Un Fribourgeois sur le Danube hongrois dans les années 1880

   Victor Tissot est né en 1844 à Fribourg (Suisse). Après avoir fait des études de droit dans les universités de Fribourg-en-Brisgau, Tübingen, Leipzig, Vienne et Paris il s’oriente vers une carrière de journaliste et d’écrivain et collabore à la rédaction du dictionnaire Larousse et au Courrier français de Vermorel. En 1867, il est nommé professeur à l’Institut Thudichum, près de Genève et entre à la Gazette de Lausanne où il publie un supplément littéraire durant six ans à partir de 1871. Installé à nouveau à Paris en 1874, il publie son premier récit de voyage en 1875, Voyage au pays des Milliards. Le livre obtient un grand succès. Devenu célèbre, Victor Tissot visite la Bavière et l’Alsace et à son retour, écrit Voyage aux pays Annexés et Les prussiens en Allemagne. Il accomplit ensuite d’autres périples et rédige plusieurs livres, notamment sur l’Allemagne et la Suisse, dont, en 1888, La Suisse inconnue. En 1891, il est responsable du supplément littéraire du Figaro, journal dont il devient le rédacteur en chef de 1888 à 1893.

   « À l’embouchure de la Raab1, le Danube ralentit encore son cours ; il s’arrondit et présente aux yeux le splendide aspect d’un golfe tranquille. Sur sa rive droite, du côté du mont Pannonien2, des plaines dessinent le damier fertile de leurs champs et de leurs moissons ; de jolis villages entrevus à travers les arbres appliquent avec une finesse de dentelle leurs petites maisons blanches sur le velours des prairies montantes ou le bleu satin du ciel. La ville de Raab3, au pied de sa colline, ressemble à une grande aquarelle qui sèche au soleil ; et le couvent du mont Saint-Martin4 se détache avec une teinte fauve de vieille majolique5 sur son socle de rochers festonné de pampre. Sur l’autre rive, des troupeaux de boeufs passent, conduits par un paysan hongrois au vaste chapeau noir, à la pelisse brodée, aux pantalons blancs qui descendent en franges à la hauteur de la botte. Les îles que forme ici les fleuve se divisent entre elles en plusieurs îlots, que relient des canots naturels ou creusés à main d’homme. Des oiseaux aquatiques, au plumage étincelant comme un écrin de pierreries, se jouent à l’ombre argentée des saules ou autour des roseaux qui se dressent avec une raideur de lance ; des hérons mélancoliques, perchés sur leurs hautes jambes comme sur des échasses, se tiennent au bord de l’eau, dans une immobilité de bête empaillée, attendant le poisson qui ne vient pas ; des hirondelles habituées à nicher sur les berges volent en poussant de joyeux cris d’écoliers en vacances, et s’égrènent dans l’air comme des colliers de perles noires.
    Les vapeurs et les embarcations qui descendent la Raab jusqu’au Danube, les magnifiques steamers de la compagnie de navigation austro-hongroise6 qui  se croisent là comme en pleine mer, les remorqueurs, les grandes barques, les schloppes7, les radeaux8 qui passent, donnent au fleuve une vie et une animation qu’il n’a point dans sa partie supérieure, hérissée d’entraves. Et c’est aussi à partir de Presbourg9 et de l’embouchure de la Raab qu’on rencontre ces pittoresques villages flottants10 échelonnés le long des rives, et composés de moulins fixés sur deux bateaux rattachés l’un à l’autre par des chaînes. La roue, mise en mouvement par le courant, tourne au milieu avec un gai clapotis. L’hiver, les moulins sont ramenés à la rive et démontés jusqu’au retour du printemps.

   Des familles entières vivent ainsi sur l’eau une partie de l’année, ne venant à terre que pour livrer leur mouture ou chercher des provisions et du blé. Pendant que nous étions arrêtés à Gönyö10. Notre vapeur avait repris sa marche ; nous glissions sans bruit et sans secousse, avec une vitesse d’oiseau, comme si nous avions été emporté par des ailes. À droite et à gauche, les rives, vastes plaines qui furent les champs de bataille des éléments avant de servir de champs de bataille à l’humanité, fuyaient dans des perspectives infinies… »

Victor Tissot, « La ville de Raab (XXI) », in Voyage au pays des Tsiganes (La Hongrie inconnue), E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des Gens de Lettres, Paris,  Deuxième édition, Paris, 1880, pp. 434-436

Notes :
1 En hongrois Rába, affluent de la rive droite du Danube d’une longueur de 250 km qui prend sa source en Autriche dans le Land de Styrie et qui se jette dans le Danube Mosoni ou Petit Danube à la hauteur de la ville hongroise de Györ qui portait autrefois également le nom de Raab.
2 Massif du Bakony au nord du lac Balaton
3 Győr
4 L’abbaye bénédictine de Pannonhalma, fondée en 996, classée au patrimoine mondial de l’Unesco
5 Faïence italienne de la Renaissance initialement inspirée de la céramique hispano-mauresque. Le terme désigne aussi les faïences européennes primitives exécutées dans la tradition italienne, sources Larousse
6 Les bateaux à vapeur de la D.D.S.G. (Compagnie de Navigation à Vapeur sur le Danube)
7 Schlepper, remorqueurs à vapeur
8 Flösser, en français radeau, assemblage de troncs d’arbres manoeuvrés par un équipage qui descendaient le Haut-Danube et quelques-uns de ses affluents (Isar) vers Linz ou Vienne. 
9 Bratislava
10 Des bateaux-moulins, très nombreux sur le Danube hongrois à cette époque.
11 Gönyű, port de commerce et autrefois de pêche sur le Danube de Győr.

Eric Baude © Danube-culture, novembre 2022

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