Le voyage danubien prénuptial de Sissi vers Vienne au printemps 1854

   Le départ de la princesse et de la délégation bavaroise de Munich à huit heures du matin eut lieu dans une grande confusion. La délégation arriva à Straubing au bord du Danube dans la soirée après avoir fait une étape à Landshut pour le déjeuner.

Straubing en 1854, gravure d’après J. Alt (1789-1872)

   « Sissi » monta tout d’abord sur le vapeur « Stadt Regenburg » de la Compagnie Royale de Navigation Bavaroise jusqu’à Passau, ville frontière avec l’Autriche où eurent lieu une cérémonie et les adieux officiels de la Bavière avec sa duchesse et où l’accueillit une délégation autrichienne. Le « Stadt Regensburg » entra alors en Autriche et poursuivit sa navigation vers Linz en traversant les paysages impressionnants et sauvages de la Strudengau. Son fiancé l’attendait à l’embarcadère de la compagnie bavaroise, en amont du pont de la ville de Linz, entouré d’officiels et de nombreux habitants enthousiastes qui saluent et applaudissent la future impératrice. Le jeune couple impérial est convié le soir même à un diner officiel et à une soirée théâtrale.

François-Joseph accueille Sissi au débarcadère de Linz, sources Sisi Museum, Hofburg Wien

   Le lendemain matin Sissi embarque pour Vienne à huit heures devant une foule toujours aussi nombreuse et enthousiaste sur le « Franz-Josef », un vapeur autrichien entièrement décoré de roses et pavoisé pour les circonstances. L’Empereur s’est de son côté levé dès l’aube et est déjà parti vers la capitale de l’empire sur un autre bateau, « l’Österreich » afin d’arriver à Vienne avant sa fiancée et de pouvoir renouveler en plus grandiose la cérémonie de réception de Linz au débarcadère de Nußdorf. Une partie de l’importante délégation autrichienne est monté à bord du deuxième vapeur autrichien « l’Hermine » qui accompagne le Franz-Josef dans sa croisière vers la capitale impériale.

Le départ du Franz-Josef de Linz, sources Sisi Museum, Hofburg, Wien

   Le voyage entre Linz et Vienne ressemble à une véritable procession triomphale. Les cités des bord du fleuve sont pavoisées et regorgent de couleurs pour saluer le passage de la future impératrice. Les habitants en liesse se sont massés tout au long des rives et interpellent joyeusement le convoi. Sissi et les passagers qui se tiennent sur le pont grâce aux conditions météo favorables y répondent inlassablement. Enfin, vers quatre heures de l’après-midi, les deux vapeurs abordent à l’embarcadère de Nußdorf. Le mariage sera célébré dans l’église des Augustins le 24 avril. 

L’arrivée au débarcadère de Nußdorf

    101 ans plus tard, en 1955, eut lieu la répétition de ce même incroyable voyage danubien et quasiment du même spectacle lors du tournage de la première partie du film du réalisateur autrichien Ernst Marischka (1893-1963) « Sissi Trilogie » (1955-1957). Ce fut évidemment l’inoubliable Romy Schneider (1938-1982), alors à peine plus âgée que Sissi (17 ans), qui salua depuis le pont du « MS Hebe » de la prestigieuse D.D.S.G. la foule des riverains qui s’étaient réunis sur les bords du fleuve pour cette reconstitution historique du voyage de la duchesse Élisabeth vers son destin impérial autrichien.

Le vapeur MS Hebe devant l’immeuble de la .D.D.S.G. à Vienne

   Ce fut une nouvelle fois l’occasion d’une fête extraordinaire à laquelle participèrent comme par le passé toutes les cités riveraines autrichiennes entre Linz et Vienne avec leurs habitants qui avaient pour l’occasion revêtu leurs plus beaux costumes traditionnels. Villes et village autrichiens des bords du fleuve étaient plus que jamais pavoisés. C’est l’acteur l’acteur autrichien Karl-Heinz Böhm (1928-2014), fils du chef d’orchestre Karl Böhm (1894-1981), qui joue le rôle de François-Joseph dans le film d’Ernst Marischka.        

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour mai 2024

Les tribulations du musicologue anglais Charles Burney sur l’Isar et le Haut-Danube en 1772 (I)

En radeau sur l’Isar et le Haut-Danube ou les tribulations fluviales de Charles Burney de Munich à Vienne en 1772

   « J’allais de Munich à Vienne, en descendant les deux rivières l’Iser1 et le Danube ; et comme il y avait peu à recueillir sur la musique pendant ce voyage, et comme il n’existe d’ailleurs aucun itinéraire que je connaisse, qui ait décrit le cours de ces deux rivières, ou la manière dont on y voyage d’une place à une autre, je ne fais aucune difficulté de rapporter dans mon petit mémorandum de musique, les remarques et les observations que je trouve consignées à leur égard dans mon journal. »

Charles Burney (1726-1814), organiste, compositeur, musicologue, historien de la musique 

« L’Iser [l’Isar], sur lequel est située la ville de Munich, et qui va se jeter dans le Danube à 100 milles environ plus bas2, est trop étendu et trop divisé dans ses différents canaux, pour être suffisamment profond, et permettre à une barque, ou à toute autre espèce de bateau de passage, d’y flotter. Le courant de cette rivière est même trop rapide pour pouvoir être remontée. Mais, comme la Bavière est un pays abondant en bois, particulièrement en bois de sapin, on en fait des radeaux, on en compose des trains qu’on lie ensemble, et qu’on confie ainsi au courant de l’eau.3

L’auberge munichoise des « flotteurs » (parfois appelés radeleurs) « À l’arbre vert », au bord de l’Isar, vers 1767

Ces machines, font pour l’ordinaire 70 à 80 milles par jour. On construit sur ces radeaux une cabane pour les passagers qui l’habitent en commun. Mais s’il en est quelqu’un qui préfère d’avoir un cabinet à part, on le lui arrange moyennant quatre florins. Je pris ce dernier parti, non seulement pour éviter la mauvaise compagnie et la chaleur, mais pour avoir la commodité d’écrire et de digérer à mon aise, mes pensées et mes observations ; car j’étais fort en arrière sur mon Journal Musical.

Canaletto (Bernardo Bellotto 1722-1780), vue de Munich et de la tour du pont depuis les rives de l’Isar, vers 1761, Collection du Residenz Museum, Munich

Je quittai Munich à deux heures après-midi, La chaleur était si forte qu’il n’y avait aucun moyen de la tempérer. Le ciel était clair, et le soleil brulant qui réfléchissait de dessus l’eau, avait rendu mon cabinet de sapin aussi insupportable que le plein air. Il était d’ailleurs construit de planches de bois vert, qui exsudait tellement la térébenthine, que l’odeur en aurait surpassé celle de tous les aromates de l’Arabie.
Comme je ne connaissais point du tout le pays, à travers lequel j’allais passer, ni le genre de commodités qu’il pourrait me fournir, je m’étais pourvu à l’avance de tout ce que ma prévoyance m’avait suggéré comme moyen de fournitures et de provisions. Elles consistaient en un matelas, une couverture, des draps : quelque pièce froide à manger, avec du pain et une bouteille de vin. Pour l’eau nous en avions en quantité, et sous la main ; mais je me trouvai bientôt en pénurie de bien d’autres choses ; et si je devais jamais recommencer ce voyage, ce qui, j’espère, ne m’arrivera pas, l’expérience m’aurait appris à rendre mon cabinet une résidence tolérable au moins pour huit ou dix jours.
Quand on sort de Munich par eau, la ville offre un aspect charmant ; mais le pays par lequel nous passions, nous paraissait misérable, n’offrant à la vue que des saules, de la sauge, du sable et du gravier. La rivière était si basse en certains endroits que j’avais peur de voir notre train bientôt s’arrêter. À six heures du soir, nous arrivâmes à Freising3, le siège et souveraineté d’un Prince Évêque. Son palais est placé sur une colline à une petite distance de la ville, qui est elle-même assise sur une autre colline. Elle présente ainsi un bel aspect du côté de l’eau. Je ne voulus point aller à terre pour n’avoir pas à payer pour un mauvais repas ou un mauvais souper dont j’étais déjà muni dans mon cabinet. Mon domestique cependant suivit la compagnie qui était de plus de 50 personnes, pour aller prendre un peu de pain frais, mais que la ville entière ne put pas lui fournir.

Johann Baptist Deyrer (1738-1789), Freising vu du pont sur l’Isar, huile sur toile, 1772, Musée diocésain de Freising. Au premier un « Ordinari-Floß » probablement semblable à celui sur lequel Charles Burney a voyagé.

Il n’avait pas plu dans cette partie de l’Allemagne depuis 6 semaines, et quand nous arrivâmes à Freising, je vis s’élever du côté du couchant, un petit nuage noir qui en moins d’une demi-heure, produisit un ouragan mêlé de tonnerre, de pluie et de vent le plus violent que je me souvienne d’avoir jamais vu. Je craignais vraiment à chaque instant que la foudre ne mît le feu à ma cabane. L’orage continua toute la nuit avec une fureur prodigieuse, ce qui empêcha mon valet de revenir à bord, en sorte que je restais seul sur l’eau, unique habitant du train, qui était amarré avec une hansière4 à un pont de bois.
On avait pratiqué dans les planches de mon cabinet deux trous carrés, un de chaque côté pour donner du jour. Des deux morceaux qui servaient de fenêtre, un était perdu, de manière que j’étais obligé d’attacher avec des épingles un mouchoir contre le trou, pour empêcher le vent et la pluie d’entrer ; mais je réussis très mal ; il plut dans ma cabane par cent endroits différents. L’eau dégoutait à travers les joints, et me tombait tantôt sur la figure et tantôt sur les jambes, et sans discontinuer. Ceci joint aux violents éclairs et aux éclats de tonnerre, m’empêcha de dormir, et heureusement, peut-être ; car j’aurais infailliblement attrapé quelque rhume en dormant dans l’humidité.
On m’avait dit que le peuple Bavarois était arriéré au moins de trois siècles sur le reste de l’Europe en philosophie et en connaissances utiles. Rien n’a pu encore les guérir de la folie de faire jouer les cloches toutes les fois qu’il tonne, ou les persuader de mettre des conducteurs sur leurs bâtiments publics, quoique la foudre soit ici si dangereuse, que l’année dernière il n’y eut pas moins de 13 églises détruites par elle dans l’Électorat de Bavière. La réflexion que me faisaient faire ces événements, n’avait pas sur moi l’effet de l’opium. Les cloches furent en mouvement toute la nuit, et servirent à me rappeler la crainte des habitants et le danger réel où je me trouvais. Je me mis sur mon matelas, aussi loin que je pus de mon épée, de mes pistolets, de ma chaine de montre et de toute chose qui aurait pu servir de conducteur à la foudre.
Jusque là je n’avais pas été fort épouvanté par les éclairs, mais à présent je désirais d’avoir un des lits de M. Franklin5 suspendu par des cordons de soie dans la milieu d’une grand’chambre. Je restai ainsi jusqu’au matin sans fermer l’oeil. À son retour, mon domestique me dit que l’auberge n’était qu’une misérable baraque dans laquelle il pleuvait de partout dans les chambres ; qu’on n’y avait pas trouvé d’autres provisions pour cinquante personnes, que du pain noir et de la bière qu’on avait fait bouillir avec deux ou trois oeufs.
À six heures on se mit en mouvement pour partir, malgré la pluie. Le vent continuait de souffler avec fureur. Bientôt malgré une chaleur étouffante, l’air devint si piquant et si froid que je ne pouvais pas m’en garantir avec tout ce que j’avais sur le corps ; car, quoique j’eusse pris de plus que mon vêtement ordinaire, une paire de souliers, des bas de laine, une camisole de flanelle, une robe de chambre et un bonnet de nuit que j’avais heureusement avec moi, j’étais encore transi de froid.
Nous voguâmes pendant quatre heures à travers un pays horrible, autant que je pouvais le voir, car le temps était si mauvais que souvent il m’était impossible de voir les objets éloignés. À dix heures, nous aperçûmes quelques arbres de pin qui animèrent un peu la vue et rien d’autre de chaque côté. À droite c’était une rive haute et escarpée couverte de pins ; et à gauche des bois qui s’avançaient jusque sur les bords de l’eau, et d’autres bois qui se perdaient dans le lointain. À onze heures le train s’arrêta à Landshut6, où les passagères dinèrent. Je restais dans ma cabane où je mangeais mon morceau froid. S’il n’y avait point eu de pluie, je m’y serais trouvé assez bien ; mais dans l’état des choses, j’étais si mal en tout, que je ne pouvais tenir mon journal, tant le temps avait abattu mes esprits et refroidi mes doigts. Cependant, dans l’après-dîner, je fis un effort, je transcrivis plusieurs choses de dessus mes tablettes qui étaient pleines. À six heures, le train [de radeaux] s’arrêta à Dingelfing7. À la nuit, je me procurais une chandelle qui était un luxe qu’on m’avait refusé le soir de la veille de l’orage. La pluie, l’éternelle pluie et le vent faisaient de tout cela un spectacle qui n’était rien moins que plaisant.

Le cours de l’Isar avant sa régulation à la hauteur de Dingolfing, carte d’Adrian von Riedls, 1802, collection Archives centrales de la Bavière, Munich

La matinée suivante fut assez belle mais froide ; les passagers prirent terre à Landau environ à dix heures, et nous entrâmes à une heure dans le Danube et qui ne me parut pas d’abord aussi large que je me l’étais imaginé. Toutefois, à mesure que nous descendions, il s’élargissait ; nous nous arrêtâmes vers les deux heures à un misérable village, dans lequel cependant il y a un beau couvent. Bientôt le vent devint si violent que je pensais qu’à chaque minute il renverserait ma cabane, et qu’il m’emporterait. A trois heures il fut décidé qu’on s’arrêterait pour passer ici la nuit, parce qu’il n’était pas sûr de se mettre en marche avec le vent. Mais comme tout l’annonce, et qu’on appelle ce pays-ci le pays des vents, il fallait avoir de la patience et souffrir de me voir arrêté dans une place où je n’avais rien à faire. Mes provisions cependant diminuaient et se rancissaient sans avoir le moyen de m’en procurer d’autres. J’avais tant souffert la nuit d’auparavant, que je me mis tout-de-suite à chercher sérieusement comment je ferais pour me tenir chaudement. La couverture que m’avait achetée à Munich mon fripon ou mon fou de valet, et que je n’avais pas vue assez tôt pour la changer, était une pièce de rencontre si sale et si déchirée, et qui avait si bien l’air de nourrir toute sorte de vermine, et peut-être, de maladies, que jusqu’ici je n’avais pas eu le courage de la toucher ; mais le froid et la faim sont bien faits pour dompter des esprits et  des estomacs orgueilleux. Je mis ma couverture sur mon drap, et me trouvai fort bien de sa chaleur.
À trois heures du matin on appela les passagers, et bientôt après le train partit. C’était à présent une grande et lourde machine d’un quart de mille de long, chargée de planches de sapins, de barriques de vin et de meubles de toute espèce. Le soleil se leva fort clair ; mais à 6 heures, nous eûmes un fort vent d’est, qui nous donnait en face, avec un si grand brouillard, que l’on ne pouvait plus distinguer aucun objet sur les bords du fleuve.
Lorsque je me déterminais à passer ainsi la nuit et le jour pendant une semaine entière sur l’eau, j’avais négligé de mettre dans mon marché que le temps serait chaud ; et actuellement il était si froid que je pouvais à peine tenir ma plume, quoique nous fussions au 27 d’août. J’ai observé souvent que lorsque le corps souffre du froid, l’esprit est aussi glacé ; et ce fut ici si bien le cas, que je n’eus ni coeur, ni idée pour travailler à mon journal de  musique.

Vilshofen au début du XVIIIe siècle avec son pont de bois, gravure de Michael Welling (1645-1718)

À huit heures, nous nous arrêtâmes à Vilshofen8, agréable situation. Il y a un pont de bois de seize arches, sur le Danube. Les hauteurs du côté opposé à la ville sont couvertes de bois superbes. Le brouillard était dissipé, et le soleil brillait sur les environs avec beaucoup d’éclat. On eut à souffrir ici une légère visite des officiers de la douane. Comme c’est la dernière ville de la Bavière on coupa les plombs apposés sur ma malle. Les employés me prévinrent assez durement, sur le sévère examen que j’aurais à subir en entrant en Autriche. Mais j’avais peu de chose à perdre, excepté mon temps, et qui me devenait tous les jours trop précieux, pour partager patiemment avec ces espèces de voleurs inquisitoriaux.
À neuf heures et demi, nous partîmes pour Passau avec un très beau temps qui revivifia nos esprits et me donna à moi en particulier, la faculté d’écrire. Le Danube ici est plein de rochers, les uns à fleur d’eau, d’autres sous l’eau, ce qui occasionne un grand bruit, que forme la rapidité du courant, qui frappe dessous ou contre eux.
Nous rencontrâmes le matin une quantité de bateaux chargés de sel, qui de Salzbourg et de Passau, remontaient contre le courant, traînés le long de la rivière, par plus de quarante chevaux, et un homme sur chaque. La dépense qu’occasionne ce transport est şi grande, qu’elle renchérit le prix de cette denrée à-peu-près de 400 pour 100. Nous ne paraissions pas aller si vite à présent que sur l’Iser, qui a de fréquentes chutes ; et quelquefois le train plongeait și avant dans l’eau, qu’il y en avait jusqu’à trois ou quatre pieds dans mon cabinet.

Passau

Passau, vue depuis le sud, dessin de Friedrich Bernhard Werner, gravure sur cuivre de Martin Engelbrecht, vers 1740, collection Staatliche Bibliothek Passau

C’est la plus hardie, et en même temps la plus charmante situation que j’aie jamais vue. La ville est bâtie sur la pente et sur le sommet d’une montagne escarpée, à la droite du Danube ; de l’autre côté, il y a une autre montagne, qui répond à celle sur laquelle la ville est assise, mais il y a peu de maisons.

Passau, vue sur l’Inn (dont le dessin suggère un courant soutenu), le pont de bois et l’église des Jésuites, dessin de Friedrich Bernhard Werner, gravure sur cuivre de Martin Engelbrecht, vers 1740, sur la rivière deux types d’embarcation ; une « Zille » et deux radeaux (ordinari), collection Staatliche Bibliothek Passau.

Passau est une grande ville impériale. On voit dans la cathédrale, qui est un bâtiment moderne, très beau, d’ordre corinthien, un orgue magnifique pour la vue…
À l’extrémité de la ville on trouve le confluent de trois rivières ; l’Inn à main droite, l’Iltz9 à gauche, et le Danube dans le milieu.

 Passau (Innstadt, Neuestadt, Ilzstadt et la forteresse d’Oberhaus) et le confluent de l’Inn et de l’Ilz avec le Danube. Sont représentées également sur cette gravure quatre batteries des troupes bavaroises qui assiégèrent la ville en 1703,  gravure sur cuivre colorée, Gabriel Bodehner, 1704, Staatliche Bibliothek Passau

Après cette jonction, le Danube devient de plus en plus rapide. Les rives des deux côtés, pendant un trajet considérable sous Passau, en descendant, sont escarpées de montagnes et de rochers aussi élevés, que ceux qu’on voit à Bristol ; mais ceux-ci sont couverts de beaux arbres de pin et de bois, et paraissent ainsi moins terribles, quoique tout aussi hauts. Ces rocs nous dérobèrent le soleil dès trois heures après-midi. À quatre milles à peu près, au dessous de Passau, on a l’Autriche sur la gauche et la Bavière à droite ; nous allâmes ainsi jusqu’à la ville d’Ingelhartzeil10 ; après quoi, nous fûmes tout à fait en Autriche… »

Charles Burney, DE L’ÉTAT PRÉSENT DE LA MUSIQUE En Allemagne, dans les Pays-Bas et les provinces Unies, ou JOURNAL de Voyages fait dans ces différents Pays avec l’intention d’y recueillir des matériaux pour servir à une histoire générale de la Musique, par Ch. Burney, Professeur de Musique, Tome II, Gênes, J. Grossi, Imprimeur, 1801.

Notes :
1 L’Isar, rivière longue de 292 km prend sa source dans les Alpes du Tyrol autrichien , traverse la Bavière et sa capitale Munich puis conflue avec le Danube sur sa rive droite à cinq kilomètres au sud de Deggendorf (km 2282). Cette rivière qui n’est pas navigable servait en particulier pour le flottage du bois assemblé la plupart du temps en train de radeaux. Mais on transportait aussi sur celle-ci en direction de Vienne et de Budapest divers matériaux locaux nécessaires à la construction et des marchandises du sud de l’Europe qui transitaient par la Bavière (fruits, coton, épices, soie en provenance des marchés vénitiens…) voire des passagers quand l’occasion s’en présentait. Le trajet de jour se faisait en plusieurs étapes. En 1838, il fallait cinq jours pour se rendre en radeau (« Ordinari Floß ») de Munich à Vienne via Passau et Linz. Le service fonctionnait une fois par semaine de la mi-mars à la mi novembre. Concurrencé à la fois par la navigation à vapeur et par le développement du chemin de fer, le dernier « Ordinari Floß » partira de Munich pour Vienne en 1904.   
2 Un mille = 1, 609 km
Le flottage du bois est un mode de transport par des rivières ou des fleuves pour des pièces de bois de tailles variables, à l’état brut ou déjà débitées, assemblées entre elles ou pas. Il prend des formes différentes en fonction des essences d’arbres et du degré de flottabilité du cours d’eau qui borde les massifs forestiers où sont abattus les arbres. Le bassin du Danube fut un des haut-lieux du flottage en Europe du XIIIe au XIXe siècle. Les flotteurs, à l’image des bateliers, étaient organisés la plupart du temps en corporations et les institutions durent élaborer de leur côté des règlements précis concernant ce mode de transport pour éviter des accidents.
4 Freising se trouve à environ 33 km de Munich
5 Ou aussière, cordage d’un diamètre important pour remorquer ou amarrer les bateaux.
6 Benjamin Franklin (1706-1790) venait d’inventer (entre autres…) le paratonnerre. 
7 Ancien duché de Bavière-Landshut. Des environ de Landshut était extrait le sel qui fit la richesse de la ville et dont une partie transitait par l’Isar et le Danube vers l’Europe centrale.
8 Dingolfing, Bavière
9 Vilshofen est au confluent de la Vils avec le Danube. La ville se trouve à 20 km de Passau.
10 Ilz, petite rivière qui conflue avec le Danube à la hauteur de Passau au pied de la forteresse d’Oberhaus.
11 On raconte qu’en 1703, les troupes bavaroises assiégèrent la ville épiscopale. Les trois compagnies locales de soldats, peu motivées pour se battre contre leurs voisins refusèrent le combat sous prétexte d’une fièvre subite. Mais le général en chef des troupes bavaroises d’alors, frustré et sans doute en recherche d’une quelconque action glorieuse, se plaignit de n’avoir rencontré aucune résistance !  

12 Engelhartszell, rive droite du Danube. L’abbaye, qui fut fondée en 1293 par des cisterciens et transférée aux Trappistes en 1925 est le seul cloître de cet ordre sur le territoire autrichien.  

Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828) : navigation sur le Danube en ordinari (coche d’eau)
   «Avant l’organisation des bateaux à vapeur la manière la plus vulgaire de voyager sur le Danube entre Ulm et Ratisbonne jusqu’à Vienne, c’était d’aller avec les coches d’eau, qu’on nomme Ordinari. Ce sont des bâtiments plats (Plaetten) avec une cabane destinée à y garder les marchandises. Là, entre les caisses et les ballots le voyageur doit chercher sa place, s’il y en a. La communication entre les plus grandes villes du Danube se fait au moyen de ces Ordinari. Même quand on ne voyage pas dans nos jours par les vaisseaux à vapeur on ne se sert de ces ordinaris que tout au plus d’Ulm à Donauwoerth et on frète en cas particuliers de petits bâtiments loués. A l’égard de ces derniers nous ferons en ce lieu-ci mention de ce que Schmidt recommande dans le Manuel des voyageurs en Autriche. Il est dit : Que pour bien jouir d’une navigation sur le Danube, on ne doit s’engager sur aucun vaisseau pour tout le voyage. Qu’on choisisse quelque endroit intéressant ou commode pour s’y établir et en faire un centre d’excursions. C’est là qu’on se fait mettre en terre et qu’on s’arrête à bon plaisir. La rivière est toujours tellement parcourue de vaisseaux, qu’on est sûr de ne pas attendre longtemps sans en voir passer. Alors pour continuer le voyage on s’y fait conduire par un bateau du rivage, ou si le navire traîne une Jolie (Zille) après lui, on n’a qu’à crier: «Hol aus!» pour voir arriver un batelier, qui vous mène à bord du vaisseau, car ces gens ne laissent pas échapper un petit profit inespéré. Et si vous seriez arrivé en bateau pris sur la côte, à bord d’un vaisseau, qui n’eût point de nacelle pour vous reconduire plus tard en terre, vous crierez encore «Hol aus!» lorsque vous vous verrez vis-à-vis d’un endroit habité, et l’on viendra vous chercher avec le même empressement. De cette manière on est maître de son intérêt et l’on a toutes les commodités qu’on souhaite.— Quant aux entraves que les orages et les vents peuvent opposer à un trajet sur le Danube il est bon à savoir, qu’il en peut bien résulter des désagréments, mais rarement ou jamais un vrai péril. Le vent qui domine au printemps est le vent d’est, qui opposé au courant du fleuve, entrave la marche du bâtiment, et que les bateliers appellent vent contraire (Gegenwind), en opposition au vent d’ouest, qu’ils nomment vent favorable (Nachwind), parce que celui-ci accélère le cours du fleuve et la marche du bateau, qu’il pousse pour ainsi dire. Si le vent contraire est violent, il peut forcer à faire une relâche, c’est-à-dire à mettre le vaisseau en sûreté à quelque endroit convenable, jusqu’à ce qu’il soit possible de continuer le voyage. Ces relâches (nommées Windfeiern) sont ordinairement très-ennuyeuses ; mais voilà tout le danger qu’on court. Lorsque le volume de l’eau est très petit, il est beaucoup plus facile de s’engraver dans des bancs de sable, de toucher à des corps d’arbres, ou aux débris des rochers cachés sous la surface de l’eau, nommés Kogeln, accidents qu’on n’a nullement à redouter quand les eaux sont hautes, supposé que le batelier connaisse les parages. Dès que le temps se dispose à un orage, le batelier ne néglige jamais de chercher de bonne heure un abri, pour éviter la violence de l’ouragan. Outre les désagréments, qui proviennent du vent et du temps, on a encore beaucoup à souffrir du soleil. Ses rayons brûlants à l’heure de mid, réfléchis par le miroir du fleuve, halent la peau avec une violence incroyable. Les hommes eux – mêmes sont exposés à prendre un coup de soleil, et il faut conseiller à chaque femme de ne jamais affronter sans parasol et voile, même pour un instant, le soleil du midi, en sortant de la cabane sur le radeau ou sur le bâtiment. Il est dangereux aussi de mon[ter sur un] petit bâtiment où sont embarqués des boeufs ou des chevaux…»

Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828), II. Navigation sur le Danube et sur le Rhin, No. 232. Navigation sur le Danube in Le voyageur en Allemagne et en Suisse, à Amsterdam, à Bruxelles, à Copenhague, à Londres, à Milan, à Paris, à St. Pétersbourg, à Pesth, à Stockholm, à Venise et à Varsovie par M. Reichard avec une description particulière des lieux de bains, de voyages aux montagnes, de la navigation sur le Danube et sur le Rhin. Manuel à l’usage de tout le monde, avec une description particulière des lieux de bains, de voyages aux montagnes, de la navigation sur le Danube et sur le Rhin, Manuel à l’usage de tout le monde, Douzième édition, de nouveau rectifiée, corrigée et complété par F. A. Herbig, Tome Premier, Avec une carte itinéraire soigneusement coloriée, A Berlin, 1844, Chez Fred. Aug. Herbig, Libraire, A Paris chez Bockhaus et Avenarius et chez Renouard et Co.


   Conseiller, bibliothécaire et dramaturge allemand, publiciste libéral, éditeur de journaux littéraires et artistiques. La première édition du «guide» fut publiée en allemand par Reichard en 1784 : Reichard, H.A.O., Handbuch für Reisende aus allen Ständen, nebst B. Wey Postkarten zur grossen Reise durch Europa von Frankreich nach Engelland und einer Karte von der Schweiz und den Gletschern von Faucigny, Leipzig, Weygand, 1784. Un format raccourci du guide paraît en France pour la première fois en 1804. Ce « Guide des voyageurs en Europe » rencontre un grand succès et provoque de la part de l’éditeur français Audin la publication d’ouvrages semblables sous le nom de « Guides-Richard », dans lesquels Reichard n’eut pas de part et qui eurent une vogue prodigieuse.

Eric Baude, © Danube-culture, droits réservés, mis à jour septembre 2023

Le Voyage de Jean-Baptiste Tavernier sur le Danube (1630)

   « Nous arrivâmes à Sighet après-midi, & aussitôt je pris un petit bateau, & fus en diligence à Raab1 nommé autrement Javarin2, qui n’en est éloigné que de deux heures. Je rendis au Vice-roi [de Hongrie] la lettre que son frère m’avait donné, & lui fis savoir l’arrivée de Messieurs de Chapes & de Saint Liebau. Comme j’avais eu l’honneur d’être quelques années à son service, il me témoigna qu’il était bien aise de me revoir, & qu’il ferait toutes choses pour la satisfaction des personnes que son frère lui recommandait.

Raab (Javarin), gravure anonyme, 1624

   Dès le lendemain il commanda trois cents Cavaliers & deux carrosses pour les aller prendre et les amener à Javarin. Il les reçut fort civilement, et pendant les séjour qu’ils y firent, les principaux Officiers tachèrent de leur faire passer agréablement le temps. Il fallut s’y arrêter huit ou dix jours pour avoir réponse du Bacha de Bude3, & l’on avait mandé au Gouverneur de Comorre4 de lui envoyer un exprès pour savoir s’il accorderait le passage à deux Gentilshommes Français et à leur suite.

Forteresse de Kormorn (Comorre),  gravure de L. F.  Marsigli, 1626

   Pour faciliter la chose on les fit passer pour parents de Monsieur de Cecy Ambassadeur de France à la Porte5, & la réponse du Bacha étant venue telle qu’on la souhaitait, nous descendîmes à Comorre, où le Gouverneur nous donna d’autres bateaux. Ils nous menèrent jusqu’à moitié chemin de Bude où nous en trouvâmes d’autres, qui sur l’avis qu’on avait eu de nôtre départ, étaient partis de Bude pour nous venir prendre. Ces bateaux sont comme une manière de Brigantins6 bien armés & fort commodes, & l’on fait dessus à force de rames beaucoup de chemin en peu de temps parce qu’ils sont fort légers.

Galériote ou tschaïque armée avec une voile latine. C’est probablement sur ce type de bateau que J.-B. Tavernier descend le Danube vers Buda.

   C’est entre Comorre et Bude aux frontières des deux Empires où se font les échanges des Ambassadeurs, qui vont d’ordinaire de part et d’autre tous les six ans, & en même temps renouveler l’alliance, & il faut que des deux côtés le nombre soit égal. De Vienne à Javarin, nous demeurâmes trois jours sur l’eau parce que le Danube fait un grand détour, & on peut faire en deux heures le chemin par terre. De Javarin, on va coucher à Comorre, & de Comorre nous descendîmes à Bude en moins de deux jours. Le chemin sa fait rarement par terre de Raab à Bude parce que le pays étant frontière il y a des coureurs7 de part et d’autres qu’il serait dangereux de rencontrer. Dans la belle saison on peut se rendre de Bude à Belgrade en moins de huit jours ; mais nous en mîmes huit, le froid & les neiges nous empêchant d’avancer. Nous eûmes un pareil temps jusqu’à Constantinople où nous ne pûmes arriver que le vingt-neuvième jour de notre départ, parce que les jours étaient fort courts et les chemin très mauvais.
   C’est la coutume en Hongrie surtout dans les lieux de traverse & peu fréquentés des étrangers, de ne prendre point d’argent des voyageurs ; un Bourgeois les loge & les traite bien & le Bourg-mestre du lieu le rembourse au bout de l’an des deniers publics, de la dépense qu’il peut avoir faite. Mais il faut considérer qu’ils ne sont pas chargés d’un grand nombre de passants & qu’en Hongrie, qui est un des meilleurs pays de l’Europe, les vivres se donnent à si grand marché, que nous ne dépensions pas à Belgrade pour quatorze bouches deux écus par jour.

Buda ottomane, 17e siècle, la légende de l’illustration est en français, sources : Archives Impériales Ottomanes

   Bude est à la droite du Danube éloignée du fleuve d’environ une demi-heure de chemin. Dès que le Bacha eut eu avis de notre arrivée, il envoya son Écuyer avec des chevaux menés en main par des esclaves fort bien couverts pour nous conduire à la ville. Entre ces esclaves il y avait deux Parisiens, & nos Messieurs s’étant informés de leurs familles, offrirent inutilement pour leur liberté jusqu’à huit cents écus.
    Nous demeurâmes douze jours à Bude avant qu’on pût avoir audience du Bacha qui était indisposé. Il nous envoyait tous les matins nos provisions de bouche, un mouton, des poules, du beurre, de ris, du pain avec deux sequins pour les autres menus frais, & le jour qu’il donna audience à Messieurs de Chapes & de Saint-Liebau, ils lui firent présent d’une horloge de poche dont la boîte était couverte de diamants. Ce Bacha était un homme de belle taille & de bonne mine ; il les reçut fort civilement, & à leur départ pour Belgrade qui fut le quatorzième jour de leur arrivée à Bude, il leur envoya six Calèches avec deux Spahis8 pour les conduire, & ordre partout de les défrayer de la dépense de bouche, de quoi ils ne voulurent pas se prévaloir.

Belgrade, gravure de Melchior Hafner Junior, Augsburg, 1684

   À notre arrivée à Belgrade, nous mîmes pied à terre dans un vieux Caravanséra9 : mais quatre des principaux marchands de Raguse10, qui font grand trafic en ce lieu-là, nous tirèrent de ce mauvais poste pour nous mener au logis d’un bon bourgeois. Les Ragusiens portent des draps à Belgrade, & prennent en échange de la cire, & du vif argent qu’on tire de la Haute-Hongrie et de la Transylvanie.
   Si nous avions eu lieu de nous louer du bon accueil du Bacha de Bude, nous eûmes de quoi nous plaindre de la rude manière dont le Sangiac11 de Belgrade en usa avec nous, & et il nous fallut contester quinze ou seize jours, sur la ridicule demande qu’il nous fit d’abord de deux cents ducats16 par tête. Nos marchands de Raguse surent lui parler, & tout ce qu’ils purent obtenir fut que nous lui donnerions chacun cinquante ducats. Enfin le Sangiac continuant de faire le mauvais, je sus le trouver avec notre « truchement »& lui parlais d’abord en terme civil. Mais voyant qu’il n’en faisait point de cas & qu’il fallait lui parler d’une autre sorte, je l’intimidais si bien par les menaces que je lui fis d’envoyer en exprès à la Porte pour me plaindre de son rude procédé envers deux Gentilshommes parents de l’Ambassadeur de France que des deux cents ducats qu’il nous demandait par tête, il se contenta de cinquante pour le tout, qui lui firent aussitôt portés. Pendant ces quinze jours de retardements nous eûmes cette petite consolation de faire très bonne chair. Le pain, le vin, les viandes, tout est  excellent & à bon marché en ce lieu-là, & Belgrade étant bâtie à une pointe de terre où deux grandes rivières le Danube et la Save se viennent joindre, il s’y prend une si grande quantité de grands brochets et de grosses carpes, que nous ne mangions que les foies & les laitances, donnant le poisson aux pauvres gens. Deux pères Jésuites Chapelains des marchands de Raguse contribuèrent beaucoup à dissiper le chagrin que ces Messieurs avaient du retardement que l’injustice du Sangiac apportait à leur voyage. Les marchands mêmes ne se contentèrent pas des bons offices qu’ils leur avaient rendu en plusieurs occasions, ils y ajoutèrent une collation magnifiques où ils les invitèrent la veille de Noël ; après quoi ils furent à la messe de minuit, qui fut accompagnée d’une musique et d’instruments qu’ils trouvèrent assez bonne… »

Jean-Baptiste Tavernier, Les Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Écuyer Baron d’Aubonne, en Turquie, en Perse, et aux Indes, Suivant la copie, Imprimé à Paris. l’An 1679 (1692). Première édition publié à Paris en 1676 chez GERVAIS CLOUZIER et CLAUDE PERRON. Le livre est dédié à Louis XIV.    

Notes :
1 Nom allemand de la ville hongroise de Györ, située sur un bras du Danube et au confluent de la Rába (Raab) et de la Rábca avec celui-ci.
2 En français ancien
3 Pacha turc de Buda
4Komárno, forteresse danubienne autrefois sur le territoire hongrois (aujourd’hui en Slovaquie), au confluent du Váh avec le Danube, une des pièces maitresse de la défense de Vienne contre les Ottomans. Elle fut âprement disputée et perdue malgré tout à plusieurs reprises puis reconquise. Elle fut également surnommée « la Gibraltar » de l’Empire autrichien.
5 Philippe de Harlay, comte de Césy (1582-1632), ambassadeur de Louis XIII à Constantinople de 1619 à 1640 (1641).
6 Petite galère, galiote ou tschaïque armée naviguant à la rame et/ou à la voile. Cesbateaux étaient adaptés pour remonter le Danube en jouant avec les contre-courants. 
7 Militaires à cheval qui sévissaient le long de la frontière entre les deux empires.
8 Corps de cavalerie turque.
9 Auberge turque en général peu avenante si l’on en croit la description de nombreux voyageurs européens des siècles passés.
10 République de Raguse (Dubrovnik en Croatie). Elle exista de 1358 à 1808 et fut  très active sur le plan commercial . Elle bénéficiait d’accords commerciaux privilégiés avec l’Empire ottoman à cette époque.
11 Sandjak, entité administrative de l’Empire ottoman

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour juin 2023

Jean-Baptiste Tavernier, gravure de Tardieu, 1817

Hans Christian Andersen (1805-1875) et le voyage sur le Danube…(I)

Alphonse de Lamartine (1790-1869), Edgard Quinet (1803-1875)  et bien d’autres écrivains (Victor Hugo a publié ses Orientales en 1829 dans lesquelles le Danube est l’objet de deux poèmes mais l’écrivain n’est pas allé à la rencontre du fleuve) réalisent leur voyage en Orient ou vers celui-ci. Gérard de Nerval (1808-1855), dont l’intention première était de descendre le Danube pour aller en Orient reste à Vienne de novembre 1839 à mars 1840, sans doute à cause de la pianiste Marie Pleyel (1811-1875). Il  écrit dans son Journal : « Tu me demanderas pourquoi je ne  me suis pas rendu en Orient par le Danube, comme c’était d’abord mon intention. Je t’apprendrai que les aimables aventures qui m’ont arrêté à Vienne beaucoup plus longtemps que je ne voulais y rester, m’ont fait manquer le dernier bateau à vapeur qui descend vers Belgrade et Semlin, où d’ordinaire on prend la poste turque. Les glaces sont arrivées, il n’a plus été possible de naviguer. Dans ma pensée, je comptais finir l’hiver à Vienne et ne repartir qu’au printemps… peut-être même jamais. Les dieux en ont décidé autrement ! »1 L’écrivain rentrera effectivement en France au printemps et accomplira son voyage en Orient en 1843 par bateau depuis Marseille.  
   Par esprit d’aventure et de grande curiosité Andersen accomplit, au contraire des autres voyageurs, son voyage fluvial d’aval en amont en choisissant de rentrer de Constantinople à Vienne par bateau. C’est sur le Ferdinand Ier, un navire de la compagnie autrichienne royale et impériale de navigation à vapeur sur le Danube (D.D.S.G.), qu’il traverse au mois de mai le détroit du Bosphore, entre dans la mer Noire et débarque à Constanţa. De Constanţa il rejoint le Danube en traversant la Dobrodgée et atteint Cernavodă pour s’embarquer à nouveau et remonter le fleuve en plusieurs étapes avec une quarantaine à Orșova jusqu’à Vienne. Andersen ne manque évidemment pas l’occasion de décrire ses rencontres, ses compagnons d’aventure fluviale et les incertitudes de son périple. L’écrivain danois publiera ses souvenirs dans son livre « Le bazar d’un poète » après son retour au Danemark en 1842.

« Carte du cours du Danube depuis Ulm jusqu’à son embouchure dans la mer Noire ou Guide de voyage à Constantinople sur le Danube avec tout ce qui a rapport à la  Navigation des Pyroscaphes sur cette route. Vienne chez Artaria & Compagnie. 1837. » 

Notes :
Gérard de Nerval , Voyage en Orient, IX, «Introduction, suite du Journal» par M. Gérard de Nerval, à un ami, Vers l’Orient, Troisième édition, revue, corrigée et augmentée, Tome premier, Paris, Charpentier, Librairie-Éditeur, 1851

Le bazar d’un poète voyageur !

« Aux princes du piano, mes amis, l’Autrichien Thalberg et le Hongrois Liszt je présente et dédie ces pages : « Thème et variations sur le Danube et ses rives ».

Il n’y a pas encore dix ans que la D.D.S.G. a lancé sur le Danube son bateau à vapeur à roue et coque métallique, le François Ier. Celui-ci relie, à partir du 4 septembre 1830, Vienne à Budapest via Preßburg (Bratislava). La compagnie proposera peu après des liaisons avec changement de bateaux de Vienne vers les grandes villes du Bas-Danube puis ultérieurement jusqu’à Constantinople et retour. Avec la révolution qu’engendrait la récente invention de la navigation à vapeur le temps de voyage de la capitale ottomane jusqu’à la capitale autrichienne s’était, malgré la délicate remontée du fleuve, s’était considérablement raccourci. Dans les années 1830 il ne faut déjà plus compter que douze jours et demi, sans la quarantaine, pour aller de Vienne à Constantinople et dix-sept jours (toujours sans la quarantaine sanitaire obligatoire d’Orşova, épidémies et bureaucratie obligent, à la frontière austro-ottomane, pour le trajet inverse !) Hans Christian Andersen fait d’ailleurs le récit de cette quarantaine dans la relation de son voyage. Sur le Haut-Danube ,le Maria-Anna, un autre vapeur à la puissance équivalente (60 chevaux) de cette même D.D.S.G. ne met plus qu’un jour et demi pour emmener les passagers de Vienne à Linz (un jour au retour) à partir du 12 septembre 1837.

Départ dans la liesse du voyage inaugural du Prater à Vienne vers Semlin du bateau à vapeur à aubes le François Ier le 19 avril 1831

Ce bateau connaîtra un singulier destin puisqu’il sera racheté par le gouvernement des insurgés hongrois de Lajos Kossuth (1802-1894) en 1848 et armé de canons1.

Le Maria Anna de la D. D. S. G. reliant Vienne à Linz 

Le conteur danois remonte le Danube dans les années de l’époque Biedermeier pendant que son aîné l’écrivain autrichien Franz Grillparzer (1791-1872) va le descendre de Vienne jusqu’à la mer Noire et Constantinople en 1843. D’autres personnages célèbres, politiques et littéraires comme l’écrivain Alphonse de Lamartine (1790-1869), au retour de son voyage de dix-huit mois en Turquie et au Moyen-orient, périple à l’occasion duquel il perd sa fille Julia ou le comte hongrois István Széchenyi (1791-1860), passionné par l’aménagement du fleuve et la navigation (il est un soutien enthousiaste et un actionnaire de la D. D. S. G.) les ont déjà précédé sur le Danube. Ida Pfeiffer (1797-1858), originaire d’une famille aisée de commerçants viennois et grande voyageuse est l’une des toutes premières femmes à descendre seule le Danube, en mars 1842, à bord du bateau à vapeur le Marie Anne de Vienne jusqu’à la mer Noire et Constantinople. Elle poursuivra quant à elle son voyage jusqu’en Palestine et au-delà.2

Le récit d’Andersen, haut en couleurs et particulièrement animé, donne l’impression au lecteur d’être sur le bateau aux côtés de l’écrivain conteur et de l’accompagner pendant cette remontée du fleuve de plusieurs semaines.

Notice en français pour les voyageurs figurant sur la Carte du cours du Danube depuis Ulm jusqu’à son embouchure dans la Mer noire ou Guide de voyage à Constantinople sur le Danube avec indication de tout ce qui a rapport à la Navigation des Pyroscaphes sur cette route, Vienne chez Artaria & Compagnie, 1837. Huit bateaux de la D. D. D. G. y figurent : Le Marie Anne (Maria Anna), le Nádor, l’Arpád, le Zrinyi, le François Ier, l’Argo, le Panonia et le Ferdinand Ier (vapeur maritime)

De Czerna-Woda à Rustzuk3
« Ma carte à moi, c’était la carte du Danube. J’ai étudié tout au long cette impérissable grand-route qui mène vers l’Orient lequel sera, d’années en années, toujours plus visité et, un jour, ses puissants courants porteront des poètes qui sauront dire les trésors de poésie que renferment ici le moindre bosquet et la moindre pierre… »

« Il était trois heures de l’après-midi lorsque commença notre voyage sur le Danube. L’équipage, à bord, était italien. Le capitaine, Marco Dobroslavich, un Dalmatien, un vieux bonhomme, excellent, plein d’humour nous devint rapidement très cher à tous. Il rudoyait ses matelots qui pourtant, au fonds d’eux-mêmes, l’aimaient bien ; ils avaient l’air de s’amuser sincèrement lorsqu’il s’en prenait à eux car il avait toujours en même temps un trait d’esprit qui faisait avaler la volée de bois vert. Au cours des trois jours et des trois nuits que nous avons passés à bord avant d’atteindre la frontière militaire, nul ne se montra plus efficace et de meilleures humeurs que notre vieux capitaine. Au milieu de la nuit, lorsque la navigation était possible, on l’entendait crier de sa voix impérieuse, toujours sur le même ton, toujours prêt pour une bourrade et une bonne blague, et à table, au déjeuner, c’était un hôte jovial et débonnaire. Il était vraiment la perle des capitaines du Danube à qui nous avons eu affaire. Les autres, au contraire, se montrèrent de moins en moins aimables, et nous nous sentîmes de moins en moins à l’aise, ce qui eut pour effet naturel de resserrer les liens entre passagers de différentes nations. Cependant, au fur et à mesure qu’on se rapprochait de Pest et de Vienne, le nombre de gens à bord augmentait de façon telle que plus personne ne s’intéressait aux autres. Chez notre père Marco, en revanche, nous nous trouvions aussi bien que dans une pension de famille.

Tout notre parcours de l’après-midi, à partir de Czerna-Woda se fit entre des îles inondées où les cimes des saules et le toit d’une hutte de roseaux sortaient de l’eau. Nous n’avions jamais vu encore le Danube dans toute sa largeur. Nous avons passé une joyeuse soirée dans notre belle cabine bien éclairée. On sabla le champagne, le goût de pain de seigle de cet authentique Tokay me rappelait le pays du seigle, le lointain Danemark. Pourtant, la nuit ne fut pas conforme au soir ! Notre sang allait devoir couler au long de la côte bulgare ! Cette chaleur marécageuse donne naissance non seulement à des miasmes, mais à des millions de moustiques venimeux qui faisaient souffrir de la façon la plus atroce les habitants de ces rivages ainsi que les équipages des navires. D’innombrables hordes de moustiques avaient vu le jour au cours des dernières nuits et nous assaillaient par l’ouverture des écoutilles. Personne n’avait prévu leur existence, ils tournoyaient au-dessus de nous, nous piquaient et des gouttes de sang coulaient sur notre visage et sur nos mains.

De bonne heure, avant même le lever du soleil, nous étions tous sur le pont, chacun le visage bouffi par le sang. Vers minuit, nous avions passé la forteresse turque de Silistra4 et accueilli à bord plusieurs Turcs en tant que passagers du pont ; ils étaient couchés enveloppés dans de grands tapis et dormaient parmi les sacs de charbon.

À présent, le jour était levé ! Les îles du Danube étaient sous l’eau, elles ressemblaient à des forêts flottantes sur le point d’être englouties. Tout ce côté de la Valachie se présentait sous l’aspect d’une interminable surface verte, rompue seulement par un corps de garde en ruines, fait d’argile et de paille, ou une maison de quarantaine de forme allongée, blanchie à la chaux et au toit rouge. Nul jardin ici, pas le moindre arbre, l’édifice était là, solitaire comme le Vaisseau fantôme sur une mer calme et déserte. À l’inverse, sur la côte bulgare, se dressaient des taillis et des bouquets d’arbustes, la terre grasse paraissait particulièrement propice aux cultures. Pourtant de grands espaces étaient déserts. Des milliers de gens émigrent d’Europe vers l’Amérique qui trouveraient ici un bien meilleur foyer, un champs fertile, au bord du plus grand fleuve d’Europe, la grand-route qui mène vers l’Orient.

Du côté bulgare, nous fûmes salués par la première ville : Tuturcan5. Devant chaque maison, il y avait un jardinet ;  sur la berge  en pente, des petits garçons couraient, à moitié nus en riant : « urolah ! »6 . Tout ici signifiaient encore paix et absence de danger. Les troubles de l’intérieur du pays n’avaient pas encore atteint ces rivages. Pourtant, nous apprîmes de la bouche des Turcs que nous avions pris à bord, la nuit dernière, à Silistra, que plusieurs fugitifs avaient traversés le Danube afin de trouver refuge à Bucarest. Là-bas, de l’autre côté de la montagne, la révolte et la mort faisaient rage.

Après Tuturcan, nous avons passé par un défilé extrêmement pittoresque, des haies luxuriantes se détachaient sur e fonds brun-rouge des grandes pentes ; un joli groupe de chevaux avait été conduit au bord du fleuve et devait le traverser ; l’un d’entre eux attirait l’attention, à la fois par la vivacité de ses mouvements et par sa longue crinière d’un noir de charbon qui voltigeait ; il sautait sur la pente et la terre jaillissait de sous ses sabots.

Dieudonné Lancelot (1822-1894), rive valaque, Le Tour du monde, 1860

« Ô toi, cheval sauvage, peut-être un jour porteras-tu sur ton dos, pour ses noces, la jeune princesse de Valachie, peut-être ses mains délicates flatteront-elles ta nuque et tes flancs blancs et luisants seront-ils ornés de carapaçons7 multicolores ! Danses-tu parce que tu aperçois, aujourd’hui, de l’autre côté du fleuve, ta nouvelle patrie ? Ou bien, deviendras-tu en Valachie, l’ancêtre fondateur d’une descendance cent fois supérieure au troupeau qui aujourd’hui t’entoure ? Ton nom figurera-t-il fièrement tout en haut de l’arbre généalogique ? Le cri des enfants, vaut aussi pour toi bel et fougueux animal : « urolah ! urolah ! »

La bourgade suivant du côté bulgare, Havai, aurait pu offrir un cadre charmant à une nouvelle turque ; sous le chaud soleil, des roses sauvages s’épanouissaient ; groupés autour du minaret blanc, les haies, les arbres et les maisons formaient un joli tableau tout à fait typique ; oui, vraiment, un romancier aurait pris plaisir à situer ici le cadre de son histoire et il se peut bien que cela se produise un jour, car en effet Havai a de quoi fournir la matière d’une nouvelle, et celle-ci est historique. Le défunt sultan Mahmud, le père de Abdul-Meschid, fit un jour un voyage sur le Danube. Survint un orage épouvantable, le bateau était sur le point de sombrer ; près de Havai, le Maître des croyants descendit à terre, chaque buisson de rose agitait devant lui sa coupe odorante. Le sultan passa là une nuit… a-t-il bien dormi et fit-il des rêves agréables, je ne saurais le dire, mais pour les habitants, cette nuit-là est resté comme un beau rêve évanescent.

Non loin d’ici, nous avons vu apparaître les premiers moulins à vent, ils sont installés sur des bateaux solidement amarrés ; l’hiver venu, on les tire à terre, à l’abri des bosquets ; la famille s’installe alors à l’intérieur du moulin silencieux, le petit tambour à main crépite, la flûte joue sa partie, monotone, comme si elle l’avait apprise du grillon. La famille s’ennuie à terre, elle attend avec impatience le retour du printemps, quand le moulin oscillera à nouveau dans le murmure du courant, que les roues cliquèteront, qu’il y aura de la vie et du mouvement et qu’eux-mêmes, debout sur le seuil, seront en train de pêcher tandis que passent les bateaux à vapeur.

Le soleil était torride ; notre toit de toile nous faisait de l’ombre, mais il faisait chaud comme dans un four et cette chaleur augmentait sans cesse, rien pour rafraîchir le corps, rien pour l’esprit ; tout autour, partout, la même verdure, une pastoral infinie ! Imperturbablement nous naviguions comme entre des plants d’asperges et de persil. La chaleur se faisait de plus en plus oppressante, on se sentait dans un bain de vapeurs sèches mais sans la moindre douche rafraîchissante ensuite, pas un nuage dans le ciel ! Non, pareille température, jamais, dans ma fraîche patrie, mon imagination n’avait pu en concevoir l’idée.

Finalement, nous avons vu une ville du côté de la Valachie, c’était Giurgevo8, dont les fortifications ont été détruites par les Russes. Une partie des habitants s’étaient rassemblée sur les vestiges de ces remparts. Les gens criaient et s’interrogeaient à propos de l’état sanitaire de Constantinople9 et des troubles à l’intérieur du pays. Le soleil était juste en train de se coucher ; le clocher de l’église de la ville qui venait d’être recouvert de plaques lisses et brillantes, rayonnait comme s’il était en argent, au point de faire mal aux yeux. Une tonalité estivale enveloppait la prairie plate et verdoyante, les oiseaux des marécages s’envolaient des roseaux. Du côté bulgare s’élevaient des collines jaunes, sur lesquelles nous mîmes le cap et alors que notre regard s’attardait sur le clocher brillant de Giurgevo, déjà nous étions devant les maisons et les jardins qui forment les faubourgs d’une importante ville bulgare : Ruztuk.

Une foule de minarets, serrés les uns contre les autres, suggérait que nous étions là dans une ville d’authentiques croyants. Tout le quai et la passerelle était plein de gens parmi lesquels régnait une étrange agitation. Nous étions tout près du débarcadère lorsque deux personnages, tous deux en costume franc, mais qui portaient le fez, sautèrent dans l’eau, de part et d’autre de l’étroite passerelle, accompagnés d’une horrible clameur ; ils gagnèrent la terre à la nage ; on aida l’un d’eux mais l’autre fut repoussé et on lui jetait même des pierres ; il se retourna vers notre bateau et nous cria en français : « Au secours ! Ils vont m’assassiner ! » Quelques-uns de nos matelots sautèrent dans un canot et le firent monter à bord ; notre bateau s’éloigna de nouveau du rivage tandis que tout l’équipage et tous les passagers s’agglutinaient sur le bastingage. Étaient-ce là les premiers désagréments d’un voyage dans un pays en rébellion ? Que se passait-il donc à Ruztuk ? Il s’ensuivit quelques instants d’incertitude et d’anxiété. Quelques signes nous furent donnés qui étaient aussi des réponses ! On voyait des soldats sur le pont. Un bateau à rames se dirigea vers nous avec à son bord Hephys, le petit pacha de la ville10. Quelques-uns de ses officiers l’accompagnèrent à bord. La manière dont cela se passa nous parut très singulière. L’un le prit par les poignets, un autre par les coudes et un troisième par les épaules ; ils s’avancèrent ainsi jusqu’à la cabine du capitaine à l’intérieur de laquelle ils furent accueillis avec des confitures et des liqueurs. Il visita ensuite les différentes cabines, toujours accompagné de la même façon que lors de son arrivée, à cette seule différence près que deux jeunes Turcs portaient des bougies allumées devant lui.

En ce qui concerne le désordre qui avait eu lieu, on voulut n’y voir qu’une affaire tout à fait privée ; les deux personnes qui avaient crié étaient le directeur de la maison de quarantaine, un Turc, et le médecin, un Français, qui étaient en conflit sur plusieurs points ; quand ils se disputèrent à nouveau sur la passerelle du bateau, ils se bousculèrent et les Turcs prirent le parti du Turc.

Une fois  à bord, le docteur fut immédiatement rhabillé et sous la protection du pacha, il quitta le navire qui se trouvait maintenant le long du quai d’où les soldats avaient chassé la foule. Il se mit à faire froid à l’intérieur, le soir était ténébreux, une seule lanterne était allumée dans le gréement du navire. Tout était calme dans Ruztuk ; une fois, un chien sans maître hurla, le Muezzin criait les heures depuis le minaret ; dans les rues sombres et solitaires, seule une lanterne bougeait.

Notre lit fut entouré de plantes vertes pour que nous puissions nous libérer des essaims de moustiques ; mes compagnons se mirent aussitôt à jouer aux cartes mais je ne connais aucun jeu ; ma carte à moi, c’était la carte du Danube. J’ai étudié tout au long cette impérissable grand-route qui mène vers l’Orient lequel sera, d’années en années, toujours plus visité et, un jour, ses puissants courants porteront des poètes qui sauront dire les trésors de poésie que renferment ici le moindre bosquet et la moindre pierre… »
Hans Christian Andersen, Le bazar d’un poète, « De Czerna-Woda à Rustzuk », traduction de Michel Forget, Domaine romantique, Éditions Corti, Paris, 2013

Le vapeur Sophia de la D.D.S.G. heurte une Zille transportant du sel et pavoisée à la hauteur des Portes-de-Fer en 1839, ex-voto, 1841, sources Verlag Atlantis

Notes :
1 « Sur le Danube, Aux princes du piano, mes amis l’Autrichien Thalberg et le Hongrois Liszt je présente et dédie ces pages : « Thème et variations sur le Danube et ses rives » in Le bazar d’un poète, traduit du danois par Michel Forget, préface de Régis Boyer, Domaine romantique, José Corti, Paris 2013, p. 311
2 Introduction de la vapeur dans la navigation sur le Danube, in Noël BUFFE, Les marines du Danube, 1526-1918, « La flottille au XVIIIe siècle et jusqu’à l’apparition de la propulsion à vapeur »,  Éditions Lavauzelle, Panazol, 2011, p. 216
3 Ida Pfeifer, Reise einer Wienerin in das Heilige Lanţd, Verl. vonJakob Dirnböck, Wien, 1846
4 Cernavodă, port roumain de la rive gauche du Danube, situé dans la province de Dobrogea. 

Rustzuk, (en turc petite ruse), nom porté par la ville pendant l’occupation ottomane jusqu’en 1878, en bulgare Русе, Roussé ou Ruse, grande ville bulgare sur la rive droite du Danube. Ruse est aujourd’hui la cinquième ville de Bulgarie et fait face à la ville Roumaine de Giurgiu à laquelle elle est reliée par le pont de l’amitié. Les écrivains Elias Canetti (1905-1994), prix Nobel de littérature et Michael Arlen (1895-1956) sont nés à Ruse.  
5 Silistra, aujourd’hui port bulgare sur la rive droite.
 6 Tuturcan (Tutrakan), petite ville bulgare à la longue tradition et principale activité de pêche et port sur la rive droite du Danube, en face d’Olteniţa sur la rive roumaine.
« Bon voyage ! »
8 Le caparaçon est un mode de harnachement qui couvre le corps du cheval. Bien que généralement on le sens de ce mot à l’armure de cheval, il y avait des caparaçons de gala, de fête. Le caparaçon comprend le caparaçon proprement dit, le cervical ou la cervicale qui couvre le cou du cheval, la têtière et le chanfrein.
9 Giurgevo (Giurgiu) distante de six heures seulement de Bucarest, la capitale de la Valachie. Note de l’auteur.
10 Pour l’instant, il n’y avait pas trace de peste ; mais  à Alexandrie et au Caire elle faisait rage ; j’ai appris par une lettre reçue à la fin de mon séjour à Péra que, dans ces deux dernières villes, les gens mouraient chaque jour par centaines. Note de l’auteur.
11À Ruztuk, il n’y a pas moins de trois pachas, celui qui occupe la première place s’appelle Mers Said, le suivant, Mohamed et le troisième Hephys. Note de l’auteur.

Sources :
ANDERSEN, Hans Christian, Le bazar d’un poète, traduction de Michel Forget, Domaine romantique, Éditions Corti, Paris, 2013
GRILLPARZER, Franz (1791-1872), Tagebücher und Reiseberichte, Berlin, 1980

KINAUER, Rudolf, Donaufahrt in Biedermeier, nach Originalgouachen von Jacob Alt, 24 Blätter, erläutet und eingeleitet von Rudolf Kinauer, Verlag Anton Schroll & Co, Wien, 1964
PFEIFFER, Ida, Reise in das heilige Land, ?, Wien 1995

QIAN, Kefei, Die Donau von 1740 bis 1875, Eine kulturwissenschaftliche Untersuchung, Logos Verlag, Berlin, 2014

Shvistov (Sistova, Bulgarie), gravure de 1824, collection Magyar Földrajzi Múzeum

Un Fribourgeois sur le Danube hongrois dans les années 1880

   « À l’embouchure de la Raab1, le Danube ralentit encore son cours ; il s’arrondit et présente aux yeux le splendide aspect d’un golfe tranquille. Sur sa rive droite, du côté du mont Pannonien2, des plaines dessinent le damier fertile de leurs champs et de leurs moissons ; de jolis villages entrevus à travers les arbres appliquent avec une finesse de dentelle leurs petites maisons blanches sur le velours des prairies montantes ou le bleu satin du ciel. La ville de Raab3, au pied de sa colline, ressemble à une grande aquarelle qui sèche au soleil ; et le couvent du mont Saint-Martin4 se détache avec une teinte fauve de vieille majolique5 sur son socle de rochers festonné de pampre. Sur l’autre rive, des troupeaux de boeufs passent, conduits par un paysan hongrois au vaste chapeau noir, à la pelisse brodée, aux pantalons blancs qui descendent en franges à la hauteur de la botte. Les îles que forme ici les fleuve se divisent entre elles en plusieurs îlots, que relient des canots naturels ou creusés à main d’homme. Des oiseaux aquatiques, au plumage étincelant comme un écrin de pierreries, se jouent à l’ombre argentée des saules ou autour des roseaux qui se dressent avec une raideur de lance ; des hérons mélancoliques, perchés sur leurs hautes jambes comme sur des échasses, se tiennent au bord de l’eau, dans une immobilité de bête empaillée, attendant le poisson qui ne vient pas ; des hirondelles habituées à nicher sur les berges volent en poussant de joyeux cris d’écoliers en vacances, et s’égrènent dans l’air comme des colliers de perles noires.
    Les vapeurs et les embarcations qui descendent la Raab jusqu’au Danube, les magnifiques steamers de la compagnie de navigation austro-hongroise6 qui  se croisent là comme en pleine mer, les remorqueurs, les grandes barques, les schloppes7, les radeaux8 qui passent, donnent au fleuve une vie et une animation qu’il n’a point dans sa partie supérieure, hérissée d’entraves. Et c’est aussi à partir de Presbourg9 et de l’embouchure de la Raab qu’on rencontre ces pittoresques villages flottants10 échelonnés le long des rives, et composés de moulins fixés sur deux bateaux rattachés l’un à l’autre par des chaînes. La roue, mise en mouvement par le courant, tourne au milieu avec un gai clapotis. L’hiver, les moulins sont ramenés à la rive et démontés jusqu’au retour du printemps.

   Des familles entières vivent ainsi sur l’eau une partie de l’année, ne venant à terre que pour livrer leur mouture ou chercher des provisions et du blé. Pendant que nous étions arrêtés à Gönyö10. Notre vapeur avait repris sa marche ; nous glissions sans bruit et sans secousse, avec une vitesse d’oiseau, comme si nous avions été emporté par des ailes. À droite et à gauche, les rives, vastes plaines qui furent les champs de bataille des éléments avant de servir de champs de bataille à l’humanité, fuyaient dans des perspectives infinies… »

Victor Tissot, « La ville de Raab (XXI) », in Voyage au pays des Tsiganes (La Hongrie inconnue), E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des Gens de Lettres, Paris,  Deuxième édition, Paris, 1880, pp. 434-436

Notes :
1 En hongrois Rába, affluent de la rive droite du Danube d’une longueur de 250 km qui prend sa source en Autriche dans le Land de Styrie et qui se jette dans le Danube Mosoni ou Petit Danube à la hauteur de la ville hongroise de Györ qui portait autrefois également le nom de Raab.
2 Massif du Bakony au nord du lac Balaton
3 Győr
4 L’abbaye bénédictine de Pannonhalma, fondée en 996, classée au patrimoine mondial de l’Unesco
5 Faïence italienne de la Renaissance initialement inspirée de la céramique hispano-mauresque. Le terme désigne aussi les faïences européennes primitives exécutées dans la tradition italienne, sources Larousse
6 Les bateaux à vapeur de la D.D.S.G. (Compagnie de Navigation à Vapeur sur le Danube)
7 Schlepper, remorqueurs à vapeur
8 Flösser, en français radeau, assemblage de troncs d’arbres manoeuvrés par un équipage qui descendaient le Haut-Danube et quelques-uns de ses affluents (Isar) vers Linz ou Vienne. 
9 Bratislava
10 Des bateaux-moulins, très nombreux sur le Danube hongrois à cette époque.
11 Gönyű, port de commerce et autrefois de pêche sur le Danube de Győr.

Eric Baude © Danube-culture, novembre 2022

Les tribulations du musicologue anglais Charles Burney sur l’Isar et le Haut-Danube en 1772 (II) : de Passau à Vienne

Charles Burney, DE L’ÉTAT PRÉSENT DE LA MUSIQUE En Allemagne, dans les Pays-Bas et les provinces Unies, ou JOURNAL de Voyages fait dans ces différents Pays avec l’intention d’y recueillir des matériaux pour servir à une histoire générale de la Musique, par Ch. Burney, Professeur de Musique, Tome II, Gênes, J. Grossi, Imprimeur, 1801.

   Le musicologue anglais Charles Burney, parti de Munich sur un radeau passe en Autriche où règne encore l’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780) bien que son fils Joseph II (1741-1790) porte déjà le titre d’empereur et poursuit son voyage en aval sur le Danube. Plus il se rapproche de Vienne, moins il supporte les conditions matérielles précaires qu’il a du accepter au départ de Munich. On le sent très impatient d’arriver dans la capitale autrichienne. Sa mauvaise humeur commence dès Linz où les églises sont fermées et où il ne trouve rien de bon à manger bien que cela soit un jour de marché, un vendredi il est vrai et où il ne voit aucune belle boutique. À l’exception du paysage qu’il a tout le loisir d’étudier en détail pendant ses péripéties fluviales et qu’il finit par trouver à l’évidence monotone, seuls quelques échos féminins de plein-chant en amont de Maria-Tafel et d’hymnes à plusieurs voix entendus à la hauteur de Krems suscitent son admiration. Quand aux Allemands il lui semblent « à dire vrai, si on excepte les habitants des grandes villes de commerce ou de celles où résident des Princes-Souverains, encore très rudes et peu cultivés. »

    « Je trouvais ici la douane, dont on m’avait déjà menacé, et dont je m’approchais qu’avec crainte ; mais on n’ouvrit point ma malle et on se contenta d’examiner mon porte-feuille dont les officiers exigèrent l’ouverture. Ma malle était plombée ; j’avais espéré qu’à la faveur de cette précaution, on me laisserait passer sans autre embarras jusqu’à Vienne, où arrivé, je m’attendais à payer pour toute la route.
Jusqu’ici le Danube court entre deux murs de montagnes élevées. Quelquefois il y est si resserré qu’il paraît plus étroit que la Tamise à Mortlake1. Sa pente est assez considérable, pour qu’on n’aperçoive pas l’eau inférieure, à la distance d’un quart de mille, et le bruit qu’elle fait en se brisant contre les rochers, est quelquefois aussi fort que celui d’une cataracte.
En entrant en Autriche, on éprouve une baisse apparente sur la valeur de la monnaie. Une pièce d’argent, qui valait douze creutzers en Bavière, n’en vaut plus que dix ici. Le florin de soixante creutzers, tombe à cinquante ; un ducat de cinq florins, n’en vaut plus que quatre et douze creutzers ; et un souverain de quinze florins, douze à trente creutzers ; un louis d’or qui en valait onze, ne vaut plus que neuf florins, douze creutzers ; et une couronne, deux florins.

Le Danube à la hauteur d’Obermühl (Haute-Autriche), gravure d’après Jakob Alt (1789-1872) extraite du « Voyage du Danube » de Ludwig Bechstein (1801-1860), 1824

Nous fîmes plus de huit lieues2 entre nos deux montagnes, et l’on s’arrêta à une misérable place la nuit, qui ne nous fournit aucune sorte de rafraîchissement, malgré l’espoir que j’avais conçu, de pourvoir moi-même à mes provisions pour les deux jours suivants qui étaient vendredi et samedi, que je savais que les Autrichiens catholiques observaient très strictement comme jours maigres. J’étais parvenu enfin à boucher les fentes de ma cabane avec des éclats de bois et avec du foin. Je mis un bouton à la porte, je m’accommodais avec ma sale couverture, et me fis une paire de mouchettes avec deux copeaux de sapin ; mais l’essentiel manquait ; tout cela n’était que pour garantir l’extérieur, et j’avais besoin de réconforter l’intérieur. Le dernier morceau de mes provisions froides avait été gâté tellement par les mouches, que tout affamé que j’étais, je le jetais cependant dans le Danube. mon pain même, ma dernière ressource, était en miettes, et il ne restait pour toute nourriture, que du Pumpernich3, mais si noir et si aigre qu’il dégoutait également à la vue et au goût.
Vendredi matin, 28 août. La rivière continue de courir entre des pays toujours couverts de bois sauvages et romantiques. Quand on ne fait que les traverser, ils offrent un aspect charmant et gai à un étranger, mais ils ne produisent, à ceux qui les habitent, que du bois à brûler. On ne voit, pendant cinquante mille, pas un champs de blé ou une prairie. Les moutons, les boeufs, les veaux et les cochons, sont des animaux étrangers à ce pays. Je demandais ce qu’il y avait derrière ces montagnes ; on me répondit, de grandes forêts. À Axa4, le pays s’ouvre un peu.

Aschach (rive droite), gravure d’après Jakob Alt, extraite du « Voyage du Danube » de Ludwig Bechstein , 1824

Quel immense amas d’eau on trouve ici ! Rivière sur rivière qui se jette dans le Danube, que ces crues rendent en même temps plus profond que large. Mais aussi il y a quelques petites rivières qui se détachent d’elle-mêmes de ce fleuve, et forment des îlots dans le milieu, ou sur les flancs de ce monde aquatique. Avant d’arriver à Lintz, cependant, on retrouve un pays plat, marécageux, qui laisse apercevoir dans le lointain, de hautes montagnes couvertes de bois.

Linz et son pont depuis la rive gauche (Urhahr) gravure d’Adolf Kunike d’après Jakob Alt, 1824

Lintz
L’approche de cette ville par eau, offre une vue très belle. De chaque côté du Danube, il y a une route, au pied de hautes montagnes et de rochers couverts de bois dont la rivière est encore bordée. Le château qui se présente à une certaine distance (Ottensheim), et les maisons et couvents assis sur le sommet de quelqu’une de ces hautes collines, former un beau tableau. Il y a un pont sur le Danube supporté par vingt arches bien larges. La ville est bâtie, partie sur le sommet, et partie sur les revers de hautes montagnes et dans une situation semblable à celle de Passau. Comme il était midi lorsque j’arrivais, les églises étaient fermées ; cependant j’obtins la permission d’entre dans l’Église Cathédrale où je trouvais un grand orgue.
Il y a une certaine apparence de piété que je n’avais pas vu auparavant dans les pays catholiques les plus bigots. Dans le voisinage de chaque ville que j’ai rencontré le long du Danube, il y a de petites chapelles éloignées à 20 ou 30 verges5 de distance les unes des autres. On en trouve quelquefois sur les pentes de ces montagnes et dans des endroits trop étroits pour un homme à pied6 ; et il n’y a pas pas une seule maison dans Lintz qui n’ait sa Vierge ou quelque Saint peint ou sculpté sur la muraille.
Je courus la ville pendant à peu près deux heures. C’était un jour de marché. On n’y vendait que des bagatelles et rien à manger, peut-être parce que c’était vendredi, que du pain, du fromages détestable, de mauvaises pommes, des poires et des prunes ; et en marchandises, que des rubans de fils, des babioles d’enfants, des livres d’Église ordinaires, et des images communes de Vierge ou de Saint. On ne voit pas dans cette ville une belle boutique, quoiqu’il y ait plusieurs belles maisons. On y retrouvent le bord des toits qui s’avancent sur la rue, et les clochers mourant en poire, dans le style bavarois, et qui paraissent être encore de mode ici.

La forteresse de Spielberg, gravure d’Adolf Kunike d’après Jakob Alt, 1824

Spielbourg7 n’est plus que la carcasse d’un vieux château bâti sur une petite ile. C’est là qu’on rencontre la première des deux chutes d’eau du Danube qu’on dit être su dangereuses. Je n’y ai rien remarqué de formidable que le bruit.
Enns est une grande ville en vue sur la rive droite ; nous y arrivâmes à travers un vilain pays, en marchant jusqu’à la nuit. La rivière ici est si large qu’on voit à peine ses bords. Quelquefois elle brise et se divise en des petits courants formés par des îles. Le radeau s’arrêta à une chaumière sur la rive gauche de la rivière, et où les passagers mirent pied à terre et passèrent la nuit. Je restais dans ma cabane, où, je crois, que je fus beaucoup mieux couché qu’aucun d’eux ; mais pour des provisions, nous étions tous sur le même pied, assez mal. Pierre alla à travers les rochers jusqu’à un village voisin pour me procurer une demi douzaine d’oeufs, qu’il m’apporta avec une espèce de triomphe. Mais hélas ! Deux de ces oeufs se trouvèrent vides, et un troisième avait un poulet en dedans ; et comme c’était jour de jeune, je ne pouvais pas en conscience, le manger.
Samedi, nous nous levâmes à cinq heures ; mais nous nous arrêtâmes, après avoir fait trois ou quatre milles, à cause d’un brouillard affreux, qui rendait la navigation dangereuse, à travers tant de rochers, de bas-fonds et îles. Lorsqu’il fut dispersé, nous atteignîmes Strudel8, lieu situé dans un pays plus sauvage qu’aucun de ceux que j’ai vu en passant les Alpes.

Passage des tourbillons (Wirbel) de la Strudengau et l’île de Wörth, gravure d’après Jakob Alt (1789-1872) extraite du « Voyage du Danube » de Ludwig Bechstein (1801-1860)

C’est ici qu’est la fameuse cascade, ce gouffre, que les Allemands craignent tant, qu’ils disent que c’est l’habitation du diable. Cependant, ils en avaient tant parlé que tout cela me parût moins terrible que je ne me l’étais imaginé. Le courant de l’eau, sous le pont de Londres, est pire ; seulement la chasse de l’eau n’est pas produite avec autant de bruit. Tout le monde se mit à prier et se signer dévotement ; mais quoique ce soit, surtout dans l’hiver, un passage très dangereux pour un bateau, et que le radeau plongea dans l’eau, sa capacité couvrait cependant une assez grande superficie, pour qu’il n’y eut pas à craindre qu’il enfonçât ou chavirât.

Ybbs (Yps), gravure d’Adolf Kunike d’après Jakob Alt, 1824  

 Nous arrivâmes à Ips9, jolie petite ville, qui a une belle caserne toute neuve. C’est près d’ici justement que le pays s’ouvre et commence à être beau. C’est aussi dans ces environs, qu’on fait le vin d’Autriche, qui est un vin blanc, joli, agréable, mais léger.
À Melk, sur la droite du Danube, il y a un magnifique couvent de Bénédictines10, si spacieux, qu’il semble occuper les deux tiers de la ville ; l’architecture en est belle et moderne. Toute la rive gauche est couverte de vigne. La moisson était entièrement faite dans les environ ; il est vrai, qu’il y a peu d’apparence d’agriculture dans ce pays presque désert. Je crois avoir déjà remarqué, que la quantité de bois et de forêts non exploitées qui se trouvent dans les différentes parties de l’Allemagne, indiquent un peuple encore brut et demi sauvage ; et à dire vrai, si on excepte les habitants des grandes villes de commerce ou de celles où résident des Princes-Souverains, les Allemands semblent encore très rudes et peu cultivés.

Stein, gravure d’après Jakob Alt (1789-1872) extraite du « Voyage du Danube » de Ludwig Bechstein (1801-1860)

Le pays devint de plus en plus sauvage jusqu’à Stein11. Les rochers étaient souvent si hauts de chaque côté de la rivière qu’ils nous dérobaient le soleil à deux ou trois heures après-midi. À Stein, il y a un pont de bois de 25 ou 26 arches très larges, qui conduit à Krems où les Jésuites ont un riche Collège très bien situé sur une éminence. Il a plus l’aspect d’un palais royal qu’aucun bâtiment dont nous puissions nous glorifier en Angleterre. Stein est sur la gauche, et Krems sur la droite du Danube en suivant son cours. Ici notre train mit à l’ancre, quoiqu’il ne fut que cinq heures.  Il est vrai qu’il ne s’était pas arrêté de toute la journée, excepté le matin de bonne heure, à cause du brouillard. Nous étions encore à peu près à cinquante milles de Vienne ; et le coquin de Flosmeistre12, le conducteur de rivière, nous assurait à Munich que nous y serions certainement rendu le samedi soir .
À Krems, il y a un grand orgue dans l’église des Jésuites. Là et dans toute la route jusqu’à Vienne, on entend le peuple dans les maisons publiques, et les laboureurs leur travail, se divertir en chantant en deux parties, et quelquefois d’avantage. Près d’Yps il y avait un grand nombre de femmes Bohémiennes que nous appellerions chez nous diseuses de bonne aventure, qui allaient en pèlerinage à Ste Marie Tafel13 qui est une église placée sur le sommet d’une très haute montagne faisant face à la ville d’Yps de l’autre côté du Danube. Personne n’a pu m’expliquer d’où vient qu’on l’appelait ainsi. Il est probable qu’elle a pris cette dénomination de la forme de la montagne sur laquelle est placée et qui ressemble à une table. Ces femmes cependant ne chantaient point en parties comme les Autrichiens, mais en plein chant comme les pèlerins que j’avais entendu en Italie et qui allaient à Assise. La voix se propageait jusqu’à plusieurs milles de distance sur la rivière par l’effet du courant et du vent qui la portaient sur la surface sans aucune interruption.
Tout ce que j’ai recueilli sur la Musique durant cette semaine, qu’à peine mérite t-il que j’en fasse mémoire. Je dois cependant ajouter à ce que j’ai dit sur le penchant pour la Musique que j’ai trouvé chez les Autrichiens, qu’à Stein qui est situé vis-à-vis Krems, j’entendis plusieurs chants et des hymnes exécutés très bien en quatre parties. De dire qui étaient les chanteurs, je n’ai pu le savoir parce que j’étais sur l’eau ; mais ce fut une circonstance heureuse pour moi de me trouver par hasard de manière à entendre une exécution musicale aussi parfaite, qu’elle aurait pu l’être si elle eût été préparé à dessein. C’était une femme qui chantait la partie du dessus ; non seulement la mélodie était exprimée avec simplicité mais l’harmonie portait toutes les illusions des sons enflés et diminués, ce qui produisait sur moi l’effet de chants qui s’approchent ou qui s’éloignent ; et les acteurs semblaient s’entendre si bien entre eux, et ce qu’ils chantaient, ils l’exécutaient parfaitement, que chaque corde avait cette espèce d’égalité dans toute les parties de son échelle qu’on peut donner au même nombre de note qu’on peut sur le renflement d’un orgue. On voyait les soldats dans cette ville et toute la jeunesse qui se promenaient le long de l’eau, aller presque toujours chantant, et jamais en moins de deux parties.
Il n’est pas aisé de rendre raison de cette facilité de chanter en différentes parties, qu’à le peuple d’un pays plus que celui d’un autre. Cela provient-il de ce que dans les pays catholiques romains, on entend plus fréquemment chanter en parties dans les églises ? je n’en sais rien ; mais ce que je sais très bien, c’est tout ce qu’il en coûte en Angleterre, de peines et de soins au maître et à l’écolier pour qu’un jeune élève soit en état d’exécuter avec assurance une deuxième partie dans la mélodie la plus simple qu’on puisse imaginer. Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu les chanteurs de ballades dans les rues de Londres ou dans nos villes de province, essayer de chanter en deux différentes parties.
Dimanche 30 août. Ce jour fut perdu pour moi, n’ayant pu arriver à Vienne avec notre radeau, comme on nous l’avait fait espérer. Un officier qui était à bord, s’entremit avec moi pour nous procurer une voiture de terre mais inutilement. Comme nos approchions de Vienne, le pays nous parût être moins agreste : il y a des vignes sur les revers des collines, et de grandes îles, et en grand nombre, sur le Danube.
Tulln14 est une petite ville fortifiée. Elle a une belle église et un beau couvent, lesquels réunis à une belle douane, constituent tout ce qu’on trouve ordinairement de plus remarquable en Autriche.
À Korneubourg15, il y a une forte citadelle sur le sommet d’une colline extrêmement élevée, qui commande la rivière et la ville.
Nusdorf16 est un village à trois milles de Vienne qui n’a de remarquable qu’une église et la douane. On me mit vraiment hors de moi, quand on me dit, que comme c’était dimanche, le train ne pouvait, pour rien au monde, entrer de suite à Vienne. Il n’était pas plus de cinq heures, et c’était le septième jour de mon séjour dans mon étable, où, à la vérité, j’aurais pu devenir gras si j’avais eu de quoi manger ; mais ce n’était pas le cas. La faim aussi bien que la perte de mon temps, me rendait très impatient de relâcher ; et après avoir perdu heure à tacher de me procurer une voiture de poste, je trouvai un misérable bateau pour me porter, moi et mon domestique jusqu’à Vienne

Charles Burney, DE L’ÉTAT PRÉSENT DE LA MUSIQUE, En Allemagne, dans les Pays-Bas et les provinces Unies, ou JOURNAL de Voyages fait dans ces différents Pays avec l’intention d’y recueillir des matériaux pour servir à une histoire générale de la Musique, par Ch. Burney, Professeur de Musique, Tome II, Gênes, J. Grossi, Imprimeur, 1801.

Notes :
1  District du borough londonien de Richmond upon Thames
2 Une lieue vaut ici probablement 4, 828 032 km
3Pain de seigle rustique.
4 Aschach, Haute-Autriche, village, place de marchés et de foires sur la rive droite, à un peu plus d’une vingtaine de kilomètres de Linz.
5 Une verge = 91, 44 cm soit une enjambée moyenne.
6 Ces chapelles n’ont pas un espace nécessaire pour contenir des hommes et un prêtre ; il n’y en a que ce qu’il en faut pour un crucifix et une image de la Vierge. Notes de l’auteur.
7 Spielberg, forteresse médiévale imposante et cloître du XIIe siècle construits par les évêques de Passau sur une île près de la rive droite à l’origine. Avec la régulation du Danube, les ruines de la forteresse se trouvent désormais sur la commune de Langenstein (rive gauche) à environ 1 km du fleuve.
8
Struden en Strudengau (rive gauche), Haute-Autriche, petit village en aval de Grein où étaient situés autrefois des tourbillons (Strudel) célèbres redoutés qui nécessitaient pour les traverser l’aide d’un pilote local. Il est probable qu’au moment où Burney les traverse, au mois d’août, le Danube soit en période basses-eaux d’où ses réflexions à leur sujet. 
9 Ybbs, rive gauche, Basse-Autriche.
10 En réalité un couvent de moines bénédictins.
11 Krems-Stein, Basse-Autriche, ville de la rive gauche, à la sortie de la Wachau. Le deuxième pont en bois du Danube autrichien après celui de Vienne (1439), construit en 1463 se trouvait à la hauteur de Stein.
12 Floßmeister, conducteur de radeau.
13 Basilique mineure baroque au-dessus du fleuve (rive gauche) et haut-lieu de pèlerinage de Basse-Autriche avec Mariazell. On s’y rendait autrefois également en bateau.
14 Petite ville de Basse-Autriche sur la rive droite aux origines romaines, située à une quarantaine de kilomètres de Vienne.
15 Korneuburg, Basse-Autriche, sur la rive gauche en face de Klosterneuburg. Il s’agit de la forteresse du Bisamberg.
16  Littéralement « Le village des noix ou le village où pousse les noyers », village de vignerons de la rive droite au pied du Kahlenberg, à l’entrée du canal du Danube aujourd’hui intégré à Vienne (XIXe arrondissement).

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mars 2021

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