Agnès Bernauer

Agnès Bernauer, l’ange d’Augsburg, le Danube et la raison d’État…

« Voici pourtant ce que vous n’aviez pas voulu. Ce que vous avez décidé, vous l’avez décidé pour qu’il ne fût pas attenté à l’ordre, pour que ne fût pas troublé la tranquillité de votre peuple, pour que le trône fût incontestable, pour que ce pays ne fût pas déchiré entre des ambitions rivales. Et voici vos campagnes qui brûlent…
Pardonnez à ma franchise. La beauté d’une jeune fille innocente a été jetée aux du Danube parce qu’elle menaçait la paix, et vous avez la guerre. Que sa mort fût exigée par le salut de l’État, était déjà intolérable, et l’État n’est pas sauvé. Avez-vous eu raison ? »

Friedrich Hebbel (1813-1863), Agnès Bernauer, 1855, texte français de Pierre Sabatier et de Thierry Maulnier, création de l’adaptation française au Théâtre de France le 13 juin 1965     

C’est avec un peu de persévérance qu’on peut arriver jusqu’au vieux et discret cimetière de Sankt-Peter, dans un quartier excentré de la petite ville danubienne bavaroise de Straubing, et y découvrir la chapelle avec son monument funéraire dédié à Agnès Bernauer (vers 1410-1435) qui aurait été la fille d’un humble barbier d’Augsbourg.

Skt Peter Straubing

Le petit cimetière de Saint-Pierre de Straubing date du XIIe siècle. La basilique a été construite à partir de 1180 et la chapelle d’Agnès Bernauer en 1436. Deux autres chapelles voisinent avec celle d’A. Bernauer. pPhoto © Danube-culture, droits réservés

   « Quand je pourrai, je voudrais être enterré ici, au pied de l’église saint-Pierre de Straubing. C’est l’un des plus beaux cimetières d’Allemagne avec celui de Salzbourg. Le cimetière de saint-Pierre de Straubing est encore plus paisible en été, encore plus intimement planté de buissons et d’arbres, un îlots de fleurs pour des morts bienheureux, avec des croix sur les tombes en fer forgé et des monuments datant de plusieurs siècles. Une idylle pour les bienheureux, même si une pierre sur laquelle est gravée une épée de justice rappelle le dernier bourreau de Straubing. Straubing est d’habitude très fâché contre les bourreaux et leurs commanditaires.
« En l’an de grâce 1436, Agnes Bernauer est morte le 12 octobre. Qu’elle repose en paix. »
C’est ce que l’on peut lire, décalé d’une année, sur la pierre tombale abrasée du mur sud de la chapelle d’expiation que le duc Ernst a fait ériger après la condamnation à mort qu’il avait imposée à la belle baigneuse d’Augsbourg, en guise d’expiation, de réparation, après que l’implacable raison d’État eût été satisfaite.

Josef Martin Bauer (1901-1970) : « Straubing »  in Unbekanntes Bayern, Städte am Fluss, Süddeutscher Verlag, München, 1976

   Il émane de ce cimetière qui, avec ses remparts et ses pierres tombales grises et verdâtres, entoure et protège une haute et sobre basilique romane, comme une atmosphère paisible d’antichambre céleste.
Agnès Bernauer, « l’ange d’Augsbourg », eut le grand malheur de rencontrer en 1428 le noble Albert III (1401-1460), fils du duc Ernest de Bavière (1373-1438). On suppose que le couple s’est marié en 1431 ou 1432, séjourne à Munich ainsi qu’au château de Blutenburg ou éventuellement dans celui de Vohburg sur le Danube. Le duc Ernest de Bavière ne supporta pas cette mésalliance qui, selon lui, mettait en péril non seulement sa volonté dynastique mais bouleversait aussi l’ordre social du Royaume de Bavière. Aussi, pour sauver celui-ci, s’arrangea-t-il avec le juge Emmeram Rusperger pour faire inculper sa belle-fille de sorcellerie. Elle fut condamnée et noyée dans le Danube le 12 octobre 1435 en l’absence d’Albert III que son père avait envoyé à une chasse organisée par un de ses parents.

Vohburg/Donau où pourraient s’être réfugiés Albert III et Agnès Bernauer après leur mariage célébré en secret, gravure de Matthäus Merian (1621-1687), fin du  XVIIe siècle

La belle et courtoise Agnès mourut sans renier son mari, en conflit avec son père et qui partit se réfugier à la cour d’Ingolstadt. Les soldats d’Ernest de Bavière eurent du mal à accomplir leur sale besogne. La jeune fille, jetée du pont, dériva à la surface du fleuve comme protégée par la grâce divine ou par le génie d’un ondin ému par son sort cruel. Les bourreaux durent lui attacher les cheveux à une perche et maintenir sa tête longtemps sous l’eau pour qu’elle meure noyée. « La grande roue lui est passée sur le corps » dira le commanditaire du meurtre, le duc Ernest de Bavière. Pris de remords ou admirant sa fidélité jusque dans l’au-delà, il lui fit édifier une chapelle et une sépulture demeurée vide (on ignore encore aujourd’hui où elle fût enterrée) dans le cimetière de saint-Pierre à Straubing puis se retira dans un cloître où il mourut trois ans plus tard. Albert se réconcilia avec son père avant sa mort, contracta, toujours au nom de la raison d’État, un nouveau mariage en 1437 avec une jeune femme digne de son rang, Anna von Braunschweig-Grubenhagen (1420-1474), et lui succéda en 1438.

La stèle en marbre rouge d’Agnès Bernauer avec un chapelet à la main et deux petits chiens à ses pieds, symbole du dévouement et de la fidélité conjugale, photo © Danube-culture, droits réservés

L’histoire du destin tragique d’Agnès Bernauer est une source importante de profit pour les commerçants de la ville car sans elle, cette cité ne ferait, malgré son patrimoine et la présence du fleuve, ses terres agricoles aux alentours, que pâle figure face aux trésors de Regensburg et Passau. Une fresque théâtrale est organisée tous les quatre ans depuis 1935 dans la cour intérieure du château du château ducal. « Les Agnès Bernauer —Festspiele magnifient en costume moyenâgeux l’héroïne plébéïenne de la triste histoire d’amour sacrifiée à la raison d’État. »1
Dans son adaptation pour un des sketch du film de Michel Boisrond ‘Les amours célèbres » Jacques Prévert, en poète malicieux et libertaire, prend le contrepied du point de vue défendu par le comte Ernest de Bavière, point de vue adopté par Hebbel et de nombreux autres auteurs. « Non seulement Prévert n’approuve pas ce principe, mais il proteste contre la persécution du bonheur, analogue à celle de la beauté : « ils sont beaux, ils sont jeunes et avec tout ça, ils voudraient être heureux; de quel droit ? », fait-il dire à Ernest. »2

Chapelle d’Agnès Bernauer dans le cimetière de Saint Pierre de Straubing, photo © Danube-culture droits réservés

C’est dans cette même petite ville danubienne bavaroise marquée du sceau quelque peu désuet désormais de la Raison d’État, que nait le talentueux « saltimbanque » Emmanuel Schikaneder (1751-1812)3, de son vrai nom Johann Josef Schikaneder. Le hasard d’une géographie danubienne oppose en quelque sorte le meurtre de la jeune fille d’un barbier d’Augsburg venue à la rencontre de son tragique destin à Straubing, à la légèreté bienveillante et pleine de fantaisie du Singspiel de Mozart, die Zauberflöte (La Flûte enchantée) dans lequel le compositeur et son librettiste font prendre prendre leur revanche aux coeurs purs et au petit peuple. Dommage qu’aucun festival ne porte le nom de Schikaneder !

Emmanuel Schikaneder (1751-1812)

Comédien, chanteur, musicien, écrivain, directeur de théâtre, franc-maçon comme Mozart qu’il rencontre pour la première fois lors de son séjour à Salzbourg, Schikaneder sera le librettiste complice ainsi que le Papageno de la première du dernier Singspiel de Mozart, créé dans au Théâtre sur la Vienne (Theater an der Wien) en 1791 et dirigé par le compositeur en personne. Schikaneder avait écrit auparavant une pièce dramatique consacrée à Agnès Bernauer qui avait été donnée à Salzbourg. Devant l’émotion immense des spectateurs lors de chaque représentation, il décida un soir que son héroïne serait exceptionnellement graciée ce jour-là !

Emmanuel Schikaneder en Papageno (Wien : Alberti 1791)

La vie et le  martyre de la belle Agnès a inspiré de nombreux autres écrivains, musiciens, poètes et cinéastes parmi lesquels :
Alboize de Pujol Jules-Édouard (1805-1854), Foucher, Paul-Henri (1810-1875), Agnès Bernauer, drame musical (?) en cinq actes et six tableaux, créé à Paris en 1845
Bernard, Raymond (1891-1977), Le Jugement de Dieu, film, 1952
Boisrond, Michel (1921-2002), Les Amours célèbres, 1961, film à sketchs avec Brigitte Bardot (Agnès Bernauer), Alain Delon (Le duc Albert de Bavière), Suzanne Flon (Ursula, La Margravine), Jean-Claude Brialy (Eric Torring), Jacques Dumesnil (Hans, le bourreau), Pierre Brasseur (Le grand duc Ernest), Michel Etcheverry (Gaspard Bernauer, barbier et père d’Agnès)… Le film est une adaptation au cinéma du feuilleton paru en bandes dessinées de Paul Gordeaux (textes) et Louis Moles (dessins) dans France-soir du 4 au 23 avril 1957. Les dialogues du 3ème sketch, Agnès Bernauer, sont de Jacques Prévert (1901-1977).

Brigitte Bardot (Agnès Bernauer et Alain Delon (le duc Albert III de Bavière) dans le film « Les amours célèbres » de Michel Boisrond (1961)

Gleißner, Franz Johannes (1759-1818 ?), Agnes Bernauerin, mélodrame, 1781, créé en 1790 à Munich
Greif, Martin (1839-1911), Agnes Bernauer, der Engel von Augsburg, 1894
Harlan, Veit (1899-1964), Agnès Bernauer, scénario de film (?)
Hebbel, Friedrich (1813-1863), Agnes Bernauer, tragédie en 5 actes, 1851, traduit en français par Louis Brun, Éditions Aubier (bilingue), Paris, 1930
Krebs, Karl (1804-1880), Agnes, der Engel von Augsburg, opéra, 1834
Kroetz, Franz Xaver (1946), Agnes Bernauer, 1976, d’après Friedrich Hebbel, pièce de théâtre
Ludwig, Otto (1813-1865), Der Engel von Augsburg, (1856-1857) et Agnes Bernauerin, 1859
Lipowsky, von, Felix Joseph  (1764-1842), Agnes Bernauerinn, biographie historique Lentner, München 1801
Meyr, Melchior (1810-1871), Agnès Bernauerin, 1852 et Herzog Albrecht, 1862
Mottl, Felix (1856-1911), Agnes Bernauer, 1880, adaptation libre d’après la pièce de Friedrich Hebbel, jeu de scène en 3 actes, représenté au Festival de Bayreuth où F. Mottl était l’assistant de Hans Richter.
Orff, Carl (1895-1982), Die Bernauerin, 1947, « Ein bairisches Stück », 1947, drame musical, texte en vieux bavarois, création à Stuttgart le 15 juin 1947 au Théâtre d’État du Württemberg.
Ott, Arnold (1840-1910), Agnes Bernauer, 1889
Prévert, Jacques (1900-1977), Agnès Bernauer, 1961, dialogues du troisième sketch du film de Michel Boisrond, « Les amours célèbres »
Seyfried, Ignaz von (1776-1841), Agnes Bernauerin, (livret) de Karl Ludwig Giesecke, burlesque (!), 1798
Törring, Josef August, von (?) , Agnes Bernauerinn, 1780
Schikaneder, Emmanuel (1751-1812), Agnes Bernauer, Salzbourg, vers 1780 ?
Weber, Carl-Maria von (1786-1826), Agnes Bernauerin, spectacle romantico-patriotique, après 1809

« Le monument funéraire, qui représente Agnès Bernauer avec un chapelet à la main et deux petits chiens à ses pieds, symboles de la fidélité conjugale unissant cette fille du peuple et son époux princier, a été élevé par le duc Ernest, son meurtrier. La tradition, qu’Hebbel a reprise dans son drame, en fait une illustration de la raison d’État : le duc Ernest aurait profondément admiré la vertu, la personnalité d’Agnès, l’amour si pur qui l’unissait à son fils, et aurait décidé — avec fermeté mais à contrecoeur — de l’éliminer brutalement, en raison des conséquences politiques de ce mariage, et des complications qui en résulteraient : désordres, guerres, révoltes et effondrement de l’État, luttes fratricides et misère. Une fois accompli ce sacrifice — ou ce crime d’État — le duc rendit hommage à la fermeté morale et à l’innocence de la victime en lui faisant ériger — maintenant qu’elle ne représentait plus un danger — un sépulcre qui rappellerait son souvenir aux siècles futurs, et en se retirant lui-même dans un cloître ; son fils Albert, qui avait pris les armes contre lui pour défendre puis pour venger sa femme, réintégra vite les rangs de la politique et de la dynastie, et, s’étant réconcilié au nom de la raison d’État avec ce père qui l’avait rendu veuf, assuma le pouvoir ducal et contracta ensuite ne nouveau mariage conforme à son rang. »

Claudio Magris, « La grande roue » in Danube, pp. 153-254, Éditions Gallimard, Paris, 1986

Notes :
1  Pierre Burlaud, « Noyade et canonisation » in Danube-Rapshodie, Images, mythes et représentations d’un fleuve européen, Éditions Grasset, 2001, p. 130
2
Arnaud Laster Arnaud, « L’Agnès Bernauer de Jacques Prévert : des voix libertaires au Moyen Age », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1995, n°47, p. 103

www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1995_num_47_1_1865
3 Emmanuel Schikaneder est enterré  à Vienne au Währinger Friedhof (cimetière Währinger). Une ruelle de la capitale autrichienne porte son nom (Schikanedergasse) dans le quartier de Wieden (4e arrondissement).

Sources :
Burleaud, Pierre, « Noyade et canonisation » in Danube-Rapshodie, Images, mythes et représentations d’un fleuve européen, Éditions Grasset, 2001, pp. 129-134 
Ishikawa-Beyerstedt, Saeko,  « J. A. Graf von Törring, « Agnes Bernauerinn » (1780), Melchior Meyr, « Agnes Bernauerin » (1852), M. Meyrs, zweite Ausgabe, « Herzog Albrecht » (1862), Friedrich Hebbel, « Agnes Bernauer » (1851), Otto Ludwig, « Der Engel von Augsburg » (1856 – 57), Otto Ludwig, « Agnes Bernauerin » (1859), Arnold Ott, « Agnes Bernauer » (1889), Martin Greif « Agnes Bernauer, der Engel von Augsburg » (1894), Zusammenfassung zu « Agnes Bernauer », Ein Sonderfall ,F. X. Kroetz, « Agnes Bernauer » (1976), in Friedrich Hebbels Einfluss auf die Moderne. Seine Rezeption in dramatischen Bearbeitungen von « Judith » bis « Die Nibelungen,  Tectum Verlag, Marburg, 2014,
Hebbel, Friedrich, Agnes Bernauer, tragédie en 5 actes, 1851, traduit en français par Louis Brun, Éditions Aubier (bilingue), Paris, 1930
Laster Arnaud, « L’Agnès Bernauer de Jacques Prévert : des voix libertaires au Moyen Age ». In: Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1995, n°47. pp. 99-113
 https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1995_num_47_1_1865
Löwenstein, Agnes, « The source of Hebbel’s « Agnes Bernauer », The Modern Language Review, publié par Modern Humanities Research Association, Vol. 4, No. 3 (Apr., 1909), pp. 302-322 (21 pages)
https://www.jstor.org/stable/3713226

Eric Baude, © Danube-culture, droits réservés, mis à jour juillet 2023

Michael Wening (1645-1718) Straubing et le Danube, 1726

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