La « Steiner Tor » de Krems (Basse-Autriche) et la catastrophe naturelle du 12 janvier 1573

   « Il n’est pas de plus belle petite ville sinon Steyr en Haute-Autriche. Les anciens quartiers s’écartent prudemment de la rive trop souvent inondée et s’agrippent à la montagne avec des restes de vieux remparts et de tours. Une porte d’un style à part encadrée par deux poudrières marquant au couchant le début de l’artère principale peuplée de maison Renaissance et baroques, interrompue par la place où se profilent l’hôtel de ville, l’église paroissiale  et dans le fond, surveillant tout, la nef gothique des Piaristes qui occupent le plus bel emplacement. »
Eugène Susini, Autriche

   La Porte de Stein (Steiner Tor), est la seule porte préservée sur les quatre accès à la vieille ville qui entouraient et protégeaient Krems autrefois. La zone autour de cette porte était également sous la menace des crues du Danube. La démolition des remparts qui constituaient une sérieuse protection contre les envahisseurs mais aussi contre les inondations meurtrières n’a été possible que grâce aux travaux de régulation de la deuxième moitié du XIXe siècle et à l’édification d’un barrage au sud de la vieille ville, édification réalisée dans le cadre de la construction du chemin de fer de la Wachau, au début du XXe siècle et inaugurée en 1909 (Krems-Emmerdorf).

La Porte de Stein (Steinertor), photo droits réservés

   La tour principale, construite en 1480, puis « baroquisée » en 1754 porte sur sa façade extérieure plusieurs inscriptions. L’une d’elles, datant de l’époque de la construction, est dédiée à la mémoire de l’empereur du Saint Empire Romain Germanique Frédéric III (Frédéric V de Habsbourg, 1415-1493) avec son célèbre monogramme A.E.I.O.U., monogramme qu’il aimait à faire graver sur ses objets et édifices et qui sera repris par ses successeurs. La signification de ce monogramme (Frédéric III en aurait donné le sens avant de mourrir à Linz) pourrait être en latin «Austriae est imperare orbi universo» ou en français «Il appartient à l’Autriche de gouverner le monde».

Au dessus, l’inscription en allemand mentionne que « Le 6 août 1914, le quatre-vingt quatrième régiment d’Infanterie impérial et royal, après dix-neuf années de stationnement dans la ville, est parti à la Grande Guerre en franchissant cette porte. » Sous la devise « Conspicite fidelatis premia » (Voyez la récompense à la fidélité !) ), les trois armoiries de Frédéric III1, Marie-Thérèse d’Autriche2 et Ladislas Postumus, photo Danube-culture, © droits réservés. 

   Trois armoiries, datant de 1756 ornent également la façade de la porte de Stein sous la devise « CONSPICITE FIDELITATIS PREMIA » (« Voyez la récompense à la fidélité ! ») ; à gauche celles de Frédéric III, attribuées à Krems en 1463 (seules Vienne et Wiener-Neustadt avaient le privilège de pouvoir également les revendiquer) avec un aigle bicéphale couronné sur fond noir, au milieu celles de l’impératrice Marie Therese d’Autriche (1717-1780) et sur la droite les armoiries du duc d’Autriche, roi de Bohême, de Hongrie et de Croatie, Ladislas Postumus (1440-1457). Au pied des murs des façades extérieures et intérieures ont été apposées en 1995 par l’artiste né à Krems, Leo Zogmeyer, deux plaque en bronze rappelant la persécution des citoyens juifs de Krems à la fin des années trente. Le Danube pris par les glaces
   Sur la façade arrière de la porte de Stein se trouve une petite stèle en pierre écrite en caractères gothiques qui se remarque à peine. Elle commémore pourtant une catastrophe naturelle ayant eu lieu le 12 janvier 1573 sur le Danube à la hauteur de Krems et en Wachau au début d’un petit âge glaciaire qui perdura jusqu’au XIXe siècle et dont l’activité de certains volcans, entraînant une diminution de l’ensoleillement, aurait été à l’origine. Ce refroidissement fut non seulement la cause de mauvaises récoltes, de famine mais provoqua également en partie les bouleversements sociaux que l’on sait.

La stèle en caractères gothique commémorant la catastrophe de 1573, photo Danube-culture, photo © droits réservés

   Cette année là, pendant l’hiver le fleuve gela entièrement. D’énormes blocs de glace s’agglutinèrent formant comme un mur de béton et empêchèrent l’eau de s’écouler. Les flots montèrent rapidement et passèrent par dessus les rives, inondant rues et les maisons, obligeant les habitants affolés à se réfugier dans les étages supérieurs et jusque sur les toits. La crue du siècle ne reflua qu’au bout seulement de deux longues semaines. Le Danube pris par les glaces n’était en soi pas un spectacle exceptionnel autrefois. À la hauteur de la commune haute-autrichienne d’Aggsbach Markt, en amont de Krems, les blocs de glace se seraient empilés le jour de Noël 1879 jusqu’à la hauteur d’un clocher et ne se seraient écroulés par la suite dans un vacarme épouvantable qu’après une nouvelle énorme accumulation de glace. Il est arrivé également que des blocs de glace ne fondent qu’au bout de quatre mois avec le dégel ! Ces situations dangereuses de grand froid donnaient pourtant parfois l’envie à certains habitants audacieux d’escalader  les blocs de glace…

    Il n’y avait pas seulement que sur cette partie du Haut-Danube que le fleuve gelait abondamment autrefois. Sur le Bas-Danube, alors dans l’Empire turc, le grand voyageur ottoman Evliyâ Celebi (1611-1682), auteur parmi d’autres écrits du « Livre des voyages » (Seyahatnâme)3 est également le témoin d’une telle période qui, si l’on se réfère aux réactions des habitants, n’était pas en soi un évènement exceptionnel.  » Faruk Bilici, dans son article Le Danube, les Ottomans et le Seyahatnâme d’Evliyâ Çelebi4 écrit que ce dernier, « très étonné et curieux, prend un grand plaisir à raconter cet épisode qui se déroula probablement dans l’hiver 16515. En effet selon l’auteur, l’hiver avancé, les glaces viennent de l’Allemagne « bî‑amân » (Allemagne hostile), dépassent les murailles de la forteresse haute de « 80 zira » (1 zira = 0; 75 m)  et causent des dégâts dans les maisons et le choc des glaces rappelle des tirs de canons. Evliyâ se plaint des mauvais aménagements des berges, alors que des milliers de buffles tirant des luges et venant de Valachie et de Moldavie peuvent transporter du bois, des mâts, des vivres et des boissons.

   Par ailleurs, il observe que lors du gel du Danube, des milliers de jeunes de Silistra dressent des tentes sur la glace avec leurs bien-aimés et font des acrobaties en compagnie de la musique. Ces jeunes glissent sur la glace, les uns en chaussures, d’autres en sabots, d’autres encore avec des luges et d’autres enfin marchant à toute vitesse comme l’éclair (berk-i hâtif) d’une ville à une autre, en s’appuyant sur leurs bâtons. Et si la période de gel tombe au moment des fêtes, les habitants de la ville dressent d’immenses portiques dans lesquelles les jeunes amoureux se balancent. Le voyageur croit savoir que la glace du Danube a une épaisseur de six à sept hampes (1 hampe = 22-24 centimètres) et que, lors des hivers rigoureux, elle peut aller jusqu’à dix hampes et il fut témoin du gel du Danube durant six mois au cours desquels les transports avaient été arrêtés. La glace est aussi dangereuse, puisque les luges peuvent « également couler et de nombreuses personnes se noient ».

En revanche, grâce à ce gel, les pêcheurs prennent de cinq à six cents ocques parmi les espèces de poissons qui peuplent le fleuve, la « morue » (morina) et l’esturgeon. Pour le voyageur, de nombreux gâzi (combattants ottomans) profitent également de ces gels pour aller enlever des jeunes filles et garçons valaques et moldaves pour les faire convertir à l’islam.

Evliyâ Çelebi décrit le type d’acrobaties que les jeunes font sur la glace : certains font des roulades puis se redressent sur leurs jambes comme de rien n’était ; d’autres se baissent pour ramasser une pièce, sans s’arrêter ; d’autres, tout en glissant « tels des derviches-tourneurs dansants » (mevlevî gibi eyle sem’ eder) et en pleine vitesse lèvent une jambe ; d’autres encore, un enfant sur le dos, sautent sur un homme couché sans broncher ; d’autres encore jouent un instrument de musique, tirent à la carabine ou fument tout en patinant et en bavardant par petits groupes de deux ou trois ; d’autres encore répandent de la terre sur la glace, puis font des méchouis de bœufs ou de moutons ; d’autres enfin fabriquent des skis avec des ossements de bœuf et font ainsi plusieurs étapes en une journée sur la glace. »

  Eric Baude, mai 2020 © Danube-culture, droits réservés

Notes :
1 « De l’Empire, sur le tout : d’Autriche« 

2 « écartelé, en 1 de gueules au château d’or, en 2 fascé de gueules et d’argent, en 3 parti d’or aux quatre pals et d’écartelé en sautoir d’or aux quatre pals et d’argent à l’aigle éployé de sable, en 4 parti de gueules à la fasce d’argent et de bandé d’or et d’azur en six pièces à la bordure de gueules ; sur le tout de gueules au lion d’argent à la queue fourchée passée en sautoir, couronné, armé et lampassé d’or »
3 E. Celebi aurait fait un rêve le jour de l’anniversaire de ses vingt ans au cours duquel le prophète Mahomet lui était apparu et lui avait assigné pour mission de voyager dans cette vie.
4 Faruk Bilici, « Le Gel du Danube » in Le Danube, les Ottomans et le Seyahatnâme d’Evliyâ Çelebi », Cahiers balkaniques [En ligne], 41 | 2013, mis en ligne le 19 mai 2013, consulté le 09 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/ceb/3933 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb.3933
5 Seyahatnâme, vol. 3, p. 318, fol°118b et suivants

Sources :
SUSINI, Eugène, Autriche, Arthaud, Paris, 1960
UHRMANN, Johanna et Erwinn, 111 Orte in der Wachau, die man gesehen haben muss, Emmons, Dortmund, 2019
BILICI, Faruk, « Le Danube, les Ottomans et le Seyahatnâme d’Evliyâ Çelebi », Cahiers balkaniques, 41 | -1, pp. 71-87
www.gedaechtnisdeslandes.at
www.judeninkrems.at

Eric Baude, mai 2020 © Danube-culture, droits réservés

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