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La leçon du Danube : le fleuve expérimental par Karl-Markus Gauß
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Franz Weismann (1856-1938), photographe bavarois du Haut-Danube
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Inge Morath a fait pour la première fois en 1958 un grand voyage sur le Danube, en tant que photographe partant de l’hypothèse de travail que « les fleuves ne sont pas seulement de l’eau », mais qu’ils ont « écrit l’histoire de générations d’hommes sur leurs rives ». En suivant le cours du Danube, elle a été impressionnée par la diversité du fleuve et a décidé, avec son projet photographique, d’explorer « la diversité des couches superposées de civilisations que ce cours d’eau sépare et réunit ». Au cours des 35 années suivantes, Inge Morath est retournée régulièrement au bord du fleuve pour l’accompagner sur un tronçon plus ou moins long.
« En 1959, elle a publié son livre sur le Danube1, pour lequel elle m’a invitée à rédiger les textes d’introduction. Lorsque j’ai vu pour la première fois les photos du futur livre, j’ai été fasciné par cette superposition de couches de civilisations, que Morath avait déjà saisie comme étant le côté le plus fascinant du fleuve. Ses images montrent un fleuve dont les pays sont marqués par la simultanéité des contraires, et cette simultanéité peut être fructueuse mais aussi terrible. Trop souvent aujourd’hui, nous ne sommes confrontés qu’au terrible, à l’opposition entre le luxe, ici, et la misère, là-bas, entre des régions où les gens affluent en quête de travail et de prospérité et d’autres qui se dépeuplent, se vident et montrent les ruines d’une industrie lourde ou d’une grande industrie abandonnée depuis longtemps, comme l’opposition entre une bourgeoisie assurée par ses traditions et sa prospérité et une économie qui fait des paysans et des ouvriers une main-d’œuvre fongible, envoyée d’ici à là-bas…
Mais la simultanéité a souvent été un moment libérateur. Ce qui rend le Danube, avec ses pays et ses habitants, si attrayant, c’est justement la diversité, la contradiction qui se déploie sur un espace restreint : pas une nature intacte, pas une culture uniformément façonnée, le Danube offre toujours la simultanéité, des nationalités, des religions, des langues, des étapes de développement de l’économie, des traditions qui ne sont pas abandonnées et des renouveaux qui sont entrepris, les particularités d’un groupe ethnique qui sont préservées avec une sorte de défi, et des interdépendances avec le monde qui sont recherchées comme une évidence. Chaque fois que la simultanéité a été abolie dans l’histoire – que ce soit par les stratèges du pouvoir qui voulaient contraindre leurs grands et petits empires à l’unité, par les prophètes du progrès pour qui le fleuve lui-même est suspect parce qu’il est si peu pratique, riche en courbes et en méandres, au lieu de couler en ligne droite vers la prochaine centrale hydroélectrique ; ou par des idéologues qui s’efforcent de faire en sorte que les hommes pensent un jour tous au même rythme -, chaque fois que la troublante simultanéité dans la région du Danube devait être supprimée, la moitié de l’Europe était sur le point de basculer dans le déséquilibre. Le Danube ne supporte pas aucune forme d’hégémonie. La simultanéité est son destin historique et son enseignement.
Inge Morath savait qu’ « une photographie se présente en un instant, mais que la découverte soudaine peut être le résultat d’une longue connaissance. » C’est ce qu’elle a fait avec le Danube, et avec la photographie en général. Lorsque je lui ai demandé comment elle avait appris à photographier, elle m’a rapidement répondu : « En regardant et en observant. » Elle a longtemps observé des photographes importants comme Ernst Haas ou Henri Cartier-Bresson, et lorsqu’elle a pris elle-même l’appareil photo en main, elle était déjà presque une grande photographe dès ses premiers essais. Photographier, c’était pour elle la manière la plus précise de voir. Je ne l’ai jamais surprise à prendre des photos en série, elle ne prenait qu’une seule photo de la plupart des sujets qu’elle choisissait. Elle attendait longtemps et regardait attentivement avant de prendre une photo, et même pour les portraits, elle ne comptait pas sur l’heureux hasard de la série. Parmi ses vertus, il n’y avait pas seulement la curiosité, mais aussi la patience, et l’on remarque les deux dans ses photos : intérêt plein de curiosité pour les gens – et la patiente persévérance avec laquelle elle pouvait regarder et attendre jusqu’à ce que la réalité lui révèle un aspect inconnu, une facette inconnue auparavant… »
Karl-Markus Gauß
Ecrivain voyageur, critique et essayiste, auteur de plus de 25 livres, Karl-Markus Gauss est né en 1954 à Salzbourg, où il vit et travaille. Ses ouvrages sont traduits en plusieurs langues et ont reçu de nombreuses distinctions : Prix de l’essai européen Charles-Veillon (1997), Prix Johann-Heinrich-Merck (2010), Prix artistique autrichien de littérature (2013), Prix Jean-Améry (2018), Prix du livre de Leipzig pour la compréhension européenne (2022).
Bibliographie en français :
De l’Autriche (et de quelques Autrichiens), L’Esprit des péninsules, 2001
Voyage au bout de l’Europe, L’Esprit des péninsules, 2003
Mangeurs de chien, voyage chez les Tziganes de Slovaquie, L’Esprit des péninsules, 2001, 2003 et 2005
Voyage autour de ma chambre, Noir sur Blanc, 2023
Sources :
Christian Tannhäuser, Karl-Markus Gauß, « Inge Morath », in Die Donau hinab (La descente du Danube), Haymon Verlag, Innsbruck-Vienne, 2009, pp. 125-127, traduction et adaptation en français pour Danube-culture, Eric Baude, octobre 2023
Notes :
1 Inge Morath, Donau, Edition Fotohof im Otto Müller Verlag
Danube-culture, © droits réservés, mis à jour mai 2024