval. Le 2 mai a lieu une démonstration du « Carolina » pour le public viennois puis le 10 octobre devant le fondateur et directeur de l’Institut polytechnique royal et impérial, Johann Joseph von Prechtl (1778-1854).

Dessin du Carolina, collection privée

L’ingénieur navigue avec son bateau à titre expérimental sur le Danube viennois pendant l’été 1818 puis effectue un voyage de Vienne jusqu’à Pressburg (Bratislava) en 3 heures et jusqu’à Budapest en 24h le 2 septembre de la même année non sans que le remorqueur ne s’échoue sur le trajet. Le 31 décembre 1818, après plusieurs inspections de son bateau, A. Bernhard, associé à un entrepreneur du nom de Saint-Léon (?), reçoit de l’empereur François Ier un privilège de 15 ans pour la navigation à vapeur sur le Danube.

Le Carolina, premier bateau à vapeur sur le Danube, ici devant Bratislava, collection privée

Son intention était de transporter des marchandises avec son remorqueur mais la place de la machine à vapeur sur le pont et son manque de puissance rendait en l’état actuel l’opération difficilement réalisable. Après avoir navigué entre Osijek, Novi Sad et Mohács, sur la Drava et le Danube, le bateau sert à partir de l’été 1820 de premier bac entre Buda, Óbuda et Pest. Le remorqueur qui tire une barge sur laquelle se trouvent les passagers dessert aussi l’île Marguerite. Devant l’insuccès de son initiative et le peu de passagers transportés du fait de la concurrence du pont de bateaux (la construction du premier ouvrage en dur de la capitale hongroise, le pont des Chaines ou Szechenyi Lánchíd ne commencera qu’en 1842), A. Bernhard ramène le Carolina à Osijek (Slavonie) en descendant le Danube hongrois et en remontant la Drava. Il assure provisoirement la traversée d’une rive à l’autre de la rivière, le pont ayant été détruit par les glaces lors d’un hiver vigoureux. Pour une raison restée inconnue, le Carolina sombrera au fond de la rivière en 1824.
   Un projet concurrent entraine la construction d’un deuxième bateau à vapeur, le « Duna » (Danube), conçu par l’ingénieur-mécanicien et prolifique inventeur français exilé à Vienne (Hirtenberg) à l’invitation de l’empereur François Ier, Philippe-Henri de Girard (1775-1845). celui-ci effectue à peine quelques jours plus tard de son côté le même trajet de Vienne jusqu’à la capitale hongroise en faisant escale à Bratislava.

Plan du vapeur « François Ier » réalisé par Philippe-Henri de Girard (1775-1845), ingénieur-mécanicien français

Une première compagnie de navigation à vapeur sur le Danube voit le jour dès 1823. La (E.K.K.P.) D.D.S.G. n’est officiellement fondée qu’en 1829 à Vienne par plusieurs hommes d’affaires autrichiens. La compagnie se développe rapidement au cours des décennies suivantes tout en trouvant, avec le soutien et l’aide de responsables de l’Empire autrichien et du royaume de Hongrie comme l’entreprenant comte István Szechenyi (1791-1860) des solutions aux importants et récurrents problèmes de navigation sur certaines parties délicates du fleuve en particulier dans les Portes-de-Fer.

Blason de la (E.K.K.P.) D.D.S.G.

Si I. Szechenyi franchit lui-même avec succès et dans un grand enthousiasme ce passage en 1834 sur le steamer « Argos », les difficultés de navigation dans ces quatre défilés successifs ne seront résolues définitivement que bien plus d’un siècle plus tard, après l’édification du barrage roumano-serbe de Djerdap I (1963-1972).

István Szechenyi (1791-1860)

   La D.D.S.G. assure tout d’abord le transport des marchandises et des passagers sur une partie du cours du  Danube, étend son réseau à l’ensemble du fleuve (de Regensburg à Sulina et quelques-uns de ses affluents parmi lesquels la Tisza (liaisons Szeged-Zemun (Semlin) et la Save (ligne Šabac-Belgrade) ainsi que sur différents canaux tout en développant d’autres activités économiques dans l’Empire austro-hongrois et au-delà comme l’acheminement du courrier postal par ses propres bateaux (pour cela la compagnie émet également ses propres timbres), l’extraction du charbon près de Pecs (Hongrie) ainsi que le transport ferroviaire de cette matière première et de voyageurs sur les lignes Űszőg-Mohács, Űszőg-Pécsbànyatelep, Űszőg-Szabolcsbànyatelep. Ces voie ferrées ont été parmi les premières lignes à être électrifiées en Europe centrale.

« Privilège » impérial et royal rédigé en latin du 22 avril 1831 accordé à la D.D.S.G. pour la navigation sur le Danube hongrois

Dès 1830, le steamer « François Ier », deuxième vapeur danubien de ce nom, offre un service de transport pour les passagers entre Vienne et Budapest soit environ 280 km. « En Autriche il y a déjà une compagnie d’actionnaires [D.D.S.G.] ayant 3 bateaux à vapeur de 36, 50 et 60 forces de cheval, qui, depuis quelques temps, font la navigation régulière entre Presbourg [Bratislava] et Gallatz [Galaţi, Roumanie], et on attend encore dans le courant de 1834, un bateau plus grand de 70 forces de cheval, destiné à faire la navigation entre Gallatz et Constantinople, L’organisation de la navigation à vapeur entre Vienne et Presbourg sera terminée en 1830 de manière que les plus grands obstacles de la navigation sur le Danube seront levés. »

Appareillage de Vienne, pour l’un de ses premiers voyages, du second bateau à aubes dénommé « François Ier »

À partir de 1834, la D.D.S.G. effectue, en plus de ses lignes fluviales intérieures, le transport maritime entre Trieste, port de l’Empire austro-hongrois, et Constantinople (Empire ottoman). En 1845, cette liaison est reprise par une autre compagnie autrichienne le Lloyd Austriaco (Le Lloyd autrichien), fondée en 1833 à Trieste et qui sera en activité jusqu’en 1918. La Lloyd Austriaco relie encore, parmi ses liaisons maritimes, Galatz à Constantinople, Galatz à Odessa et Nikolaeff.

Album publié par la D.D.S.G. à l’occasion du cinquantenaire de son existence

Vers la fin des années 1880 la D.D.S.G. compte plus de mille bateaux qui acheminent annuellement plus de trois millions de passagers et plus d’un million de tonnes de fret sur près de 6 000 km de cours d’eau en Europe centrale et orientale. La D.D.S.G. possède ses propres chantiers navals à Korneuburg sur la rive gauche en amont de Vienne et à Budapest (Ofen) et elle en ouvrira un également un peu plus tard à Turnu-Severin.

Le siège de la D.D.S.G. sur le canal du Danube à Vienne en 1871, « Das Kaiserthum Oesterreich » Wien / Darmstadt, 1871

Bien que demeurant la plus importante compagnie de navigation (fluvial et maritime) au monde au début du XXe siècle (142 bateaux à vapeur et 860 remorqueurs pour un tonnage total de 470 000 tonnes en 1914), la D.D.S.G. se voit confrontée au déclin du transport fluvial, concurrencé durement par le développement du transport ferroviaire.

Évolution de la flotte de bateaux de passagers de la D.D.S.G. depuis 1853 jusqu’à 1913

La première guerre mondiale, l’éclatement de l’Empire austro-hongrois, les changements de frontières bouleversent son hégémonie. Les pertes de la flotte de la D.D.S.G. après le conflit, dues au jugement arbitral final de Hynes du 2 août 1921, jugement qui détermine définitivement les indemnité de guerre à verser par la compagnie à certaines nations alliées, portent un coup sévère à sa situation économique. Elle se voit perdre 34 remorqueurs, 8 bateaux à passagers, 425 barges de marchandises et deux barges-citernes, 101 pontons en fer et un bateau-atelier ; plus précisément, sans aucune indemnisation, elle doit céder six bateaux à passagers, 21 remorqueurs, 318 barges, une barge-citerne et neuf pontons en fer à la Yougoslavie, huit remorqueurs à la Roumanie, cinq remorqueurs et 25 barges à la France, et enfin, contre indemnisation, deux bateaux à passagers, un remorqueur et 39 barges au profit de la Tchécoslovaquie. La compagnie réussira malgré tout à redevenir la principale compagnie de navigation sur le Danube entre les deux guerres. Sa flotte se répartie en 1925 de la manière suivante : 31  steamers, 43 remorqueurs, 43 chalands ou barges, 8 chalands à moteur et 19 bateaux citernes (tankers)3. En 1937 elle compte encore 22 steamers, 25 transports de fret, 394 remorqueurs et 29 bateaux citernes qui transportent le pétrole depuis la Roumanie vers l’amont du fleuve. La compagnie et ses dirigeants jouent ensuite un rôle assez sombre dans les années suivantes. La D.D.S.G. collabore avec le régime nazi suite à l’annexion de l’Autriche en 1938, participe au transport dans des conditions précaires des Juifs autrichiens après la tragique « Nuit de cristal » (9 et 10 novembre 1938), lorsque ceux-ci sont forcés de quitter le pays et d’émigrer. Ses dirigeants sont également impliqués dans le prélèvement de sommes d’argent et de biens auprès des populations juives candidates à l’exil et tirèrent profit de cette émigration juive forcée.
Le conflit mondial entraine une nouvelle réduction importante de sa flotte. De nombreux bateaux sont réquisitionnés par les armées allemandes et servent au transport de troupes, de fret et de matière première (pétrole…). Durant l’occupation de l’Autriche entre 1945 et 1955, la D.D.S.G., considérée comme propriété du Reich allemand, passe sous contrôle de l’administration soviétique. Puis elle est restituée au tout nouvel État autrichien par le Traité de 1955 contre des compensations financières.

Les lignes fluviales de la D.D.S.G. en 1913 (en gras), la compagnie navigue sur le Danube de Regensburg à Sulina, la Drava, la Tisza (Theiss), la Save, le Bossut, le Temeš le canal François, le canal de la Bega soit 4127 km en tout. Elle possède également dans le sud de la Hongrie 68 km de voies ferrées pour acheminer le charbon jusqu’au Danube.  

La D.D.S.G. d’origine a été dissoute en 1991 soit 162 ans après sa création en 1829. Deux entreprises autrichiennes sont issues à la suite de cette dissolution, la D.D.S.G.-Cargo GmbH pour le transport de marchandises et la D.D.S.G.-Donaureisen GmbH pour le transport de passagers. La D.D.S.G.-Cargo est rachetée en 1993 par la société allemande German Stinnes qui la cède à son tour au holding Gerhard Meier en 1997. Elle possède alors une flotte de 175 000 tonnes. La D.D.S.G.-Donaureisen GmbH cesse ses activités en 1995. La même année, le port de Vienne et le bureau de tourisme autrichien fondent la D.D.S.G.-Blue Danube Schiffahrt GmbH, une compagnie qui assure avec ces cinq bateaux des croisières sur le Danube viennois et entre Vienne et la région de la Wachau.

Les horaires de bateaux entre Passau et Vienne en 1954

La Compagnie Générale de Navigation : un projet franco-serbe de concurrence avorté
Il est clair que la situation de développement et de monopole dans lequel va se trouver la Compagnie Impériale et Royale de Navigation à Vapeur autrichienne sur le Danube, engendra un fort ressentiment de la part des pays voisins et en particulier de la Serbie. Aussi celle-ci encouragea-t-elle des projets de création d’autres sociétés de navigation sur le Danube à même d’entamer ce quasi monopole. Des entrepreneurs et hommes d’affaire français proposent au prince Milosch [Michel Obrenovitch III, 1823-1868] et à son gouvernement serbe dans les années 1860, la création de la Compagnie Générale de Navigation, projet qui avortera à cause de la mort du souverain serbe. M. Clément Reyre, à qui les dirigeants de la Compagnie Générale de Navigation ont confié une mission d’évaluation et des chances de succès de cette « grande affaire » qu’il s’agit de conclure lors de la séance du C.A. du 12 novembre 1859, s’exprime en des termes très clairs sur la D.D.S.G. à l’occasion de la séance du 20 janvier 1860 :

« La Compagnie Autrichienne qui exploite seule lr Danube, le fait avec le plus grand luxe. Ses navires sont extrêmement commodes pour les touristes, mais ils n’ont rien de commercial, ou du moins tout ce qui touche aux intérêts commerciaux y est déplorablement traité et dans des vues étroites de monopole. Cette Compagnie est constituée d’une manière presque gouvernementale, avec des éléments en quelques sortes aristocratiques ; les emplois, les sinécures y sont multipliés outre mesure. Ses bateaux très richement décorés, en apparence très élégamment construits, sont lourds ; leur marche est lente et craintive ; ils s’arrêtent au moindre brouillard, au moindre glaçon. Ils sont bien loin, en un mot sous le point de vue de l’exploitation pratique et pour le service des intérêts commerciaux, de nos navires du Rhône que tant de progrès successifs ont amenés pour la rapidité de la marche, la calaison, le port, la puissance utile, à des perfectionnements exceptionnels.
Mais, sous le point de vue moral, la Compagnie Autrichienne est encore bien plus mal placée, du moins dans toutes les provinces danubiennes. Il semble que loin de vouloir développer les ressources et le commerce de ces provinces, elle n’ait d’autres buts que de les comprimer, de les monopoliser à son profit. Rien n’est fait pour satisfaire les populations, pour faciliter leurs relations. La Serbie, par exemple, bornée au Nord et à l’Ouest par les Etats Autrichiens, au Midi et à l’Est par les provinces turques tout-à-fait dépourvues de voies de communication, voit tous ses produits à la disposition exclusive des Autrichiens, et ne peut en quelque sorte recevoir que par l’Autriche les importations qui lui sont nécessaires. Cet état de choses, joint aux formes toujours désagréables, maladroites, vexatoires, de tous les Agents du Gouvernement Autrichien, a donné dans toutes les contrées qu’arrose le Danube inférieur l’impopularité la moins contestable à tout ce qui porte le nom Autrichien. Aussi, c’est avec a plus vive impatience, c’est avec les sympathies les plus cordiales qu’on attend dans ces contrées l’apparition de la batellerie française, et je ne crains pas trop m’aventurer en disant que la préférence sera toujours donnée à celle-ci, même abstraction faite des différences de prix. J’oserai même dire qu’il est peut-être permis d’espérer que la Compagnie Autrichienne finira par reconnaître qu’il convient à ses propres intérêts de se borner à exploiter le Danube autrichien et de s’arrêter à Belgrade, en nous abandonnant le Danube inférieur.
Dans tous les cas, il est évident que, quant à présent, sa concurrence n’est nullement à redouter, et que, dût-elle se produire d’une manière agressive, les ressources nouvelles que des services de navigation faits avec intelligence ne manqueraient de développer sur toutes les rives du Danube, donneraient à notre navigation des aliments aujourd’hui négligés et qui suffiraient largement pour l’occuper utilement…. »
« Rapport présenté au Conseil d’Administration de la Compagnie Générale de Navigation Dans sa Séance du 20 janvier 1860 par M. Clément Reyre », in Compagnie Générale de Navigation. Actes et Documents relatifs au projet d’étendre ses services sur le Danube et ses affluents, Lyon, Imprimerie et Lithographie J. Nigon, 1860.  

Notes :
1 KLEINSCHROD, von, Charles Théodore (1789-1869), Canal de jonction entre le Rhin et le Danube, Chez G. Franz Libraire, Munich, 1834, p. 64
2 « CABOTAGES EN EAUX TERRITORIALES »
La guerre a créé un état de choses nouveau : aujourd’hui, le Royaume S. H. S. et la Rou­manie interdisent à toutes les compagnies étrangères de se livrer à aucun trafic intérieur ou «cabotage »sur le Danube, dans leurs pays respectifs, et d’effectuer aucun transport sur certains affluents importants du Danube, tels que la Save et la Bega, qui sont à présent considérées non plus comme des eaux internationales, mais comme des eaux territoriales. Cet usage fait passer aux mains des compagnies de navigation de ces Etats de nombreux transports assurés avant la guerre par les compagnies autrichiennes et hongroises. Celles-ci critiquent également ce nouvel usage et lui attribuent la diminution du trafic total parce qu’il rend le service moins satisfaisant.», Walker D. Hines (avec la collaboration du major Brehon Somervell), Rapport relatif à la navigation sur le Danube, présenté à la commission consultative et technique des communications du transit de la Société des Nations, S.D.N., Lausanne, 1925, p. 193
3 sources : Walker D. Hines (avec la collaboration du major Brehon Somervell), Rapport relatif à la navigation sur le Danube, présenté à la commission consultative et technique des communications du transit de la Société des Nations, S.D.N., Lausanne, 1925, tableau de la flotte danubienne en 1924, p. 91

Aménagement (salon des  femmes et salle de restaurant)  du bateau de transport de courrier (Postdamfper) et de passagers de la D.D.S.G. « Wien »

Longueur totale des lignes fluviales de transport de passagers en 1893 : 3321 km
Danube
Regensburg-Sulina (2432 km)
Canal du Danube de Vienne (17 km)
Bras du Danube de Györ (Györ-Gönyö, 17 km)
Bras de Szentendre (31 km)
Bras de Tolna (14 km)
Bras de Gardinovce (Dunagardony, 7 km)
Bras de Ram (Požarevac ou Passarovitz, 27 km)
Bras de Golubac (10 km)
Canal de Bjelina (Ostojićevo/Save, 19 km)
Canal Georges (Giurgiu-Smârda, 3 km)
Bras de Borcea (107 km)
Canal de Gura-Balja (10 km)
Bras de Mǎcin (Mǎcin-Ghicit, 13 km)
Bras de Kilia (22 km)

Port de marchandise de la D.D.S.G. sur le quai viennois du Prater (Praterkai) dans les années 1880-1890

Rivière Sárviz (Leitha)
Szegzard-confluent de la Leitha avec le Danube (6 km)

Rivière Drava
Barcs-confluent de la Dráva avec le Danube (151 km)

Rivière Tisza
Szolnok-confluent de la Tisza avec le Danube (335 km) 

Longueur totale des lignes en 1912 : 
transport de passagers et courrier postal : 2553 km
transport de marchandises : 4066 km
Nombre total d’embarcadères : 177
Nombre total de passagers transportés en 1912 : 2 380 277
Nombre total de tonnes de marchandises transportés en 1912 : 2 548 126 tonnes

Longueur totale des lignes fluviales en 1913 (marchandises et passagers et transport du courrier) :
4127 km

Effectifs de la compagnie en 1913 :
50 bateaux à aube de transport de passagers (et de courrier postal)
92 bateaux à vapeur pour le convoyage des marchandises
851 barges représentant un volume de 458 574 tonnes de marchandises

Ex voto de 1841 représentant la collision entre le bateau à aube de la D.D.S.G. « Sophia » et une barge transportant du sel dans le défilé des Portes-de-Fer, un passage resté longtemps très délicat pour la navigation

Sources :
BINDER, Johannes, Dr., Rot-Weiss-Rot auf blauen Wellen, 150 Jahre DDSG, Bohmann Druck und Verlag AG, Vienne, 1979
DOSCH, Franz, Oldtimer auf der Donau, Sutton Verlag, Erfurt, 2010
DOSCH, Franz, 180 Jahre Donau-Dampfschiffahrts-Gesellschaft, Sutton Verlag, Erfurt 2009
HAUKE, Erwin, Donaureise in alter Zeit : der Strom und seine Dampfschiffe auf alten Ansichtkarten : ein historischer Bildband von Regensburg bis zum Schwarzen Meer, Verlag Martin Fuchs, Wien, 2001 
HINES,Walter D. (avec la collaboration du major Brehon Somervell), Rapport relatif à la navigation sur le Danube, présenté à la commission consultative et technique des communications du transit de la Société des Nations, S.D.N., Lausanne, 1925
GRÄFFER, Franz, CZIKANN, Johann J., Oesterreichische National-Encyklopädie, oder alphabetische Darlegung der wissenswürdingsten Eigenthümlichkeiten des österreichischen Kaiserthumes, Band 1, Wien 1835

JUŽNIČ, Stanislav, The Global and the Local: The History of Science and the Cultural Integration of Europe, Proceedings of the 2nd ICESHS (Cracow, Poland, September 6–9, 2006) / Ed. by M. Kokowski

Eric Baude pour Danube-culture, droits réservés, mis à jour novembre 2023

Hugo Fischer von See (1831-1890) : un plan topographique en relief de Vienne, de ses environs et du Danube, 1869

   Hugo Fischer von See : plan topographique en relief de Vienne, de ses environs et du Danube avec des courbes de niveau représentées sous forme de gradins horizontaux en carton superposés de 5 en 5 brasses et en tenant compte de la régulation du Danube et des projets de chemins de fer et hippomobiles d’après les meilleures sources, 1869, échelle 1:28 800
Relief travaillé d’après la feuille 65 de la carte administrative de Basse-Autriche.
Dimension du plan en relief : 52 cm sur 52 cm

   Les reliefs topographiques sont apparus en Autriche dans le contexte du deuxième relevé militaire du pays et des efforts, surtout de la part des militaires ayant une formation technique, pour intégrer la troisième dimension – l’altitude des lieux au-dessus du niveau de la mer – dans la cartographie.
Plus de 120 modèles de ces plans topographiques de ce type ont été présentés au public à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1873 à Vienne, dans le cadre d’une exposition complémentaire.

Hugo Fischer von See, sources : Bibliothèque Nationale d’Autriche à Vienne

Sur la base du feuillet 65 de la carte administrative de Basse-Autriche, Hugo Fischer von See a découpé des segments de carton dont les contours étaient définis par des lignes d’altitudes topographiques égales (isohypses). Il a collé ces segments les uns sur les autres en fonction des conditions réelles du terrain, créant ainsi un modèle de terrain tridimensionnel avec des marches. Les surfaces visibles d’en haut entre les bords des segments de carton collés les uns sur les autres représentaient de cette manière des couches d’altitude cartographiques. En outre, il a collé sur ces surfaces visibles d’en haut des différents segments de carton l’extrait correspondant de la « carte administrative », de sorte qu’en observant le relief verticalement, on peut voir l’image cartographique du feuillet 65 presque sans aucune distorsion.

Sources :
Jan Mokre, « La carte en relief de Vienne et de ses environs par Hugo Fischer von See », blog de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne, 22 septembre 2021

Danube-culture, mis à jour août 2024

Une baignade dans le canal du Danube à Vienne en plein centre ville ? Mais oui, c’est possible !

Cela peut paraître peut-être un peu surprenant, mais il est tout à fait possible de se baigner à Vienne outre les nombreuses piscines, les thermes, les plages du vieux et du nouveau Danube, de Gänsehäufel, les bras morts et les étangs de la Lobau, dans l’ancien bras du Danube (Donaukanal) aménagé en canal à la fin du XIXe siècle pour protéger la ville contre les inondations et pour y construire un port au coeur de la ville. Ce bras traverse Vienne et en longe le centre historique.

Plan de Vienne avec le bras du Danube avant son aménagement en canal, plan du cartographe Anton Freiherr von Guldenstein, 1832, collection Wien Museum

   Avant même l’aménagement de ce bras en canal, il y eut un établissement de bain dès 1827 près du pont de la Rotonde. Avant et après la Première Guerre mondiale, se déroulait sur le Canal du Danube une compétition de natation très populaire « Quer durch Wien » (« À travers Vienne »). Lorsque l’amélioration des canalisations permit de ne plus déverser les eaux usées dans le canal du Danube, on envisagea la possibilité de le réouvrir à la baignade. Le conseil municipal de Vienne prit la décision de construire au total cinq installations de baignade en 1902.

Plan d’un bateau-piscine sur le Canal du Danube, 1904, collection Wien Museum

   La baignade dans le canal du Danube est autorisée de nos jours sauf à proximité des embarcadères et de l’écluse de Nussdorf. Pour prendre un bain dans les eaux du Canal du Danube, il vaut quand même mieux être un nageur ou une nageuse aguerri car le courant y est assez puissant et l’on doit également être vigilant quant au trafic fluvial qui emprunte le canal jusqu’à l’embarcadère de Schwedenplatz, lieu de départ des croisières viennoises et du Twin City Liner qui relie Vienne à Bratislava.
Il existe même un club très actif de natation dans le canal du Danube, à l’origine d’une parade nautique et qui ne compte pas moins de 300 membres et dont la philosophie est la suivante :
-Le club de natation du canal du Danube s’est fixé pour objectif de faire revivre le canal du Danube en tant que lieu de natation dans le centre-ville de Vienne.
-Nous établissons une nouvelle culture de la natation fluviale autour de ce bras du Danube au centre-ville, où les risques liés aux eaux courantes sont gérés de manière responsable et respectueuse.
-Le plaisir de la baignade dans le canal du Danube nous unit. Elle est à la fois rafraîchissante, excitante et relaxante. Elle nous permet de voir et de vivre la ville sous de nouveaux angles passionnants.
-Nous nous efforçons de collaborer avec tous les utilisateurs du canal du Danube afin de rendre la baignade sûre et possible à l’avenir.
https://schwimmvereindonaukanal.org

Danube-culture, © droits réservés, août 2024

Un établissement de bains sur le canal Danube en 1926, collection Wien Museum

Baignade dans le Canal du Danube en 1935, collection Wien Museum

Les plus belle plages danubiennes viennoises !

Concernant le Danube, une petite minorité de Viennois n’a pas froid aux yeux (ni au reste du corps…) et se baignent même en plein hiver, de préférence quand la température de l’eau est légèrement au-dessus de zéro pendant que d’autres patinent à proximité et skient dans les montagnes avoisinant la capitale. Si le coeur vous en dit, vous êtes cordialement invités par les membres du club de Vienne à des baignades hivernales rafraîchissantes et revigorantes ! Une coutume qui se pratique aussi ailleurs sur le Danube.
https://youtu.be/3LmtMdOPSp4

Au  coeur de Vienne, sur le canal du Danube :

Les bains impériaux et royaux  au bord du désormais « canal du Danube », près de la porte des pêcheurs, Détail du plan de Vienne et de ses faubourgs, Nouvelle Edition augmentée et Corrigée, dessin de Max de Grimm gravé par Hier. Benedicti,   à Vienne chez Artaria et Comp., 1817

Le bateau-piscine (et restaurant)
Badeschiff Wien am Donaukanal Franz-Josefs-Kai 4, 1010 Wien
Piscine, solarium, bar, restaurant, concerts, le bateau-piscine peut également certains soirs se transformer en boite de nuit.
https://www.badeschiff.at 

Bateau-piscine sur le Canal du Danube, photo droits réservés

Club de natation du canal du Danube
Se baigner dans le canal du Danube à Vienne ? C’est possible !
Cela peut paraître peut-être un peu surprenant, mais il est tout à fait possible de se baigner à Vienne outre les nombreuses piscines, les thermes, les plages du vieux et du nouveau Danube, de Gänsehäufel, les bras morts et les étangs de la Lobau, dans l’ancien bras du Danube (Donaukanal) aménagé en canal à la fin du XIXe siècle pour protéger la ville contre les inondations et pour y construire un port au coeur de la ville. Ce bras traverse Vienne et en longe le centre historique. La baignade y est autorisée sauf à proximité des pontons des des bateaux. Il vaut mieux toutefois être un nageur ou une nageuse aguerri car le courant y est assez être puissant et l’on doit également être vigilant quant au trafic fluvial qui emprunte le canal jusqu’à l’embarcadère de Schwedenplatz, lieu de départ des croisières viennoises et du Twin-City Liner (Vienne-Bratislava).
Il existe même un club très actif de natation dans le canal du Danube qui ne compte pas moins de 300 membres.
https://schwimmvereindonaukanal.org

Baignade dans le Canal du Danube, photo droits réservés

Le Vieux Danube et le Nouveau Danube (Donauinsel) ou le top des plages danubiennes viennoises !
Pour les baignades à entrée libre, il n’y a pas de service de surveillance.

Vieux Danube (Alte Donau)
   Le bras mort du Vieux Danube est le résultat des gigantesques travaux de régulation et d’aménagement du fleuve pendant les années 1870 et ses plages sont parmi les plus appréciées des citadins qui abandonnent volontiers aux touristes de plus en plus nombreux le coeur de la ville, les musées, les cafés historiques, les jardins, le Graben, la Kärtnerstrasse voire Schönbrunn, les quartiers résidentiels plus périphériques et le bruit de la ville pour se réfugier par temps de canicule au bord de l’eau en particulier sur la rive gauche du grand fleuve ou sur la Donauinsel et dans les baignades des environs.
Bordé de jardins, de pelouses, de restaurants avec terrasse au bord de l’eau et de promenades avec chemins piétons et pistes cyclables, le Vieux Danube attire à la belle saison baigneuses et baigneurs de tout âge et en tout genre, amateurs de voile, rameurs et planchistes mais aussi les patineurs en hiver.

Vieux Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

Trois écoles de voile et de planche, de nombreuses locations de bateaux, canots, pédalos, etc. et quatre plages pour la baignade. Peut-être choisirez-vous de passer l’après-midi à la plage de l’île de « Gänsehäufel », longue de deux kilomètres. Piscine à vagues, bassin sportif, terrains de jeu, cafés et buvettes, difficile de s’imaginer au milieu d’une grande ville.
www.wien.gv.at/freizeit/baeder/uebersicht/

Angelibad
Biernersteig, 1210, Wien, G.P.S : 48.249,16.403
U6 (Neu Donau) ou U1 (Alte Donau) et bus 20A (station Angelibad)
La plus proche du centre ville. Baignade avec cabines en bois rénovées des années 1930, pelouses ombragées. Parfait pour les familles et les enfants. Restaurant, toilettes.
Bon marché
www.wien.gv.at/freizeit/baeder/uebersicht/sommerbaeder/angelibad.html

Dragonerhäufel
Romaplatz, 1210, Wien, G.P.S. : 48.248, 16.405, à proximité d’Angelibad
U6 (Neu Donau) ou U1 (Alte Donau) et bus 20B (station Angelibad)
Entrée gratuite
Terrain de sports, restaurants, snacks, toilettes

Une auberge traditionnelle au bord de l’eau, quartier de Kaisermühle, Photo © Danube-culture, droits réservés

Strandbad Alte Donau
 Arbeiterstrandbadstrasse 91,1220 Wien, G.P.S. : 48.243, 16.417
U6 (Neue Donau) et bus 20B (station Alte Donau) ou U1 (Alte Donau) et bus 20A ou 20B (station Strandbad Alte Donau).
Plage ouverte en 1918. Équipements pour les enfants, crèche, sports, restaurant, stands divers, wifi gratuite, toilettes
Prix moyen

Sur le Vieux-Danube… photo © Danube-culture, droits réservés

Bundesbad Alte Donau
 Arbeiterstrandbadstrasse 93, 1220 Wien, G.P.S. : 48.241, 16.422
U6 (Neue Donau) et 20B (station Bundessportbad) ou U1 (Alte Donau) et bus 20A ou 20B (station Bundessportbad)
À côté de Strandbad Alte Donau
Sports, cours de natation restauration rapide, douches, toilettes, wifi gratuite.
Le Bain fédéral du Vieux Danube était à l’origine (1919) une prestigieuse école de natation impériale.
Bon marché

Collection  Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

Gänsehäufel ou le Lido des Viennois
 Moissigasse 21, 1220 Wien,G.P.S. : 48.228, 16.428
U1 (Kaisermühlen VIC) et bus 92A ou 92B (Schüttauplatz), Bäderbus-Shuttle-Service de Kaisermühlen VIC directement jusqu’à Gänsehäufel (fonctionne pendant les heures d’ouverture de Gänsehäufel)
« I steh aufs Gänsehäufel, auf Italien pfeif i! », « J’adore Gänsehäufel et je me fiche de l’Italie ! » chantait en dialecte viennois le très populaire Rainhard Fendrich dans sa chanson Strada del sole (1981).

Emil Orlík (1870-1932), Gänsehäufel, 1911

On cultive depuis le 5 août 1907 sur Gänsehäufel, petite île boisée et première plage communale d’Europe, l’art du bain et certains jours de canicule, les lieux accueillent jusqu’à 30 000 baigneurs. L’espace et les équipements le permettent sans aucun problème de promiscuité.

Toutes les décorations (ou presque) sont permises, parfois jusqu’aux plus kitsch, photo © Danube-culture, droits réservés

Terrains de sports, plages, baignades, plongeons, pontons, théâtre de marionnettes, terrains de jeux pour les enfants, biotop, sentiers de promenades restaurants, snacks, cabines, douches, toilettes, kiosks, sauna, massages, minigolf, trampoline…
Prix moyen
www.gaensehaeufel.at

Plan de Gänsehaüfel ou le « Lido viennois », plage communale, source ville de Vienne

Donauinsel et Neu Donau (Île du Danube et Nouveau Danube)
Quarante-deux kilomètres de plages de sable, de galets ou de pelouses  le long du Nouveau Danube, de petites criques pour se baigner, des terrains de jeux, des pistes de jogging et skating, des locations de bateaux, vélos et planches, un vaste espace naturiste cher au FKK, ainsi que des bars, cafés et restaurants le long de la « Copa Cagrana ». Bienvenue au paradis des loisirs de Vienne !
Tous les ans pendant un weekend du mois de juin s’y déroule un grand festival, la Donauinselfest, le rendez-vous de la jeunesse le plus important en Europe avec quelque trois millions de visiteurs sur trois jours.
Entrée libre
https://www.wien.info/fr/locations/danube-island
https://donauinselfest.at/

Pendant le grand rendez-vous musical de la Donauinselfest, photo Philipp Naderer, wikipedia

Aire de jeux aquatiques de la Donauinsel (Wasserspielplatz)
Ce terrain de jeu de 5 000 mètres carrés permet aux enfants de patauger, barboter, apprivoiser l’eau, traverser le plan d’eau sur un bac relié à un câble ou sur une passerelle ou encore s’initier au fonctionnement des écluses.
Entrée libre

Aire de jeux aquatiques de la Wasserturm
10, Windtenstraße
Avec ses 15 000 mètres carrés, la Wasserturm qui fonctionne de fin avril à fin septembre est la plus grande aire de jeux aquatiques en Europe. On y trouve des cascades, des torrents, des étangs, des ponts et de vastes pelouses pour s’allonger. Les enfants sont particulièrement friands du grand toboggan de la tour (6 m) et du « bac à sable » géant.
Entré libre

Kaiserwasser
 Wagramer Straße/Weissauweg, 1220 Wien
Entrée libre
www.wien.gv.at
+43 1 40 00 80 42

Strandbad Stadlau
1120 Wien, Am Mühlwasser, GPS : 48.213, 16.458

Aux environs de Vienne (rive droite) :

Strandbad Klosterneuburg
Strandbadstrasse 16, 3400 Klosterneuburg, G.P.S. : 48.306, 16.336
U4, S (station Heiligenstadt) et bus 239 ou 238 (station Klosterneuburg/Leopoldbrücke) puis une dizaine de minutes à pied ensuite.
Terrains de jeux pour les enfants, pelouses,  terrains de sport, tremplin, restaurant, snack, douches, toilettes, cabines, location de transats, de bateaux…
Aussi connue que l’abbaye toute proche, la baignade de Klosterneuburg, qui a plus de 140 ans d’existence (elle fut fondée en 1878), est un petit bijou du genre. Très bien équipée pour les familles et très fréquentée !
Payant mais bon marché

Strombad Kritzendorf (Klosterneuburg)
Rebhuhnweg, 3420 Krizendorf, GPS : 48.340, 16. 305
S 40 de Spittelau ou Heiligenstadt ou Franz-Joseph-Bahnhof jusqu’à Kritzendorf (env. 20 mn) puis à pied (12 mn) jusqu’au Danube

Strombad Kritzendorf

Toujours à Klosterneuburg mais une simple baignade avec une plage de sable qui borde directement le Danube. ll ne faut pas s’imaginer pouvoir nager à contre-courant. Soyez vigilant !
Cette baignade s’appelait entre les deux guerres « Kritz-les-Bains » et était considérée comme la Côte d’Azur ou la Riviera autrichienne. Elle était fréquentée alors par de nombreux artistes et intellectuels viennois. L’Orchestre symphonique de Vienne y donnait des concerts-promenades pendant la saison d’été dans un kiosk sur la plage.
Restaurant, terrain de volleyball, tennis, football, bac à sable…
Entrée libre

La baignade de Greifenstein dans son univers bucolique, photo © Danube-culture, droits réservés

Stranbad Greifenstein
GPS : 48.346, 16.239
S 40 de Spitelau (U4, U6, S) jusqu’à Greifenstein-Altenberg (env. 20 mn) et à pied vers le Danube (5 mn)
Cette baignade naturelle située sur un bras mort du Danube, au pied de la forteresse de Greifenstein, est également très appréciée des Viennois qui la rejoignent souvent en bicyclette en remontant le fleuve depuis la capitale, le long de la rive droite.
Entré libre
Location de bateaux, trampoline pour les enfants, snacks, terrain de beach-volley, toilettes sèches, cabines, espace de jeux pour les enfants. Bel environnement !

Aubad Tulln
Donaulände
Train S 40 (direction Krems ou Skt-Pölten) depuis la Franz-Joseph Bahnhof
   Un étang de 50 000 m2 et un vaste parc de loisirs sur la rive droite du Danube, à proximité du centre de la jolie ville de Tulln où l’on trouve un musée Egon Schiele, sa maison natale (gare de Tulln), le Regentag, superbe bateau récemment rénové de l’artiste autrichien Friedrich Hundertwasser, le Schönbrunn, un ancien et élégant bateau à vapeur de la D.D.S.G., un musée romain et d’excellents hôtels et restaurants.
Ouvert de début juin à fin août, entrée payante

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour juillet 2024, © droits réservés

Ludwig von Beethoven, Vienne et le Danube

Tombeau de L. van Beethoven au cimetière central de Vienne (Zentralfriedhof), photo Danube-culture, ©  droits réservés
   Ludwig van Beethoven arrive à Vienne à l’âge de vingt-deux ans, en 1792, peu de temps après la mort de Mozart pour y étudier avec Joseph Haydn. Cette année-là a lieu le couronnement de François II de Habsbourg (1768-1835) comme empereur du Saint-Empire romain germanique (1792-1806) et qui deviendra empereur d’Autriche de 1804 à 1835 sous le nom de François Ier.
   Le musicien habitera jusqu’à sa mort en 1827, soit en tout 35 des 57 années de sa vie, dans la capitale impériale autrichienne ou à proximité. Tout comme Joseph Haydn, il connaîtra, lors du deuxième siège de Vienne par les armées napoléoniennes en 1809, les désagréments et le bruit des canons qui l’affecteront beaucoup.
Beethoven changera de lieu de résidence de nombreuses fois pour diverses raisons. Il séjournera Ballgasse, Mölkerbastei, Tiefer Graben, Ungargasse, Laimgrubengasse, Auerspergstrasse, Josefstädterstrasse, Schwarzpanierstrasse, Hetzendroferstrasse, Döblinger Hauptstrasse, Eroicagasse, Grinzingerstrasse, Kahlenbergerstrasse, Probusgasse, Silbergasse… De nombreux autres lieux de la capitale autrichienne célèbrent également le souvenir de la présence du compositeur et honorent sa mémoire parmi lesquels l’impressionnante « Frise Beethoven » du peintre Gustav Klimt (1862-1918) qui se trouve au sous-sol du palais de la Sécession. Cette œuvre imposante (34 m de long), terminée en 1902 est une ode à la 9e symphonie. Les traditions musicales et les programmations des grandes salles de concerts viennoises confirment d’ailleurs cet attachement profond des Viennois à l’univers beethovénien. Vienne est sans aucun doute bien plus beethovénienne que mozartienne.

Le mémorial dédié à Beethoven sur la Beethovenplatz, à proximité du Musikverein et du Konzerthaus, photo Danube-culture, © droits réservés

   Beethoven réside en 1802 au nord de la capitale à Heiligenstadt à Döbling, aujourd’hui quartier de Vienne, au pied du Kahlenberg qui domine le Danube et où son médecin l’a envoyé se reposer de ses problèmes de surdité. C’est dans cette maison de la Probusgasse qu’il écrit à l’automne son testament dit de « Heiligenstadt », une lettre qui reflète son profond désespoir face au fait de ne plus pouvoir entendre : « Et mon malheur m’afflige doublement, car je dois rester méconnu, je n’ai pas le droit au repos dans la société humaine, aux conversations délicates, aux épanchements réciproques ; presque absolument seul, ce n’est que lorsque la plus haute nécessité l’exige qu’il m’est permis de me mêler aux autres hommes, je dois vivre comme un exilé, à l’approche de toute société une peur sans pareille m’assaille, parce que je crains d’être mis en danger, de laisser remarquer mon état – c’est ainsi que j’ai vécu les six derniers mois, passés à la campagne sur les conseils avisés de mon médecin pour ménager autant que possible mon ouïe ; il a presque prévenu mes dispositions actuelles, quoique, parfois poussé par un instinct social, je me sois laissé séduire. Mais quelle humiliation lorsque quelqu’un près de moi entendait une flûte au loin et que je n’entendais rien, ou lorsque quelqu’un entendait le berger chanter et que je n’entendais rien non plus ; de tels événements m’ont poussé jusqu’au bord du désespoir, il s’en fallut de peu que je ne misse fin à mes jours… »

La maison où séjourna Beethoven, Probusgasse et où le compositeur rédigea son testament dit « de Heiligenstadt », photo droits réservés

   Le musicien reviendra séjourner à Heiligenstadt quelques années plus tard en 1808 dans une maison de la « Grinzingerstraße » où réside également un jeune poète et futur dramaturge autrichien d’une grande culture, Franz Grillparzer (1791-1872). Une amitié entre les deux hommes nait de cette rencontre ainsi qu’un projet de collaboration pour un opéra sur le thème soit de « Drahomira » (duchesse de Bohême), soit de « Mélusine ». C’est ce dernier thème que choisit Beethoven pour commencer à en écrire la musique mais aucun fragment ou esquisse de cette oeuvre n’a malheureusement été conservé. Le projet n’aboutit pas. Toutefois, Franz Grillparzer n’en prend pas ombrage et gardera toute sa vie une grande admiration pour le compositeur. Il rédigera un émouvant éloge pour ses funérailles le 29 mars 1827. C’est un autre musicien allemand, Conradin Kreutzer (1780-1849) qui mettra en musique le texte de l’écrivain. L’opéra sera créé à Berlin en 1833 au théâtre royal de Prusse.
Beethoven a également entretenu une longue relation d’amitié avec l’ingénieur bavarois originaire de Ratisbonne et comme lui viennois d’adoption, Johann Nepomuk Maelzel (1772-1738), l’inventeur du métronome.

Julius Schmid (1854—1935), L. van Beethoven, huile sur toile, vers 1901, collection du Wien Museum

   Les relations de Beethoven avec Vienne sont contrastées en raison de son esprit d’indépendance et aussi de ses problèmes de surdité qui vont s’aggravant durant son séjour. « À Vienne, on n’a plus le sens de ce qui est bon et fort, bref de la vraie musique… On ne veut plus entendre ni mon Fidelio, ni mes symphonies… Rossini prime tout… Camelote et pianotage, voilà le goût de nos Viennois ! » Il est vrai que Vienne s’enfonce rapidement après la défaite, l’exil définitif de Napoléon et la nomination du prince Klemens Wenzel von Metternich (1773-1859) comme ministre des Affaires Étrangères de l’Empire autrichien puis comme Chancelier, dans une atmosphère absolutiste conservatrice qui ne s’accorde guère aux idées novatrices et au caractère du compositeur. La situation politique autrichienne sous contrôle de la police de Metternich, participe à l’apothéose du goût bourgeois et à son expression artistique, le style Bierdermeier au sein duquel la musique de salon, les ballets, la musique de danse (Ländler) vont occuper le devant de la scène. Cet art de vivre, cette atmosphère de divertissement et ce répertoire de musique légère ouvrent le chemin aux heures glorieuses de la valse des années Strauss.
   Pendant sa jeunesse, le compositeur avait émis le voeux d’être pêcheur et plus tard, lors de son séjour viennois, il se rendait volontiers au bord du Danube, pour observer et discuter avec les gens du fleuve, bateliers, pêcheurs qui reconnaissaient de loin sa silhouette caractéristique. Beethoven appréciait tout autant les promenades au milieu des forêts alluviales, une manière pour lui de rompre avec l’atmosphère bruyante de la vie en ville. Il aimait aussi la compagnie de la comtesse Anna Maria Erdődy (1779-1837) qui venait dans sa maison de campagne de Jedlesee (rive droite), résidence connue aujourd’hui sous le nom de « Beethovenschlössl ». Pour ne pas emprunter le seul pont qui permettait de franchir le Danube à cette époque et être obligé de faire un détour, il traversait le fleuve avec le bac de Nussdorf à Jedlesee.
   En souvenir de ces promenades de Beethoven à Jedlesee, un « Beethovenweg » a été inauguré en mai 2007. Des sculptures de quatre mètres de haut en forme de diapason brisé, en référence à la surdité du compositeur, imaginées par Manfred Satke et réalisées par Josef Frantsits, ont été installées le long de ce parcours.

Le « Beethovenweg » (chemin de Beethoven) à Jedlesee, photo droits réservés

   Son frère, Johann van Beethoven (1776-1848), pharmacien d’abord à Vienne puis à Linz, achete en 1819 l’élégant petit château baroque de Wasserhof à Gneixendorf, sur la rive gauche du fleuve, à la hauteur de Krems (Basse-Autriche). Le musicien y séjourne avec son neveu Karl à partir du 29 septembre 1826, logeant dans la chambre à trois fenêtres au premier étage, à l’angle sud-ouest comme en témoigne une remarque de son neveu dans le cahier de conversation dont se servait le compositeur pour communiquer : « Devant tes fenêtres se trouve un cadran solaire ».

Le château de Gneixendorf qui fut autrefois la propriété de Johann van Beethoven (1776-1848) van Beethoven, photo droits réservés

   Le cadran solaire, qui date de la fin du XVIIIe siècle, est situé entre la deuxième et la troisième fenêtre du côté sud. Beethoven y termina le 30 octobre le quatuor à cordes en fa majeur op. 135 et compose ensuite le nouveau finale du quatuor à cordes en si bémol majeur op. 130. Il est possible que le musicien se soit promené au bord du Danube à cette occasion. Au début du mois de décembre, il retourne à Vienne, tombe malade pendant le trajet et meurt trois mois plus tard.

Le monument commémoratif de Gneixerndorf dédié à Beethoven, photo droits réservés

  Beethoven avait aussi proposé en 1823, peu de temps après le début des travaux de construction de la basilique saint-Adalbert de l’archevêché hongroise d’Esztergom sur le Danube, en amont de Budapest, de venir diriger sa Missa Solemnis pour la consécration du monument religieux mais le chantier s’éternisa pendant près de cinquante années avant que la basilique ne soit terminée. Sa consécration n’eut lieu qu’en 1856, près de trente ans après la mort du compositeur. Aussi, ce fut Franz Liszt (1811-1886) qui dirigea pour l’évènement sa « Graner Messe » ou « Messe d’Esztergom » le 31 août 1856 en présence de l’empereur François-Joseph de Habsbourg.
Le tombeau de Beethoven se trouve désormais au cimetière central de Vienne (groupe 32A, n°29), Simmeringer Hauptstraße 234, 1110 Vienne. Dans ce vaste espace les chevreuils et d’autres animaux sauvages tiennent compagnie aux célébrités comme aux plus modestes des morts.

Le tombeau du compositeur au cimetière central (Zentral Friedhof de Vienne)

https://www.wienmuseum.at › beethoven_pasqualatihaus
https://www.wienmuseum.at › beethoven_museum
http://www.beethovenweg.at

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour août 2024

Jedlesee en 1820, lithographie coloriée, sources Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

L’espace danubien Klosterneuburg-Korneuburg-Vienne

Planche de Klosterneuburg à Vienne du « Donaupanorama der Donau von Ulm bis Wien » de Bernhard Grueber (1806-1882) et Henry Winkles (1801-1860), publié par  Georg Joseph Manz (1808-1894) à Ratisbonne en 1848

Carte n°1 : époque préhistorique
Néolithique (6.000-2.000 av. J.-C.), Âge de bronze (2.200-800 av. J.-C.), Âge de fer  (800 av. J.-C.-15 ap. J.-C.)
   Les hommes se sédentarisent dans la région de Vienne au Néolithique, il y a environ 5.000 ans. Il leur faut défricher des parcelles des forêts avoisinantes pour permettre à l’agriculture et à l’élevage de se développer. Les hauteurs des monts Bisamberg et Leopoldsberg ainsi que les collines boisées situées au-delà, naturellement protégées, leur servent de lieux d’habitation. Remarquez les franchissements des bras du Danube à gué (Furt) à certaines périodes de l’année.

Carte n°2 : époque romaine (vers 250 ap. J.-C.)
   Les hauteurs de (Kloster)neuburg et de Vienne sont idéales pour les Romains qui y établissent leurs bases militaires. Celles-ci servent à protéger la frontière le long du Danube (le Limes) contre les tribus germaniques s’infiltrant par le nord. Un camp de légionnaires fortifié a été également érigé à la hauteur de Vienne qui s’appelle alors Vindobona (ville blanche) et un autre fort de troupes auxiliaires à Korneuburg sur la rive gauche. Parallèlement à la construction de ces camps militaires, des villages sont édifiés à proximité afin d’approvisionner les garnisons romaines en nourriture. La capitale de la province de Pannonie est Carnuntum (rive droite) en aval de Vienne.

Carte n°3 : zone de peuplement à la fin du premier Moyen-Âge (vers 1050)
   Après le départ des soldats romains (Ve siècle), les camps militaires et les villages voisine tombent en désuétude. Des colons germaniques (bavarois et francs) s’installent à Vienne lorsque Charlemagne et ses armées venant de l’ouest pénètrent, à l’occasion de sa campagne de 791, dans cette région danubienne.Vienne est devenue une ville de foire située sur l’importante voie commerciale du Danube. Elle se limite à cette époque aux anciens emplacements occupés par les Romains.

Klosterneuburg, Korneuburg et Vienne, Wonka, 3

Carte n° 4 : zone de peuplement à la fin du haut Moyen-Âge (vers 1250)
   Les Babenberg transfèrent leur résidence de Melk/Danube à (Kloster)neuburg en 1113 puis à Vienne en 1145, engendrant ainsi son développement. Le nouveau rempart achevé vers 1200 rend le mur du camp romain obsolète.

Carte n°5 : zone de peuplement à la fin du Moyen-Âge tardif (vers 1500)
   La navigation sur le Danube est particulièrement dense en raison du mauvais état des routes. Vienne, Klosterneuburg et Korneuburg disposent d’embarcadères. Au Moyen-Âge, le cours de l’actuel canal du Danube (Donaukanal) correspond au bras principal du fleuve. Les ponts construits au XVe siècle près de Vienne facilitent le passage d’une rive à l’autre. Des lotissements suburbains se développent au-delà de l’enceinte de la ville.Un seul pont traverse lev fleuve.

Carte n° 6 : zone de peuplement vers 1600
   Les faubourgs, détruits après le premier siège de Vienne par les Ottomans de Soliman le Magnifique pendant l’été 1529, sont reconstruits et agrandis tout comme le rempart médiéval. Afin de pouvoir assurer une meilleure défense, l’espace situé devant les remparts est inconstructible (glacis). Klosterneuburg est également assiégée par les Ottomans et partiellement détruite. Peu après, les Habsbourg décident de faire de Vienne leur résidence (1533).

Carte n° 7 : zone d’habitation vers 1700
   Le quartier de Leopoldstadt (basse-ville), en zone inondable de l’époque devient une agglomération importante avant le second siège turc en 1683. Après avoir repoussé les Ottomans avec ses armées et celles de ses alliés, la cour d’Autriche et ses fonctionnaires vont transformer en quelques décennies les espaces de la banlieue viennoise dévastés par le siège.

Carte n° 8 : zone d’habitation vers 1800
Un rempart en terre renforcé par des palissades est érigé en 1704 pour protéger les faubourgs de Vienne des Hongrois révoltés contre les Habsbourg. Klosterneuburg est encore à cette époque une petite cité de vignerons mais qui perd au cours du temps son importance commerciale. Une zone inconstructible doit être préservée devant les remparts de Korneuburg pour des raisons militaires ce qui empêche toute extension locale de l’habitat. Plusieurs îles ont déjà disparu du fait de travaux d’aménagement du fleuve entre Klosterneuburg et Vienne.

Carte n° 9 : zone de peuplement vers 1870
   Il n’y a plus de banlieues viennoises séparées, les différents quartiers à l’intérieur des remparts s’étant agglomérés dans une construction dense. Avec le perfectionnement des armes, les fortifications de Vienne, Klosterneuburg et Korneuburg perdent de leur intérêt. Leur démantèlement en grande partie change considérablement l’aspect de ces villes. Les restes des anciens remparts servent désormais de péages.

Carte n°10 : zone d’habitat vers 1914
   Les constructions de nouveaux immeubles le long du « Ring », boulevard circulaire autour du centre de Vienne, sont achevées en 1913. Le mur d’enceinte de la capitale a été démantelé en 1894 et remplacé par la première ligne de métro. L’urbanisation de la rive septentrionale du Danube commence après la fin des travaux de régularisation du Danube (1870-1875). L’édification de nouvelles lignes de chemin de fer l’intensifie. Korneuburg et Klosterneuburg, sur la rive gauche, ont été respectivement raccordées au réseau ferroviaire en 1841 et 1870. 

 

Carte n°11 : zone d’habitat vers 1950
   L’industrialisation de la fin du XIXe siècle entraine une augmentation de la population. Le début du XXe siècle engendre également une détérioration des conditions de vie due, par exemple, à la pollution liée au charbon. Les Viennois aisés quittent  alors la capitale pour s’installer dans les environs et y font bâtir des villas cossues. Les bas quartiers de Vienne sont, grâce aux travaux de régulation, désormais mieux protégés des inondations et se transforment peu à peu en zones industrielles et résidentielles.

 Carte n°12 : zone d’habitat vers l’an 2000 
La reconstruction des parties de la ville détruites par les bombardements et la résolution de la crise du logement entrainée par le conflit, sont la priorité des années qui suivent la fin de la Deuxième Guerre mondiale. De plus en plus de Viennois émigrent dans les années soixante vers la périphérie, soit en tant que résidents permanents, soit pour le weekend et les vacances. Certains versants de la Forêt-Viennoise commencent à être colonisés et urbanisés tout comme certaines zones naturelles et bras morts des bords du fleuve. De nouveaux travaux d’aménagement du fleuve dans les années ont engendré la création de l’Île du Danube (Donauinsel) et d’un vaste espace de loisirs. La rive gauche, espace privilégié d’extension de la ville continue à être de plus en plus peuplée.

Sources :
Erich Wonka, Der Donauraum von Klosterneuburg und Korneuburg bis Wien, Ein Bild- und Karternband der Siedlungsausdechnung von der Urgeschichte bis un die Gegenwart und ihre Auswirkungen auf die Landschaft, Verlag Berger, Horn/Wien, 2020
Traduction Danube-culture

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour août 2024

Retour en haut de page