La « Zille », embarcation traditionnelle du Haut-Danube

« En bon amateur de systèmes, il [Ernst Neweklowsky] répertorie les variantes phonétiques et orthographiques du mot Zille, qui désigne une embarcation plate ( Zilln, Cillen, Zielen, Zülln, Züllen, Züln, Zullen, Zull, Czullen, Ziln, Zuin), et d’innombrables autres termes techniques ; en tant qu’ingénieur scrupuleux, il note les dimensions des divers types de barques, leur charge utile et leur jauge
Claudio Magris, »Deux mille cent soixante-quatre pages et cinq kilos neuf cents de Danube supérieur » in Danube, collection « L’Arpenteur », Gallimard, Paris, 1986, pp. 73-74

Ancienne Zille utilisée par les pompiers de Hollenburg (Basse-Autriche)

La Zille, qu’on peut trouver traduite en français sous le nom de Zielle, comptait autrefois avec les plates (Plätte) parmi les bateaux les plus populaires sur le haut-Danube allemand et autrichien. C’était principalement une barque de transport de marchandises ou de passagers, en particulier du sel, abondant dans la région du Salzkammergut. Il existe de nombreux types de Zille.
   De construction en bois de forêts locales, cette embarcation était de conception très rudimentaire mais sa forme était toutefois parfaitement adaptée aux spécificités de navigation sur le fleuve avec un fond plat sans quille, des extrémités relevées et des côtés assemblés à angle vif avec le fond. L’assemblage des pièces du fond et des flancs du bateau est maintenu par la pose de petites équerres en bois les Kipfen. On étanchait traditionnellement les joints entre deux planches par un calfatage de mousse et de lichen (Schoppen en allemand) qui pouvait être renforcé en enduisant les coutures de goudron de résine obtenue par distillation lors de la production de charbon de bois.

Stefan Simony (1860-1950), train de bateaux sur le Danube à la hauteur de Spitz/Donau avec une Zille au premier plan, huile sur carton, 1904

D’une dimension comprise entre 5 et 30 m voire au-delà, la Zille était donc à la fois souple et résistante, relativement légère et nécessitait peu de puissance pour se déplacer. Elle glissait admirablement bien sur l’eau. Sa manoeuvre restait toutefois délicate, voire dangereuse du fait de son fond plat, des courants, des caprices du vent et du fleuve qui semble plus assagi aujourd’hui en comparaison de celui d’avant les aménagements pour la navigation et sa canalisation. Aussi l’équipage d’une grande Zille qui comprenait au minimum un Nauferg (patron et propriétaire de l’embarcation), un Steurer (pilote), responsable des avirons et des gouvernails de poupe et un ou plusieurs Schiffsmann (marinier) selon la taille de l’embarcation, devait-il avoir une longue expérience de la navigation et surtout bien coordonner ses manoeuvres en surveillant attentivement les récifs et les rochers afin de les contourner avec habilité dans le sens du courant. Lorsqu’il fallait remonter le courant, la tâche n’était guère plus facile et l’on devait faire appel à un équipage (Hohenhauer) de haleurs avec des chevaux ou à des haleurs professionnels (des prisonniers ont accompli ce labeur épuisant jusqu’à la fin du XVIIIe en halant les embarcations vers l’amont depuis la rive sur des chemins de halage plus ou moins praticables voire aussi parfois, suivant les conditions météo et le relief des rives, directement dans l’eau !
Les Zille étaient parfois équipées avec une voile (navigation sur les lacs) ou, sur les cours d’eau avec des rames en plus des gouvernails de poupe. Elles pouvaient être réunies à contre-courant en train de bateaux avec les grandes Plätten  des villes, autres embarcations typiques de la navigation danubienne d’autrefois. Ces embarcations de transport de marchandises furent aussi réquisitionnées et armées (sans canon), dotées de voiles et d’avirons, accueillant un équipage de trente à quarante soldats-rameurs solidement équipés afin de compléter la flottille impériale autrichienne du Danube en cas de conflit. Sur l’affluent alpin de la rive gauche du Danube, die Traun, des forces de police, chargées de protéger l’important et précieux commerce d’état du sel, utilisèrent des Zille pour leurs missions de surveillance et de répression des vols et de la contrebande. Ces embarcations servirent encore pour la construction de pont de bateaux nécessaire au passage d’un fleuve lors de campagnes militaires comme celles menées contre La Grande Porte (Empire ottoman) au XVIIe siècle ou pour la pêche.
La Zille pourrait partager une origine commune avec le futreau ligérien et le Weidling du Haut-Rhin.

Aujourd’hui certaines Zille aménagées font office de petits Fähre (bacs) pour le transport des piétons, des  randonneurs et des cyclo-touristes sur le Danube autrichien comme à Schlögen, Grein, Dürnstein…

Bac Grein-Schwallenburg

Le bac Grein-Schwallenburg (Haute-Autriche), une jolie Zille traditionnelle réaménagée pour le transport des piétons et des cyclo-randonneurs, photo © Danube-culture, droits réservés

Il ne reste qu’un charpentier de marine sur le Danube allemand et deux en Autriche Rudolf Königsdorfer et Gerald Witti qui continuent à fabriquer de nos jours, pour toutes sortes d’usage, ce type de bateau et il est courant d’en voir naviguer, la plupart du temps muni d’un moteur, sur le Danube d’autant plus qu’on peut en louer une pendant la belle saison et faire l’expérience inoubliable d’une excursion à bord de cette embarcation sur le fleuve. À ne pas manquer !
Rudolf Königsbauer (Niederanna, Autriche) : https://www.zille.at
Gerald Witti (Wesenufer, Autriche) :  https://witti-zille.com
Hans Grass (Kelheim, Allemagne) :  https://youtu.be/E0Jeij1AdB4?feature=shared

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour novembre 2024

Zille en construction dans l’atelier Königsdorfer à Niederanna (Haute-Autriche), photo Danube-culture © droits réservés

Notes :
1 Le grand gabarit concerne les voies classées de 4 à 6 pour des unités fluviales de 1 000 tonnes et plus. Le moyen gabarit correspond aux classes 2 et 3 pour des tonnages compris entre 400 et 1 000 tonnes. Enfin, le petit gabarit, dit gabarit «Freycinet», représente les unités comprises entre 250 et 400 tonnes (classe 1). En pratique, le gabarit 0 (de 50 à 250 tonnes) n’est plus utilisé pour le transport.

Sources :
BUFFE, Noël, Les marines du Danube, 1526-1918, Éditions Lavauzelle, Panazol, 2011

MEIßINGER, Otto, Die historische Donauschiffahrt, Holzschiffe und Flöße, Gugler, Melk, 1990 (deuxième édition)
REICHARD, M., Le voyageur en Allemagne et en Suisse…, Manuel à l’usage de tout le monde. Douzième édition, De nouveau rectifiée, corrigée, et complétée par F. A. Herbig., tome premier., A Berlin, Chez Fréd. Aug. Herbig, Libraire. A Paris chez Brockhaus et Avenarius et chez Renouard et Co., 1844.

www.zille.at
https://witti-zille.com

Chez les Königsdorfer de Niederrana (Haute-Autriche), constructeurs de Zille depuis plusieurs générations. Quand la tradition se régénère !

Histoires et légendes de la navigation danubienne : le train de bateaux fantôme

 Friedrich Gauermann (1807-1862)

   Si la descente vers l’aval (Naufahrt) s’effectuait relativement facilement, à l’exception de conditions météo défavorables (brouillards, tempêtes, vents contraires, inondations…) et de certains passages délicats comme le franchissement des rapides de la Strudengau (Strudel, Wirbel), en aval de Grein et pour lesquels il était indispensable de faire appel à des pilotes locaux, il n’en était pas de même pour la remontée (Gegenwart ou Gegentrieb) du Danube, une remontée qui demandait en raison du courant, de la configuration des rives ou d’autres obstacles comme des éperons rocheux au sein même du lit du fleuve ou des bancs de sable, une force de traction et un équipement considérables que seuls des équipages de chevaux, menés par des hommes expérimentés, pouvaient assumer. De tels équipages ne pouvaient avancer que très lentement, effectuant de vingt à trente kilomètres par jour, de l’aube jusqu’à la nuit. À titre d’exemple, le trajet en amont de Vienne à Linz pouvait durer de 14 à 25 jours, de Linz à Passau de 6 à 8 jours, de Passau jusqu’à Regensburg, de 9 jusqu’à 15 jours ou encore de 10 à 12 semaines de Pressburg (Bratislava) à Rosenheim sur l’Inn avec de nombreux changements de rives à l’occasion desquels il était nécessaire de transporter les chevaux d’un bord du fleuve à l’autre. La Strudengau, en aval de Linz, avec sa mauvaise réputation pour les embarcations qui descendaient le Danube en raison de deux zones de rapides, s’avérait également difficile pour les convois de bateaux remontant le fleuve et leurs équipages. Il est bien évident que dans ces conditions, il était extrêmement extrêmement rare que des voyageurs s’aventurent à remonter le fleuve sur un train de bateaux, ce type de navigation étant réservés aux marchandises.

Friedrich Gauermann (1807-1862), chevaux de halage près d’une auberge, aquarelle

   Les « Zille » ou autres embarcations, y compris sur le Moyen et le Bas-Danube ottoman, furent tout d’abord tirées ou halées à partir du XIVe siècle par des prisonniers de guerre ou des condamnés auxquels se substituèrent par la suite des équipages de chevaux et ce jusque bien après l’invention de la navigation à vapeur. Ces trains de bateaux étaient encore nombreux au milieu du XIXe siècle : 136 équipages ont été encore comptabilisés en Haute-Autriche dans le petit village de Struden (rive gauche), en aval de Grein dans les années 1860, 11 en 1870, 84 en 1880, 31 en 1890 et 1 seulement en 1900). Ces convois pouvant atteindre une longueur totale de 400 à 500 mètres, portaient le nom, sur le Haut-Danube, de « Hohenhau » et son maître d’équipage qui pilotait les manoeuvres difficiles depuis la tête de l’équipage, celui de « Hohenauer » ou de « Vorreiter ». Les hommes qui exerçaient ce métier éprouvant et épuisant physiquement et qui les obligeaient à demeurer plusieurs mois hors de leur maison, à dormir dans des conditions souvent précaires et à risquer leur vie presque quotidiennement, ont été décrits comme des êtres frustres et brutaux. Le passage d’un tel train de bateaux à la remonte et de l’équipage d’hommes et de chevaux qui le halaient, ne pouvait passer inaperçu et a engendré plusieurs légendes comme celle du train de bateaux fantôme.

Stefan Simony (1860-1950), un équipage de halage à la hauteur de Dürnstein (Basse-Autriche), huile sur carton, 1886

   Dans la région de Wachau ou en Strudengau là où les rochers affleurant à la surface de l’eau, les tourbillons, les rives particulièrement escarpées rendaient autrefois le halage des lourdes embarcations vers l’amont pénible et dangereux, certains habitants entendaient certaines nuits d’hiver particulièrement sombres ou les jours de grand vent et de tempête, des hurlements sinistres, des claquements secs de fouets et le bruit énorme des sabots et des hennissements de chevaux. Ils savaient qu’il s’agit du passage du train de bateaux fantôme conduit par le « Hohenauer », condamné avec ses hommes pour avoir lancer des imprécations, appeler à l’aide le diable, s’être soulés et avoir été cruels envers leurs bêtes, à remonter éternellement le fleuve et à lutter contre le courant jusqu’à ce que le lit du Danube deviennent aussi sec que le sommet du mont Jauerling (sommet de 960 m situé en Wachau sur la rive gauche). Pour expier leurs fautes, le « Hohenauer »et son équipage devaient faire avancer leur convoi uniquement dans l’obscurité la plus noire. Les villageois des bords du Danube entendaient alors durant un long moment ces nuits-là, les voix lugubres des haleurs proférer les mêmes injures qu’autrefois, leurs rires sauvages se mêlant aux plaintes incessantes des chevaux effrayés et des claquements de fouets qui leur répondent.

Stefan Simony (1860-1950), Équipage de halage, huile sur bois, 1884

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour juin 2024

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