Vienne ou l’art subtil de boire le café…

   Ce sont les armées ottomanes qui ont convaincu involontairement les Viennois des vertus de ce breuvage. La « Pomme d’or », surnom donné à la capitale autrichienne par « La Grande Porte » (Empire ottoman), assiégée en 1683 par les armées turques sous le commandement du grand vizir Karel Mustapha, fut sauvée grâce à l’initiative d’un dénommé Franz Georg Koltschitzky (1640-1694), citoyen et espion polonais, ancien interprète et grand familier de la langue et des coutumes ottomanes.

« Dans cette position critique qui se prolongea pendant soixante jours, les assiégés n’eurent que sept fois des nouvelles de l’armée impériale et l’espoir d’une prochaine délivrance. Les premières leur furent apportées le septième jour du siège par un marinier venu à la nage du camp du duc de Lorraine (21 juillet 1683). Le second messager qu’ils virent arriver fut Jacques Haider, domestique du résident impérial, M. de Khunitz, qui était retenu prisonnier au camp turc avec l’ambassadeur polonais Proski, tandis que l’internonce Caprara était envoyé sous bonne escorte à Tulln. Comme il voulait s’en retourner en qualité d’exprès, sa demande éveilla les soupçons et il fut mis en état d’arrestation ; cependant, il réussit plus tard à quitter le camp et à apporter pour la seconde fois des nouvelles aux assiégés. La même tâche fut entreprise avec succès par le lieutenant Grogorowitz (9 août 1683) et par le polonais François Koltschitzky de Szombor (13 août 1683), ancien interprète de la compagnie orientale de commerce, homme de ressources et de résolution, qui traversa le camp ottoman avec son domestique, en chantant des couplets en langue turque ; parvenu ainsi jusqu’à Nussdorf, où des bateliers le transportèrent au camp impérial, il revint trois jours après, non sans avoir couru les plus grands dangers. Son domestique accomplit encore deux fois cette périlleuse mission avec le même bonheur1. En récompense d’un tel service, l’interprète de la compagnie orientale obtint, après la délivrance de Vienne, l’autorisation d’ouvrir le premier café qui a été établi dans cette capitale, car la grande quantité de café qu’on trouva dans le camp ottoman en fit importer l’usage à Vienne et cette ville eut pour premier cafetier le Polonais Koltschitzky2 , surnommé le frère Coeur, parce qu’il avait coutume de saluer par cette dénomination familière les habitués de son établissement. Toutes les fois que les messagers servant d’intermédiaires entre le camp et les assiégés arrivaient heureusement au terme de leur voyage, on tirait un certain nombre de fusées du haut de la tour Saint-Étienne, et, lorsque l’armée impériale arriva enfin pour délivrer la place, un semblable signal répondit du haut des montagnes dites Hermann et Calenberg, au feu de joie allumé à cette occasion. »
Joseph de Hammer (1774-1856), Histoire de l’Empire ottoman, depuis son origine jusqu’à nos jours, traduit par J. J. Hellert, Bellizard, Paris 1836

   Déguisé à l’orientale, celui-ci traversa incognito les lignes ennemies et put solliciter le secours de troupes catholiques placées sous le commandement du roi de Pologne, Jean III Sobieski (1629-1696), qui mirent en déroute les assiégeants turcs. En récompense, Koltschitzky, outre l’obtention de la nationalité autrichienne et de deux cents ducats, reçut à sa demande, les cinq cents sacs de café abandonnés par les soldats turcs dans leur débandade. Ces précieux « grains à chameaux » avait été en grande partie transportés d’abord par des caravanes puis sur le Danube par bateaux jusqu’aux environs de Vienne depuis les lointains territoires moyen-orientaux. Koltschitzky aurait aussi été autorisé à ouvrir à la fin du XVIIe siècle le premier café de Vienne, établissement qui portait le nom d’ « À la bouteille bleue » !

« À la bouteille bleue », premier café de Vienne ? 

   Voilà pour l’histoire et la légende ! Une autre version, peut-être plus proche de la vérité prétend que ce serait un arménien du nom de Johannes Diodato qui serait à l’origine du premier café viennois dans la ville. C’est celle que raconte volontiers les Viennois quant à l’origine de leur passion pour ce breuvage qui fait évidemment partie, depuis cette époque, de leur identité. Koltschitzky a d’ailleurs sa statue et sa rue à Vienne.

Franz Georg Koltschitzky (1640-1694), gravure anonyme, 1720

   Les premiers établissements à servir ce breuvage exotique étaient de taille modeste et se reconnaissaient à leur enseigne qui représentait un Turc avec une cafetière à la main.

« À peine avait-on conclu la paix avec l’ennemi héréditaire que les Viennois commencèrent à établir leur bazar, à construire des poêles et à préparer une boisson asiatique en utilisant une eau noble et pure. On put ainsi voir surgir dans toutes les ruelles et à tous les coins de rue un « turc » moulu et un poêle à charbon. »
D’après un rapport de l’époque, cité par G.H. Oberzil.

La ronde savoureuse des cafés traditionnels viennois :
-Le « Schwartz », un café noir (ou moka), servi traditionnellement sur un petit plateau argenté avec un verre d’eau. la petite cuillère est posée en équilibre sur le haut du verre. Le « Schwartz » se boit soit « ganz kurz » (serré) ou « verlängerter » c’est-à dire allongé
-Le « Melange  » (prononcez « Mélanche ! »), moitié café et moitié lait.
-Le « Kapuziner » est un mélange auquel on rajoute une goutte de crème.
-Le « Dunklen » est un mélange auquel on rajoute deux gouttes de crème
-Le « Braunen » est un mélange auquel on rajoute trois gouttes de crème !
-Le « Schale Gold » est un mélange plus clair aux couleurs dorées.
-Le « Kaffee verkehrt » est un café renversé qui contient plus de lait que de café.
-L’ « Einspanner », l’équivalent du café viennois français, est un café noir servi dans un verre avec une dose copieuse de crème fouettée.
-Le « Franziskaner » est un mélange recouvert de crème fouettée.
-L’ « Eiskaffee » est un café noir froid sur deux boules de glace à la vanille, le tout recouvert de crème fouettée.
-Le « Kaiser Melange » est un café éclairci avec un jaune d’oeuf.
Le « Fiaker » est un café noir avec quelques gouttes de rhum. Une boisson appréciée des cochers pour se réchauffer l’hiver et patienter d’où son nom.
-Le « Türkischer » est un café traditionnel turc.

   Un musicien du prestigieux « Wiener Philharmoniker » (Orchestre philharmonique de Vienne) avait quant à lui pour habitude de demander un café « durch kaltes Obers », c’est-à-dire recouvert de crème fouettée glacée ce qui rendait la préparation extrêmement délicate. On peut satisfaire à Vienne toutes les envies de café, même les plus excentriques !  

« Dans le petit café de Hernals
Il suffit de deux Mokkas
Pour être heureux
Toute une journée… »
Chanson viennoise

« Tu as des soucis quels qu’ils soient ? Vas au café !
Pour raison quelconque, toute plausible qu’elle soit, elle ne peut venir chez toi ? Vas au café !
Tu as des bottes déchirées ? Vas au café !
Tu as quatre cents couronnes de salaire et en dépenses cinq cents ? Vas au café !
Tu es, comme il sied, économe et ne t’offres rien ? Vas au café !
Tu n’en trouves aucune qui te convienne ? Vas au café !
Tu es au fond de toi-même au bord du suicide ? Vas au café !
On ne te fait plus crédit nulle part ? Vas au café ! »
Peter Altenberg (1859-1919), Kaffeehaushymne

Le Café Central à sa grande époque, 1935, collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

   De nombreux intellectuels et artistes, Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler, Karl Krauss, Joseph Roth, Elias Canetti, Alfred Polgar, Felix Salten, Richard Beer-Hofmann, Hermann Broch, Robert Musil, Franz Werfel, Leo Perutz, Hermann Bahr, Franz Kafka, Sigmund Freud, Gustav Klimt, Egon Schiele, Gustav Malher, l’architecte Adof Loos, auteur du Museum Kaffee, Léon Trotsky, Theodor Herzl…, fréquentèrent assidument les cafés de la capitale impériale durant de nombreuses années contribuant largement à leur réputation. Les femmes n’y étaient tout d’abord autorisées qu’accompagnées ! Des célébrités, des hommes politiques ou écrivains encore inconnus se retrouvaient aux cafés Griensteidl, Zentral, Herrenhof, Hawelka ou ailleurs. Il y avait bien évidemment aussi des cafés dans le parc du Prater.  On y faisait ou refaisait le monde, on y préparait des révolutions (dont peut-être celle de 1848) et peut-être aussi des contre-révolutions. Le mouvement Jung-Wien a eu son siège permanent au café Central. Chaque établissement avait sa palette de journaux et de revues, certains d’entre eux dépensant au quotidien une fortune pour satisfaire ses habitués. Le café Central, propriété des frères Pach, proposait 251 journaux et revues en 1913 ! On fumait (encore jusqu’à il y a peu), on jouait également aux échecs, au billard et on dansait dans certains établissements.
« Rien n’a peut-être autant contribué à la mobilité intellectuelle et à l’orientation internationale de l’Autrichien que cette facilité qu’il avait de se repérer aussi complètement, au café, dans les évènements mondiaux, tout en discutant dans un cercle d’amis. Chaque jour, nous y passions des heures et rien ne nous échappait. »

Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, 1941, Belfond, Paris, 1982

À noter que la « Wiener Kaffeehauskultur » est désormais inscrite au patrimoine immatérielle de l’Unesco depuis 2011.

Eric Baude, Danube-culture © droits réservés, mis à jour mars 2022

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