Albert Millaud ou le périple d’un fantaisiste de Paris à Constantinople
« Rien n’est admirable comme Pesth vu du pont de fil de fer… »
Journaliste, écrivain et auteur dramatique français, fils du banquier Millaud, qui fut l’associé de Mirés et fondateur du »Petit Journal » et de la presse à un sou, Albert Millaud (Arthur Paul Albert David Samuel Millaud, 1844-1892) publie des chroniques en vers pour « Le Figaro » et fera carrière après 1871 comme chroniqueur parlementaire. Il écrit aussi des livrets dont certains furent mis en musique par Jacques Offenbach (Madame l’archiduc, La Créole, Les Hannetons), Charles Lecoq et Hervé.
« Voyages d’un fantaisiste » est le récit haut en couleurs de son périple de Paris à Constantinople au début des années 1870. Il part de Paris le 14 août (?) et arrive dans la capitale de l’empire ottoman le 19 septembre (?). Après Vienne dont il fait une description colorée, Albert Millaud continue son chemin et rallie Pest, « dernière ville occidentale de l’Europe »…
Pesth, 8 septembre.
J’ai quitté Vienne, accompagné par une valse de Strauss qui s’est continuée pendant la route et qui a pris fin à la gare de Pesth. Cet amour de la musique est typique dans les mœurs de l’Allemagne du Sud. Tout le monde est musicien, tout le monde lit la musique, tout le monde en joue. Les Bohémiens, entr’autres, poussent la frénésie musicale jusqu’à se réunir cinq ou six pour jouer un air qu’ils inventent et auquel ils ne font pas une fausse note. On les rencontre autour d’une table de bois, dans une cour d’hôtel ou un fond de corridor, soufflant dans des trombones ou des cornets à piston, — sans musique, sans pupitre, — d’instinct, jouant pour jouer, soufflant pour souffler et charmant un nombre infini d’auditeurs qui dodelinent de la tête, frappent du pied en cadence et applaudissent à chaque instant. Ainsi j’ai été reçu à Presbourg, ainsi je suis arrivé à Pesth, où la cour de l’hôtel était infestée d’une bande musicale qui m’a tenu éveillé jusqu’à une heure du matin. Me voilà enfin sur le Danube, à Pesth, la dernière ville occidentale de l’Europe. Déjà la civilisation de l’Orient se fait sentir ; mais néanmoins l’Occident l’emporte de beaucoup. Rien n’est admirable comme Pesth vu du pont de fil de fer [le Pont aux chaînes] qui relie la ville à la forteresse de Bude ou d’Ofen. C’est le dernier pont que le voyageur trouve sur le Danube. Au delà de Pesth, il n’y a plus que des ponts de bateaux ou des bacs pour traverser cet immense fleuve, que les Allemands appellent avec raison le beau Danube bleu, (Schoen blue Donau [sic ! ]). On ne connaît guère le Danube que par l’admirable valse que Strauss lui a consacrée.
Nous allons le descendre jusqu’à la mer Noire ; vous trouverez donc bien naturel que je m’abstienne d’en parler aujourd’hui et que je réserve toutes mes impressions pour le jour où, l’ayant traversé dans sa longueur, je posséderai mon sujet tout entier.
Pesth est une ville qui ne ressemble à aucune autre ; elle est essentiellement européenne ; mais c’est plutôt un port qu’une ville, un admirable port comme Bordeaux ou Marseille. Le Danube n’est ni l’Océan ni la Méditerranée, et cependant il a quelque chose de si grandiose, de si fier, de si puissant ; les steamers qui le sillonnent ont une apparences maritimes, sa population de matelots est tellement énergique et laborieuse, qu’on peut faire une exception en sa faveur et ne pas ranger tout à fait ses ports dans les ports d’eau douce.
Pesth, capitale de la Hongrie, est fier de sa nationalité et la revendique partout ; Il ne faut pas confondre la Hongrie avec aucune des provinces soumises à l’Autriche, ni Pesth avec aucune des capitales de l’empire autrichien. Si François-Joseph est empereur d’Autriche, il est roi de Hongrie. On ne connaît pas l’empereur à Pesth, on connaît le roi. À Vienne, l’empereur a la couronne de fer, la pourpre, le sceptre de Maximilien et l’aigle à deux têtes ; à Pesth, il porte la couronne magyare et s’appuie sur l’aigle aux ailes ployées dont la serre tient un faisceau de foudres. L’empereur a dû se faire sacrer roi de Hongrie ; il est monté sur la colline de Bude pour ceindre l’épée et le manteau, et sur la colline en face, à Pesth, pour prêter serment la main droite étendue vers l’Orient.
Néanmoins, les Hongrois supportent péniblement la domination autrichienne. Forcés par les Russes, en 1848, de recevoir le joug des Allemands, ils sont restés courbés et inertes pendant vingt ans. À Sadowa [bataille qui eut lieu en 1866 lors de la guerre austro-prussienne au nord de la Bohême près de Hradec Kràlové et qui engendra une défaite traumatisante pour les Autrichiens], ils se sont relevés et ont vendu leur patriotisme aussi cher que possible ; il en est résulté pour eux une Constitution nouvelle, une Chambre qui leur est propre ; ils se gouvernent eux-mêmes, leurs tribunaux et leur armée leur appartiennent. Ils n’ont de commun avec l’Autriche que les finances. L’empereur est une sorte de chargé d’affaires qui communique avec la Chambre hongroise, seul souverain de fait, au moyen d’une commission choisie dans les deux Chambres, hongroise et autrichienne.
Je reviendrai sur cette page d’histoire contemporaine dans une autre lettre. Parlons de Pesth. Pesth a profité de cette quasi-indépendance obtenue par la Hongrie. Depuis trois ans, la ville s’est agrandie démesurément. Avec Bude, elle comporte maintenant plus de six cent mille habitants ; à Pesth sont les Hongrois purs, à Ofen on trouve des Grecs, des Serbes et des Styriens. Les Allemands y sont en très faible minorité.
La langue hongroise est une belle langue qui n’a de rapport avec aucun autre idiome. On parle allemand à Pesth. mais dès qu’on a franchi la barrière, il faut s’exprimer dans la langue nationale. On m’affirme qu’elle est splendide et la plus propre à l’éloquence. Quand [Lajos] Kossuth la maniait, ses plus farouches ennemis courbaient la tête et l’applaudissaient.
Les Hongrois sont très remuants, assez affables et amis du plaisir. La chasse est le premier des plaisirs, le théâtre vient ensuite; il faut voir quel enthousiasme agite une salle de spectacle à Pesth. Je viens de voir cela. On jouait La Juive [opéra de Fromental Halévy sur un livret d’Eugène Scribe créé à paris en 1835] à l’Opéra. Voulez-vous une idée de la langue hongroise ? Comment croyez- vous qu’on dit Juif en hongrois ? Vous allez supposer que le mot, comme dans toutes les langues de l’Europe, rappelle son origine naturelle par le radical. Les Anglais disent « Jewisch », les Italiens « Hebrea » (cela ne rappelle plus la Judée, mais le patriarche Heber), les latins disaient « Judœus ». — Les Hongrois disent : « A Szidono ».
L’opéra de Pesth est insuffisant ; la salle est fort sobre ou plutôt fort originale. Elle est blanche et bleue avec des ornements d’argent le rideau est bleu, le manteau d’Arlequin, les fauteuils sont bleus. C’est doux à l’œil, mais ce n’est pas brillant. Le théâtre, par sa forme, rappelle le théâtre des Variétés, avec un rang de loges en plus. Il n’y a point de foyer. On a le droit, pendant les entractes , d’aller se promener dans une cour intérieure, assez mal tenue.
Cette cour, dont un des côtés n’est séparé de la rue que par une grille, est commune aux spectateurs et aux artistes. Pour ma part, j’ai rencontré pendant l’entracte le cardinal qui trinquait avec Eléazar [personnages de La Juive]. Le palatin de Constance en grillait une et se laissait taper sur le ventre par l’un des archevêques du premier acte [idem]… »
Albert Millaud, « Toujours la musique. — Le Danube. — Pesth. — Bude. — Le pont du Danube. — La Hongrie. — Quelques mots sur la politique. — Autonomie des Hongrois. — Les théâtres. — L’Opéra. — A Szidono. — La langue hongroise. — Le foyer du théâtre. » , in Voyages d’un fantaisiste, Vienne — Le Danube — Constantinople, Michel Lévy Frères, Paris, 1873.
Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour mai 2024