L’axe fluvial Rhin-Danube : mythes et réalités

   Le Rhin et le Danube sont les deux grands fleuves de l’Europe (si l’on limite celle-ci à l’Europe centrale et occidentale1). Ces deux grandes voies navigables sont souvent réunies dans une même vision, celle d’un « axe Rhin– Danube »2 dont les composantes seraient liées non seulement par le canal Main-Danube mais aussi par des caractéristiques communes, une identité d’intérêts et une coopération croissante. Strasbourg, comme port rhénan d’importance et comme siège de la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin participerait à cet axe et y trouverait une confirmation de sa vocation de « porte occidentale vers l’Europe centrale ».

   Cette vision comporte à la fois une dimension mythologique et une base objective. Le Rhin et le Danube sont deux fleuves très différents qui ont connu des histoires distinctes et entre lesquels les échanges restent limités. La relation Strasbourg – Mer Noire relève davantage du trajet imaginaire que de la réalité logistique. Mais le canal reliant ces deux fleuves est une réalité tangible autant qu’un lien symbolique ; les potentialités de la navigation intérieure européenne se concentrent pour 90 % sur ces deux grands fleuves qui se trouvent de plus en plus unis par des problématiques semblables.
Ces éléments contradictoires méritent d’être démêlés: entre construction géopolitique et pragmatisme de terrain quel est le contenu effectif du « corridor » Rhin-Danube et quelle signification celui-ci peut-il avoir pour Strasbourg dans l’Europe des Transports ? Voilà les quelques questions que la présente étude va tenter d’éclairer.1) Le facteur historique
Le Rhin comme le Danube ont une longue et riche histoire, mais il serait vain de remonter trop loin dans le passé dans le souci d’en éclairer les évolutions actuelles. L’histoire moderne des deux fleuves commence au XIXe siècle. Cette histoire est marquée dans les deux cas par une compétition des grandes puissances, laquelle n’a pas empêché la lente affirmation de principes essentiels relatifs à l’utilisation des voies navigables. Mais les rythmes ont été très différents pour le Rhin et le Danube.

Le Rhin entre dès le début du XIXe siècle dans la modernité avec deux changements fondamentaux :
– l’avènement de la « banane bleue », une zone de fort développement économique entre Bâle et Rotterdam dont le Rhin deviendra l’axe de transport privilégié ;
– la transformation du Rhin en fleuve international avec l’occupation par la France de la rive gauche3.

Cette évolution s’exprimera d’abord dans la Convention de l’octroi du Rhin de 1804, fondement de la modernisation de cette voie d’eau, confiée dès ce moment à une administration centrale ayant son siège à Mayence4. Le Congrès de Vienne confirmera cette orientation et lui donnera son soubassement philosophique : le principe de liberté de navigation sur les fleuves internationaux.

Le XIXe siècle sera consacré à la mise en œuvre progressive, difficile, mais constante de ce principe de liberté de navigation :
–  mise en place d’une réglementation uniforme pour les bateaux et les équipages sur l’ensemble du Rhin de Bâle à Rotterdam,
–  garantie de l’égalité d’accès et de traitement pour les usagers de cette voie d’eau,
–  suppression des péages et droits de navigation,
–  élimination des obstacles physiques à la libre navigation par l’aménagement du chenal navigable en vue de son utilisation par des bateaux modernes et le développement des infrastructures portuaires,
–  intégration du transport rhénan dans un système économique global et équilibré5.

Dès le milieu du XIXe siècle le Rhin était ainsi devenu un axe de circulation international, extrêmement actif et hautement internationalisé. À partir de 1815, il avait été doté d’un organe de gestion qui allait progressivement affirmer son efficacité, la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin, laquelle a, en quelque sorte, façonné cette voie d’eau au plan physique, juridique et économique. Cette institution dont le siège est installé à Strasbourg depuis 19206 a su traverser les trois guerres franco-allemandes sans troubles majeurs, offrant ainsi au Rhin une histoire linéaire7, certes marquée de nombreuses crises, mais sans rupture jusqu’au seuil du XXIe siècle. De la Suisse jusqu’à son embouchure, le Rhin sera profondément transformé, régulé8, canalisé, non seulement pour constituer une voie navigable de plus en plus performante, mais aussi pour produire de l’énergie électrique, pour protéger contre les inondations, pour servir à l’irrigation, pour fournir de l’eau potable, etc.9
   Alors que la batellerie a été profondément affectée dans tous les pays européens par une crise profonde à compter des années 1970, la navigation rhénane a surmonté cette crise sans trop de difficulté pour s’affirmer au début du XXIe siècle comme un des axes fluviaux les plus développées du monde10.
L’histoire du Danube est bien plus troublée. Son histoire moderne ne commence qu’en 185611, – soit un demi-siècle après celle du Rhin -, avec le Traité de Paris qui, comme pour le Rhin, consacre le principe de la liberté de navigation en faisant référence aux mêmes principes de l’Acte final du Congrès de Vienne que ceux qui ont marqué le Rhin, à savoir la liberté de navigation, et en recourant, comme pour le Rhin, à la création d’un organe de gestion, la Commission Européenne du Danube, chargée d’organiser cette libre circulation dans la partie inférieure du Danube. Cette Commission aura même des fonctions beaucoup plus importantes que la Commission du Rhin puisqu’elle réalisera elle-même et financera directement par des emprunts et des péages, les travaux d’aménagements dans les bouches du Danube. Cependant, le Traité de Paris de 1856 n’arrivera pas à fonder l’unité de régime : à côté de la Commission européenne du Danube pour la partie inférieure du fleuve, une autre Commission des riverains, au fonctionnement plus chaotique est créée pour la partie supérieure du Danube. Malgré le Traité de Paris de 192112 qui confirme le rôle de la Commission européenne du Danube, des régimes distincts diviseront ainsi le Danube en 3 ou 4 sections distinctes jusqu’à la seconde guerre mondiale, expression des conflits d’influence des « puissances » concernées. Malgré une activité de navigation non négligeable et divers travaux d’aménagements13, le Danube restera en retrait sur l’intense activité caractérisant le Rhin. Le Danube est aussi pour une bonne part demeuré un fleuve naturel sinon sauvage14.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale une nouvelle commission sera instituée par la Convention de Belgrade de 1948. Le régime est unifié mais sous la conduite de l’Union soviétique et du Comecon, en excluant les Etats non communistes, même ceux qui sont parties prenantes à la navigation danubienne : l’Autriche15  l’Allemagne16, et en écartant de façon générale toutes les puissances occidentales. Cette Commission du Danube ne sera qu’un instrument au rôle limité17 aux mains du pouvoir soviétique.

La période actuelle s’ouvre pour le Danube avec la chute du mur der Berlin. Il traverse d’abord une série de crises : crise yougoslave avec les bombardements de l’OTAN sur le pont de Novi Sad dont les débris ont bloqué la circulation fluviale pendant plusieurs années, crise économique due à l’effondrement du système soviétique et de l’économie planifiée, crise sectorielle du fait d’une privatisation anarchique des anciens armements d’États dans les pays danubiens. La navigation danubienne, qui représentait quelque 90 M de tonnes en 1980, tombe à seulement quelques millions de tonnes à la fin des années 1990.

Aujourd’hui le système danubien tente de se réorganiser. La Commission du Danube s’est ouverte à de nouveaux membres et l’on envisage de réviser ses statuts. L’intégration de la plupart de ses Etats membres dans l’Union européenne modifie en profondeur son fonctionnement. Mais le Danube reste encore un axe fluvial en devenir : il faut reconstituer les flux de transport, renouveler les flottes, aménager le chenal de navigation, moderniser les infrastructures, redéfinir le cadre réglementaire.

Ce rapide survol permet de constater que si le Rhin et le Danube connaissent des principes communs (liberté de navigation – gestion par une organisation internationale), la réalité de leur histoire a été très différente et leur degré de développement apparaît hétérogène. Les deux fleuves ont connu des histoires totalement distinctes relevant d’espaces géopolitiques profondément dissemblables. Jusqu’à une période récente, il n’y a guère eu de relation entre eux.

2) Le canal Rhin-Main-Danube
L’histoire de cette relation commence sérieusement avec la réalisation du canal à grand gabarit Rhin-Main-Danube. La construction de ce canal n’a cependant en rien été l’expression d’une action commune des autorités rhénanes et danubiennes. Cela a été un projet allemand perçu au départ plutôt avec méfiance dans les deux bassins qu’il entendait mettre en relation.

Conçu dans les années 1920, ce canal a été mis en service en 1992. Entre le début et la fin des travaux les contextes économique, technologique et géopolitique se sont modifiés à plusieurs reprises de façon radicale. Les types de transport réalisés sur ce canal (type de marchandises, destination, caractère des bateaux, etc.) sont profondément différents de ceux envisagés, il y a encore moins de 20 ans c’est-à-dire avant le chute du mur de Berlin.

Au début des années 1980, on craignait encore que le canal permette « l’invasion » du système rhénan par des flottes d’Europe de l’Est subventionnées dans le cadre d’un système d’économie d’Etat. Devant cette crainte, la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin a modifié l’Acte de Mannheim de 1868, qui constitue encore aujourd’hui son fondement juridique, pour limiter la liberté de navigation et en réserver la jouissance complète aux seuls bateaux des Etats riverains et de la Communauté européenne18. A cette époque, encore peu éloignée, la constitution d’un axe Rhin-Danube apparaissait non comme une promesse de collaboration mais plutôt comme une occasion de conflit.

La construction du canal a suscité aussi de vives critiques en Allemagne même tout au long de la longue histoire de sa construction. La rentabilité de l’opération a été fortement contestée19. Malgré les efforts déployés pour intégrer l’ouvrage dans le paysage, les contestations relatives aux atteintes à l’environnement20 ont été très vives et continuent de bloquer l’aménagement du Danube sur le secteur Straubing-Vilshofen empêchant les investissements déjà réalisés de produire leur pleine efficacité.

La construction du canal fut aussi marquée par une discussion complexe sur le statut juridique que devrait prendre cette voie d’eau : le Traité de Versailles avait prévu21 que dans le cas de la construction d’une liaison à grand gabarit, celle-ci devait recevoir un statut international et être soumise à une administration spéciale. Mais l’Allemagne a considéré que cette disposition était caduque et qu’il était légitime que cet aménagement relève exclusivement de son droit national tout en étant ouvert à la circulation internationale. Cette discussion a perdu son importance avec la généralisation par le droit communautaire des règles de libre circulation.

Aujourd’hui le canal est réalisé et est reconnu comme une réalisation d’importance européenne. Bien qu’il fonctionne dans un cadre économique et politique tout différent de celui connu au moment de sa construction, les prévisions de trafic ont été atteintes et même dépassées. La chute du mur de Berlin a fait disparaître les économies planifiées et le canal est apparu comme un trait d’union providentiel entre deux marchés fluviaux soumis aux mêmes principes de l’économie de marché et de la libre concurrence.

Autrefois redouté comme une source de perturbation, le canal est ainsi devenu le symbole d’un changement de paradigme : au lieu d’avoir des bassins fluviaux séparés, connaissant chacun son économie propre, on allait voir se constituer un réseau européen unifié de la navigation intérieure de la Mer du Nord à la Mer noire. La jonction à grand gabarit entre le Rhin et le Danube a donné lieu depuis 10 ans à une abondante littérature expliquant que la navigation intérieure européenne se trouvait radicalement transformée du fait de cette nouvelle infrastructure, la possibilité étant désormais ouverte de relier les ports rhénans aux ports danubiens.

En réalité cependant, malgré l’importance incontestable de cette liaison, les principaux flux traditionnels, caractérisant la navigation intérieure n’ont pas été remis en cause. Sur un total d’environ 400 M de tonnes circulant sur les voies navigables européennes, il n’en est pas plus de 10 qui transitent à travers le canal Main-Danube, dont peut-être la moitié, corresponde à un trafic interbassin22. On peut donc estimer à 5 millions de tonnes la quantité de marchandises qui transitent entre le bassin rhénan et le bassin danubien23. En terme de flotte, cela signifie que les bateaux danubiens accédant au Rhin équivalent à moins de 2 % de la flotte rhénane24 tandis que les bateaux rhénans utilisant le Danube correspondent à 15 % environ de la navigation danubienne.

Cette situation n’évoluera pas rapidement de façon fondamentale car l’essentiel des trafics rhénans sont des trafics Nord-Sud reliant les ports de mer « ARA » (Amsterdam, Rotterdam, Anvers) à leur Hinterland. Les relations transversales entre bassins fluviaux vont certes se développer, mais elles resteront de moindre ampleur : dans le cas d’une utilisation maximale, le canal Main-Danube permettra une transition d’environ 15 MT à comparer avec les 300 MT transportées sur le Rhin.

Pour Strasbourg, la liaison vers le Danube a eu des incidences surtout au niveau du trafic des bateaux de passagers, en raison des croisières Strasbourg-Vienne-Budapest organisées entre autre par la Compagnie alsacienne Europe-Croisière [CroisiEurope]. Par contre, la seule compagnie française encore active sur le Rhin, la CFNR n’a guère d’activité en direction du bassin danubien25. Les transports fluviaux entre la France et le bassin danubien, déjà faibles, se sont encore réduits entre 2000 et 200526. Par contre, ils se sont développés par les Pays-Bas.

Si les échanges de marchandises entre les deux bassins restent modestes, l’intégration se manifeste cependant encore sur d’autres plans. Celle qui est la plus remarquable concerne la circulation des travailleurs : le bassin rhénan, en particulier, et la batellerie occidentale en général connaissent une pénurie de main d’œuvre. Celle- ci est compensée par l’emploi de personnel venant d’Europe centrale et orientale : tchèques, slovaques, hongrois, roumains, bulgares ou ukrainiens. Combien sont-ils et quelle est leur situation juridique exacte ? On ne le sait pas mais on s’accorde à considérer cette présence comme significative. En règle générale, les travailleurs ressortissants des Etats nouvellement adhérents ne disposent pas encore de la liberté d’établissement ; mais chaque Etat a son régime propre d’aménagements en matière d’emploi du personnel étranger. De surcroît, s’agissant d’une activité qui est largement internationale, les contrôles sont difficiles : par exemple, dans quelle mesure la police allemande peut-elle vérifier les conditions d’emploi d’un ressortissant roumain travaillant à bord d’un bateau suisse ?

Si les travailleurs migrent de l’Est vers l’Ouest, le capital et les bateaux migrent plutôt de l’Ouest vers l’Est. De plus en plus fréquemment des bateaux sont achetés en Europe de l’Ouest pour être réutilisés sur le Danube27.

Il n’est donc pas faux de dire qu’un marché unique de la navigation intérieure est en train de se constituer entre le Rhin et le Danube.

3) La dimension « axiale » de la liaison Rhin-Danube

Peut-on pour autant parler à bon droit d’un « axe » fluvial Rhin-Danube ?

Même si ce terme est entré dans l’usage commun28, il doit être interrogé. Qu’entend-on au juste par axe de communication ?

On connait certes l’exercice consistant à dessiner des lignes de forces, des zones et des points centraux sur des cartes, afin de mieux expliquer les courants sous- jacents. Les techniciens de l’aménagement du territoire ont emprunté ces représentations aux géographes pour structurer l’espace en axes et en centres de niveaux hiérarchiques variables.

Le Rhin constitue un objet privilégié pour ce genre d’exercice29. Les réseaux hydrographiques en général ont souvent servi de référence pour de telles constructions, en particulier dans la géopolitique allemande30. Les fleuves apparaissent comme des « épines dorsales » assurant la structuration des espaces.

S’agissant de l’Europe médiane, il est possible d’esquisser une « échelle navigable »31 dont la base Nord-Sud serait constituée par le couloir rhénan et les « barreaux » correspondraient d’une part au couloir du Mittellandkanal récemment rénové et destiné à se prolonger vers la Pologne et d’autre part au couloir « Main- Danube ». A terme, ces deux couloirs pourraient s’appuyer sur un autre axe Nord Sud à savoir la liaison Elbe-Oder, elle-même prolongée par un canal Danube-Oder envisagé dès le début du XXe siècle et dont la réalisation est encore régulièrement évoquée de nos jours32. La construction du canal Main-Danube apparait ainsi comme s’intégrant dans un effort séculaire de la Prusse puis de l’Allemagne de réaliser des liaisons Est-Ouest pour contre-balancer les orientations Nord-Sud des principaux cours d’eau allemands. Avec l’unification allemande, cette préoccupation a retrouvé toute sa force.

Ainsi, M. Barrot, Commissaire européen chargé des Transports, y a fait référence récemment lors d’une audition par le Parlement européen, évoquant la volonté des institutions communautaires d’améliorer lest transports transeuropéens                  » notamment sur l’axe Rhin- Danube appelé à constituer dans l’Union élargie une voie de transport privilégiée pour le fret ».

Incontestablement, l’élargissement de l’Union européenne, son recentrage vers l’Est et la volonté de celle-ci de mieux maîtriser le développement des transports par la définition de « réseaux européens de transport »33 et la détermination de corridors de transports le Danube constitue l’un des éléments,34 ont renforcé l’attention sur l’axe Rhin-Main-Danube, qui correspond à cette réorientation Est-Ouest des courants d’échange au sein de l’Europe. Dans la conception d’une restructuration du nouvel espace européen, la voie navigable Rhin-Main-Danube apparaît ainsi comme un facteur fort d’intégration35.

Ce recentrage désavantage la position de la France, mais pourrait, relativement renforcer celle de l’Alsace et de la Moselle36 si celles-ci savent exploiter la carte de l’Europe médiane. La faible participation de Strasbourg et de l’Alsace au développement de l’axe Rhin- Danube constitue une illustration d’une utilisation suboptimale de cette région de son ouverture à l’Europe médiane37.

La pertinence du couloir Main-Danube peut apparaître comme encore renforcée dans la mesure où il est complété par des liaisons autoroutières et ferroviaires. En effet, dans une optique de structuration des territoires, les différents modes de transport sont complémentaires plus que concurrentiels38.

Il reste39 que la voie navigable n’exerce plus la même force structurante qu’au XIXe siècle où l’industrie était étroitement dépendante de transports pondéraux (le charbon, l’acier) et où on ne disposait pas des facilités technologiques et énergétiques qui permettent aujourd’hui d’échapper aux voies de communication naturelles. S’il est vrai que le transport fluvial est le plus économe en énergie et théoriquement le moins cher, la compétitivité de la voie navigable s’affirme difficilement en raison des contraintes qui lui sont propres40.

Les réseaux transeuropéens (RTE) de transport, d’énergie et de télécommunication ont, en ce qui concerne l’aspect transport (TEN-T) fait l’objet d’un plan d’actions prioritaires adoptées par une décision mise à jour en 2004 (voir COM (2007) 32 du 31.01.2007 sur les 30 projets prioritaires retenus, deux concernant la navigation fluviale Transport european networks. Dans cette volonté de tracer des axes et des corridors, la Commission renoue dans une certaine mesure, avec les traditions de la géopolitique classique.

La voie fluviale doit s’articuler sur un ensemble d’autres fonctions (centres multimodaux), complémentarités avec d’autres activités (production d’énergie hydraulique) et suppose une étroite interaction entre les acteurs de la voie d’eau et les acteurs de la terre. Cette symbiose est encore à construire pour que la liaison Main- Danube puisse véritablement s’affirmer comme un « axe ».

Il faut aussi que sur le plan des règles applicables au transport fluvial, l’harmonisation des régimes soit réalisée. Cet objectif est déjà réalisé pour une grande part.

4) L’unification des réglementations et la coopération entre les deux Commissions fluviales du Rhin et du Danube

Très fréquemment, on entend que l’un des obstacles les plus importants à l’intégration des bassins rhénan et danubien tiendrait à la différence des régimes juridiques applicables et notamment à l’existence de droits fluviaux très différents, celui du Rhin d’une part fondé sur l’Acte de Mannheim et celui du Danube d’autre part fondé sur la Convention de Belgrade. Personne ne conteste l’utilité d’un rapprochement des règles juridiques applicables sur le Rhin et le Danube afin de donner à ce marché en cours d’intégration un cadre approprié au plan du droit.

Cependant, beaucoup de progrès ont été faits ces dernières années à cet égard. En réalité, l’harmonisation juridique est déjà très largement réalisée. La coopération entre la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin et la Commission européenne y a contribué de manière utile. Mais les progrès essentiels de l’harmonisation se sont réalisés par d’autres voies.

Depuis la fin des années 1980, les échanges se sont développés entre les secrétariats des deux Commissions. Un échange de lettres à eu lieu pour officialiser ces contacts. En juin 2001, une rencontre solennelle des deux Commissions a été organisée à l’occasion de la signature de la Convention CMNI relative au contrat de transport de marchandises en navigation intérieure, convention dans l’adoption de laquelle la CCNR a joué un rôle décisif et à laquelle la Commission du Danube a apporté son appui.

Les deux Commissions sont conscientes qu’elles ont un rôle important à jouer dans le rapprochement des deux bassins. On peut parler d’un approfondissement constant des échanges à leur niveau. Les échanges entre Strasbourg et Budapest41 sont devenus réguliers, même si chacune des deux organisations a gardé son style propre, et si l’intégration pourrait encore connaître des avancées.

Les difficultés au rapprochement tiennent à divers aspects :
la profonde différence entre la navigation rhénane, une des plus évoluées du monde, et la navigation danubienne, nettement moins avancée et en voie de recomposition après les crises des années 1990 ;

les divergences d’approche des deux Commissions : la CCNR a pu développer une législation uniforme pour l’ensemble du Rhin, pour laquelle elle dispose de la compétence exclusive dans le cadre d’un pouvoir réglementaire propre ; la Commission du Danube ne dispose que d’un pouvoir de recommandation, si bien que la réglementation reste variable selon les pays (avec cependant l’obligation pour chaque Etat riverain de reconnaître l’équivalence des autorisations délivrées par les autres Etats). L’absence de pouvoir réglementaire propre est considérée de façon générale comme les causes de l’efficacité limitée de la Commission du Danube :

la moindre intégration politique, économique et culturelle du bassin danubien par rapport au bassin rhénan. Beaucoup plus vaste (Le Danube a une longueur de 2850 km, dont 2440 navigables par rapport au Rhin, qui de Bâle à Rotterdam ne comporte que 1326 km dont 883 navigables) ; le Danube unit des régions aux caractéristiques géographiques et culturelles très diverses, alors que le Rhin relie des pays ayant sensiblement les mêmes références sociales, culturelles et économiques.

L’échange s’est exprimé notamment par le fait que 5 pays danubiens sont devenus observateurs auprès de la CCNR et 2 pays rhénans observateurs auprès de la CD sans oublier la position de l’Allemagne, membre des deux Commissions. La France de son côté a sollicité le statut de membre à la Commission du Danube42. Par ailleurs, un groupe de travail commun a été créé entre les deux Commissions en ce qui concerne le rapprochement des législations en matière de titres de conduite (appelés patentes sur les deux fleuves). Un travail minutieux de comparaison a été fait entre les réglementations applicables sur les deux fleuves. Sur certains plans, ces réglementations sont de plus en plus proches. Sous différentes formes, une reconnaissance réciproque des certificats de conduite est assez fréquente mais pas encore générale43.

En fin de compte, la réglementation rhénane a acquis une position « pilote » au niveau de toute l’Europe. Elle est imitée par d’autres Etats, par la Communauté européenne et par la CEE-ONU44. La Commission du Danube n’a souhaité reconnaître une filiation directe entre sa réglementation et celle du Rhin et préfère se référer aux recommandations de la CEE-ONU, laquelle s’inspire cependant directement de la réglementation rhénane.

En fait l’unification réglementaire entre le Rhin et le Danube n’a pas été réalisée par les deux Commissions fluviales mais grâce au développement de la Communauté européenne.

Celle-ci a accepté dans les dernières années de reprendre une bonne part des réglementations rhénanes et de les rendre applicable au plan européen. Ainsi, en matière de prescriptions techniques pour les bateaux, la nouvelle directive adoptée fin 2006 s’aligne en ce qui concerne les voies navigables les plus importantes, sur les règles valables pour le Rhin. Ce sont ces dernières règles qui s’appliquent aux États de la Communauté et donc aussi à la plupart des Etats danubiens, lesquels sont entre- temps devenus membres de l’Union européenne. C’est par ce biais que les mêmes règles sont désormais applicables sur le Rhin et sur le Danube45. Le même procédé fonctionnera pour le règlement des marchandises dangereuses (ADN) lorsqu’en 2009 aura été adoptée une directive concernant cette matière.

Quelle organisation future pour les systèmes fluviaux rhénans et danubiens ? Les progrès de l’intégration communautaire en matière de navigation intérieure conduisent à s’interroger sur l’avenir des Commissions fluviales et sur les caractéristiques futures de la gestion de l’axe Rhin-Danube. Les deux réseaux Rhin et Danube et leur canal de jonction représentent le cœur du système de la navigation intérieure européenne. Il est, dès lors, cohérent que ces éléments essentiels ne soient pas gérés de plus en plus étroitement au niveau communautaire. Mais cela doit se faire au détriment de l’initiative des Commissions fluviales dont le rôle historique apparaît ainsi comme dépassé aux yeux de certains observateurs ?

Les acteurs de la navigation intérieure européenne veulent échapper au dilemme en concevant un système de gestion de la navigation intérieure qui soit à la fois unifié et décentralisé, intégré au plan communautaire et appuyé sur les commissions fluviales. En effet, les milieux de la navigation rhénane et danubienne aspirent à la fois à l’unité et à la sauvegarde de ces institutions séculaires qui ont accompagné le développement des deux grands fleuves européens depuis le XIXe siècle.

L’axe Rhin-Danube illustre que les commissions fluviales ne peuvent suffire à maîtriser des processus d’ampleur européenne. Mais seul un contact étroit avec les acteurs du terrain, comme le pratique la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin, permet de connaître les vrais problèmes et de trouver leur solution. L’avenir sera donc celui-ci d’une étroite collaboration entre les instances communautaires et les deux Commissions fluviales.

Les explications qui précèdent montrent que l’axe Rhin-Danube est une réalité, dont l’importance va certainement croître dans les années à venir. Mais cette réalité garde une importance plutôt marginale pour Strasbourg qui ne profite guère des potentialités offertes par cette voie de communication pour développer de nouvelles solidarités économiques avec l’Europe médiane.

Avec la redécouverte du transport fluvial qui s’imposera dans les années à venir, sous l’effet combiné de la saturation des routes et de la nécessité de privilégier des modes de transports moins polluants, cette situation pourrait bien être appelée à changer.

Jean-Marie Woehrling, ancien Secrétaire Générale de la Commission Centrale pour la Navigation sur le Rhin, Documents et articles sur l’histoire de la CCNR, www.ccr-zkr.org

Notes :
1 Donc en laissant à part les grands fleuves d’Ukraine et de Russie, notamment le Don et la Volga.
2  Voir le Monde diplomatique, janvier 1993 Philippe Rekacewicz.
3 Auparavant le Rhin était d’une part essentiellement allemand et fondamentalement émietté en une multitude de régimes particuliers.
4  A Strasbourg, existait semble-t-il (selon une étude réalisée par Mr Roger Lévèque sur la vie de Jean-François Honoré Merlet http://perso.orange.fr/roger.leveque/magistrat.html) un « magistrat du Rhin » créé par décret du 27 octobre 1808 « chargé de l’examen et de la décision de toutes les questions relatives à la conservation de la rive gauche du Rhin depuis Huningue jusqu’à la frontière du Royaume de Hollande et de la conservation de la rive droite du fleuve à Kehl, Cassel et autres territoires appartenant à l’Empire ».
5 Le Fameux « capitalisme rhénan » s’exprime de manière illustrative dans la gestion du Rhin, laquelle est caractérise par une bonne collaboration de l’ensemble des acteurs concernés: bateliers, chargeurs, constructeurs, assureurs, opérateurs, etc…
6 Dans l’ancien palais impérial allemand édifié dans les années 1880 et devenu « Palais du Rhin » après la 1ère Guerre Mondiale en l’honneur de la Commission Centrale.
7 Malgré l’alternance des forces dominantes : la France jusqu’en 1814, la Prusse puis l’Allemagne unie jusqu’en 1918, à nouveau la France en 1920 ; depuis la seconde guerre mondiale une situation plus équilibrée a marqué l’avènement de l’idée européenne.
8 Le Rhin supérieur (entre Alsace et Bâle) a été « corrigé » selon les plans de l’ingénieur badois Tulla en application d’une Convention franco-badoise de 1840.
9 Sur cette histoire, voir le numéro spécial de la Revue d’Allemagne Janvier-Mars 2004 ; Le Rhin : un modèle ?
10 Il faut dire cependant que la part de la France dans les flottes rhénanes a fortement baissé. Une seule compagnie est encore active sur le Rhin au plan du transport de marchandises, la CFNR et une société de bateaux de passagers, Eurocroisière. Au total, le pavillon français représente 1 % de la flotte rhénane.
11 Au XVIIIème, c’est sur des bateaux ou radeaux danubiens qu’ont émigré les Alsaciens et Lorrains qui ont formé les colonies de « Banates » dans des territoires appartenant aujourd’hui à la Serbie et à la Roumanie, voir Pierre Gonzalvez, l’étonnant destin des Français du Banat, Autoédition, Sorgues, 2003.
12 Ce n’est pas par hasard que les grands Traités relatifs au Danube portent le titre de « Traité de Paris ». Pour la France, la navigation danubienne a été une préoccupation diplomatique d’importance, même si les implications économiques sont toujours restées limitées. La France était membre de la Commission du Danube jusqu’à la 2ème Guerre mondiale. Elle a entretenu sur le Danube une flotte sous pavillon français tout au long du XIXe siècle (58 bateaux sous pavillons français, sur le Danube en 1880) et du XXe siècle (à partir de 1922 à travers la SND puis de la CFND, Compagnie française pour la Navigation du Danube, maintenue en activité jusque dans les années 1990. Cette flotte avait une importance économique non négligeable entre les deux guerres (en 1939, avec 85 unités représentant 7 % de la flotte danubienne) mais n’avait plus qu’un caractère symbolique sous le régime communiste. Paradoxalement, la CFND a été liquidée au moment où le marché danubien a été de nouveau libéralisé au début des années 1990. Le dernier bateau de cette compagnie, le remorqueur « Pasteur » a été rapatrié à Strasbourg et fait partie désormais du Naviscope, le musée strasbourgeois de la navigation fluviale.
13 On citera notamment les importants travaux aux « portes de fer » (actuelle frontière entre la Serbie et la Roumanie) engagés dès le XIXe siècle mais qui ont pris leur dimension actuelle entre 1964 et 1972 et au secteur de Gabcikovo-Nagymoros sur le secteur danubien de la Slovaquie dans les années 1980.
14 Avec un delta encore largement naturel malgré les travaux effectués sur certaines branches et canaux.
15 Celle-ci y aura cependant accès en 1965.
16 Elle deviendra membre en 1998.
17 Même si elle a pu jouer un rôle utile dans le traitement d’un certain nombre de problèmes techniques.
18 Il s’agit du « protocole additionnel n° 2 », d’octobre 1979 qui réserve le libre cabotage rhénan (c’est-à-dire un transport entre deux ports situés sur le Rhin) pour les bateaux relevant des Etats rhénans et communautaires. Les autres bateaux doivent à cette fin recevoir préalablement un accord de la CCNR. Par ailleurs, pour les bateaux non rhénans et non communautaires, les « trafics d’échanges » (entre un port du Rhin et un port extérieur au Rhin) se réalisent sur la base d’accords entre les Etats concernés. Ces dispositions ont largement perdu leur portée car la plupart des Etats concernés sont désormais membres de la Communauté.
19 Le professeur Eugen Wirth a parlé au sujet du projet de « victoire de la déraison ». Le coût de cette liaison (2 à 3 Milliards d’Euros) n’a cependant pas de caractère extravagant.
20 Un quart des dépenses totales a été consacré à de telles mesures d’insertion. Par exemple des « bassins d’épargne » ont été réalisés pour économiser l’eau à l’occasion des éclusages.
21 article 331 à 358, 353 et 395.
22 C’est-à-dire distinct des échanges réalisés au sein du secteur Main-Canal-Haut Danube.
23 Si la montant total des marchandises transportées sur le Rhin par des bateaux danubiens est faible (environ 1,5 MT), il est cependant nettement en croissance (durablement de 2001à 2006).
24 En augmentation légère (4 %) entre 2000 et 2006
25 Cette société avait autrefois une filiale sur le Danube, la CFND, (évoqué précédemment note 12) mais celle-ci a été liquidée.
26 Du fait de la réduction de certains échanges dans le secteur automobile. Les échanges avec le bassin danubien sont quasiment insignifiants pour le Port de Strasbourg.
27 La plus grande flotte autrichienne, la DDSG vient d’être rachetée par un armement serbe.
28 Ainsi, M. Barrot, Commissaire européen chargé des Transports, y a fait référence récemment lors d’une audition par le Parlement européen, évoquant la volonté des institutions communautaires d’améliorer lest transports transeuropéens « notamment sur l’axe Rhin- Danube appelé à constituer dans l’Union élargie une voie de transport privilégiée pour le fret ».
29 Voir par exemple le document « axe rhénan » présenté sur la page web www3-ac- clermont.fr/hgc/spic/img/pp/europe-rhenane.ppt ; voir aussi le thème de l’ »Europe rhénane », typiquement français et popularisé par E. Juillard (l’Europe rhénane, géographie d’un grand espace, 2ème édition, Paris, A. Colin 1970).
30 Par exemple, pour Erich Obst les réseaux hydrographiques sont des facteurs importants pour l’intégration territoriale. Ils peuvent contribuer à expliquer les différences de constitution des structures étatiques française et allemande (Zeischrift für Geopolitik 1928).
31 C’est une idée développée notamment par Gérard Dussouy : Politique des voies navigables et intégration territoriale du Mercosur et de l’Union européenne (AFRI 2004)
32 pour un coût d’environ 5 Milliards d’Euros, Voir Doc 10730 du 21.10.2005 de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Rapport de Mr Marton Braun.
33 Les réseaux transeuropéens (RTE) de transport, d’énergie et de télécommunication ont, en ce qui concerne l’aspect transport (TEN-T) fait l’objet d’un plan d’actions prioritaires adoptées par une décision mise à jour en 2004 (voir COM (2007) 32 du 31.01.2007 sur les 30 projets prioritaires retenus, deux concernant la navigation fluviale Transport european networks. Dans cette volonté de tracer des axes et des corridors, la Commission renoue dans une certaine mesure, avec les traditions de la géopolitique classique.
34 Le corridor VII correspondant au Danube est le seul corridor fluvial d’importance trans-européenne.
35 Gérard Dessouy, précité
36 Dans l’attente d’un nouveau raccordement du bassin parisien au réseau fluvial européen par la réalisation d’un canal suisse Nord
37 Raymond Woessner (« En Alsace, le transport fluvial à l’épreuve de la coopération transfrontalière ») relève que les responsables français ne participent guère à la culture rhénane, qui aurait permis de mieux exploiter les potentialités de l’Europe médiane. Le terme de « façade rhénane » souvent utilisé en Alsace illustre bien cette attitude statique sinon défensive.
38 L’existence de la voie fluviale Main-Danube est un excellent stimulant en faveur d’une modération compétitive des tarifs des autres modes de transport. Voir l’étude très complète sur le canal Main Danube de Bernd H. Kortschak, Rhein-Main-Donau-Kanal : Ein Traum ist Wirklichkeit, Der Donauraum (Zeitschrift des Instituts für den Donauraum und Mitteleuropa) 1999 n° 3).
39 Moitié moins cher que le fer et six fois moins cher si l’on ne prend que les seuls frais de transport en compte, à l’exclusion des frais de transbordement.
40 Le transport fluvial est presque toujours un transport intermodal qui dépend d’autres modes complémentaires.
41 Siège actuel de la Commission du Danube (ce siège était initialement fixé à Odate en Roumanie)
42 Ce statut lui sera attribué probablement lors de la prochaine révision de la Convention de Belgrade.
43 La CCNR reconnaît les patentes de plusieurs Etats danubiens et ceux-ci reconnaissent assez souvent les patentes rhénanes. Mais il n’y a pas encore de règle générale et de plus sur chacun des deux fleuves, on exige des connaissances effectives des conditions de navigation (Streckenkenntnisse).
44 La Commission Economique pour l’Europe dont le siège est à Genève et dont le Comité des Transports Intérieurs a développé un certain nombre d’accords paneuropéens en matière de transports.
45 Même si sur le Rhin, elles ont le titre de règles rhénanes (« règlement de visite des bateaux du Rhin ») et sur le Danube celui de règles communautaires (pris en application de la directive 2006/87).

 

 


 

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