Le cimetière des Anonymes de Vienne

  Le minuscule et paisible cimetière des sans-noms, ou des anonymes, le « Friedhof der Namenlosen » et autres suicidés et noyés du Danube, se fait humble et discrets sur le territoire de l’ancienne commune d’Albern, dans le paysage chaotique, voire fantasmagorique certains jours, du quartier populaire de Simmering (onzième arrondissement, rive droite), au-delà du grand parc du Prater et de ses attractions foraines, de ses allées rectilignes et pelouses fréquentées tout au long de l’année, de l’ultime usine hydroélectrique, la dernière des 9 sur 11 usines hydroélectriques prévues qui furent réalisées sur le parcours autrichien du fleuve, des bassins du port industriel viennois au pourtant si joli nom de Freudenau (Le marais de la joie), d’un labyrinthe d’entrepôts, de voies de chemin de fer et de terrains vagues où la nature tente de reprendre une partie de ses droits, à la périphérie de cette morne et longue succession de non-lieux racontant une autre histoire de la capitale de l’Autriche.

Chapelle du cimetière des Anonymes, photo © Danube-culture, droits réservés

   « Même les chambres de l’Hôtel du Cimetière des Anonymes évoquent une halte agréable au voyageur, des chambrettes accueillantes. L’hôtel appartient aujourd’hui à Léopoldine Piwonka1 ; le Sturm, ce petit vin nouveau2 [vin blanc], est vif et pétillant, la Stube3, a toute la discrétion de l’accueil en Autriche. C’est au cimetière des Anonymes qu’on enterre les cadavres repêchés dans le Danube ; il n’y en a pas beaucoup, on leur apporte des fleurs fraîches, et quelques-uns d’entre eux, en dépit de l’appellation du cimetière, ont un nom. Ici la mort est élémentaire, essentielle, presque fraternelle dans l’anonymat qui nous confond tous, pécheurs et fils d’Ève que nous sommes…
Claudio Magris, « Comme d’habitude Monsieur », in Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988

   « Des croix en fonte, toutes plus belles les unes que les autres, comme si tous ceux qui étaient enterrés ici étaient morts le même jour. Peut-être ces croix sont-elles reliées entre elles. Nulle part un nom de famille, ici et là seulement Pepi et Karl. Parfois une noyade le … Tout autour, des châtaignes. Pas de faste, pas d’apparat. En arrière-plan, des entrepôts, une grue. Le cimetière est situé dans une cuvette, entouré d’une digue.
Circulaire la chapelle en béton, mur miteux, efflorescence de calcaire. Une plaque en pierre usée par le temps : « Chapelle de la Résurrection érigée en souvenir du réhaussement et du renforcement des digues de protection contre les inondations de Vienne et du Marchfeld dans les années 1933-1935. 
Il y aurait encore quelques places libres. »
Manfred Chobot (1947)

Il faut prendre le bus 76 A depuis la station de métro Enkplatz (U3) et, après avoir descendu une pente invisible mais réelle (Albern est le plus bas des quartiers de Vienne), s’arrêter au terminus de la ligne pour le rejoindre à pied dans la poussière qui recouvre abondamment les voies de ce quartier portuaire. C’est là, au bord du fleuve et d’un bassin morose, aux portes de cet improbable environnement fluvial industriel, aux lisières des prairies alluviales inondables de la rive droite, face à un môle bétonné et, un peu en aval, d’une « Kolonie » comme on la nomme dans le dialecte local, de cabanes de pêcheurs perchées sur leur plots, à l’ombre de quelques grands peupliers miraculeusement épargnés, qu’on découvre ce minuscule cimetière aux tombes herbues, aux croix argentées et noires fatiguées sur lesquelles veillent une petite chapelle ronde construite par les ouvriers qui édifièrent sur cette rive, au début dans les années trente du XXe siècle, les digues de protection contre les inondations. 

Albern, le Danube et à droite le Cimetière des noyés ou des anonymes (Friedhof für Ertrunkene), Spezialkarte von Österreich 1 : 75 000, Druck und Verlag : Kartographisches, früher Militärgeographisches Institut in Wien, Gradkartenblatt Zone 13 Colonne XV Section a4 (später 4757/1d). Schwechat, Kaiserebersdorf, Mannswörth, Donau bei der Lobau, 1873

Les corps des noyés et des suicidés dans le Danube venaient autrefois s’échouer dans la zone du port actuel, charriés par courant et le mouvement d’un tourbillon à proximité.
Le premier cimetière des anonymes des noyés et des suicidés est maintenant recouvert par la nature. De 1840 à 1900, 478 inconnus y ont été enterrés. La première inhumation fut celle d’une femme. Au cours des décennies suivantes, le cimetière est inondé à plusieurs reprises par le Danube. Seule une croix commémorative demeure. Un nouvel emplacement de sépulture est aménagé en 1900 de l’autre côté de la digue, à l’initiative du maire du quartier de Simmering, Albin Hirsch. 104 personnes y sont enterrés de 1900 à 1935 dont seuls 43 ont été identifiées ultérieurement. Depuis la construction du port actuel en 1939, le fleuve ne ramènent plus ses noyés ou ses suicidés sur les berges de Freudenau.

Wilhem Grögler (1839-1897), visite au cimetière des anonymes à l’occasion de la Toussaint, Neue illustrierte Zeitung, 31 octobre 1886

La plupart des personnes inhumées étaient des suicidés ou des noyés par accident parmi lesquels plusieurs marins étrangers et un homme dont la plaque mentionne : « Noyé par la main d’un tiers ».

Cimetière des anonymes Vienne, photo © Danube-culture, droits réservés

   « Et plus le Danube s’écoule, plus il y a d’histoires autour du cimetière des Anonymes et de cette cérémonie d’offrande au fleuve, plus il semble qu’il faille ne pas l’oublier. En ce sens, même le « plus triste » cimetière de Vienne apporte quelque chose de profondément réconfortant »
Joseph Fuchs

   Les modestes tombes ne sont généralement ornées que d’une croix en fer forgé ; quelques-unes portent des plaques nominatives. De l’atmosphère de ce cimetière, le plus silencieux de tous les cimetières de Vienne, émane à la fois une immense tristesse et en même temps une grande paix, surtout à la Toussaint, quand il est littéralement inondé d’un océan de fleurs et que, vers le soir, des couronnes florales éclairées avec des bougies sont déposées sur le Danube et dérivent lentement vers l’aval. Ce cimetière des sans-noms est d »sormais sous la tutelle de la société portuaire et de la municipalité de Vienne. Le dernier fossoyeur, Joseph Fuchs, un homme âgé d’un dévouement infini et qui s’occupait du cimetière comme de sa propre famille, a rejoint ceux dont il prenait soin.

Joseph Fuchs (1906-1996) 

   Avant de mourrir il encore eut encore la grande frayeur d’apprendre qu’en raison d’un projet de construction de la maison du port, on envisageait de déplacer ce petit lieu de repos dédié aux anonymes. Mais le projet fut abandonné et le plus petit et le plus silencieux des cimetières de la capitale viennoise a heureusement conservé sa place au bord du Danube dans le quartier industriel du « marais de la joie » (Freudenau) avec sa cérémonie des morts au mois de novembre de chaque année.

Plaque commémorative à la mémoire de Josef Fuchs, photo © Danube-culture, droits réservés

   À l’entrée de la chapelle de la Résurrection, érigée en 1933 en souvenir de l’élévation de la digue de protection contre les inondations, on trouve le poème suivant :

Si vous cherchez le repos et la paix
Vous, les cœurs tourmentés.
Loin du monde qui vous cherche maintenant,
Ici, il n’y a pas de douleur.
La pierre tombale vous manque,
Aucune croix ne vous appelle par votre nom,
Vous reposerez ici dans la main de Dieu.
Dans sa paix. Amen.
Et si nous nous retrouvons un jour,
Profitez du repos,
L’unique appel de la résurrection,
Ne vous oubliera pas.

Cimetière des anonymes, Vienne, photo droits réservés

   Chaque année, depuis 1918, la louable Société des pécheurs d’Albern organise au mois de novembre avec l’aide des pompiers bénévoles de Mannsworth et la famille Fuchs, « gardienne des lieux depuis plusieurs générations », une cérémonie religieuse à leur intention avec messe, dépôt de gerbe, fleurissement du cimetière, bénédiction et mise à l’eau d’un cercueil sur un radeau en offrande au Danube et dédié à tous les noyé(e)s. Une messe a également lieu chaque premier dimanche du mois dans la chapelle. Cette coutume remonte à un siècle, dix ans après la création du cimetière. Elle a lieu chaque année le premier dimanche après la Toussaint et réunit l’Association des pêcheurs d’Albern, les pompiers bénévoles, la société musicale de Mannswörth et un nombreux public viennois et des environs. Après les messages traditionnels, un cercueil décoré de fleurs et de nombreuses bougies, portant également une maquette de pierre tombale avec l’inscription « Aux victimes du Danube » en langues allemande, tchèque (slovaque) et hongroise, béni par le prêtre et porté par quelques-uns des membres de l’Association des pêcheurs est emmené avec un accompagnement de musique au bord du fleuve, juste en aval du port d’Albern puis transféré sur le bateau des pompiers bénévoles au son de la chanson « J’ai un camarade ». Le bateau rejoint le milieu du fleuve où le cercueil sur son radeau, mis à l’eau par les pompiers, est solennellement salué par des coups de fusil. Au retour vers le cimetière et pendant que le radeau sur lequel le cercueil repose, dérive vers l’aval, chacune des personnes présentes reçoit des fleurs offertes par le cercle des jardiniers de Kaiserebersdorf qu’elle dépose, après quelques derniers mots fraternels du prêtre, de la présidente de la Société des pêcheurs de Mannswörth et une brève ode funèbre de l’harmonie, sur la tombe de son choix tout en allumant des cierges.
Merci à la famille Fuchs dont plusieurs générations ont pris soin des noyé(e)s et ont entretenu ce lieu avec beaucoup de dévouement.

Gustav Feith (1875-1951), Le cimetière des anonymes, aquarelle, 1919 

« Quatre jours après ces événements dramatiques qui, de par leurs conséquences immédiates et leurs effets indirects, allaient changer bien des caractères et le destin de certaines vies, quatre jours plus tard un étrange cortège funèbre remontait le Danube. Étrange le lieu d’où celui-ci était parti, une auberge isolée au bord du fleuve, étrange l’endroit vers lequel il se dirigeait. C’était vers ce cimetière auquel on avait donné le nom effrayant de « Cimetière des sans nom ».
   Dans ce cimetière, comme son nom l’indique, avaient été enterrés des inconnus qu’il avait été impossible d’identifier, des morts emmenés par le Danube, des cadavres gonflés d’eau qui avaient été traînés par le courant pendant des jours, des semaines ou des mois, repliés, ballotés, déformés, métamorphosés, portés par le fleuve avec miséricorde ou au contraire impitoyablement noyés dans les profondeurs, innocents et coupables, bénis ou maudits, misérables, dépravés. Pour tous, le ruissellement éternel du fleuve était déjà la révélation de l’autre monde, la grande unité de sa musique qui ne laisse percevoir que les échos de l’au-delà, l’enfer ou le paradis du Danube qui ruisselait déjà vers eux. »
Adelbert Muhr (1896-1977), « La procession fluviale », in Le fils du fleuve, un roman danubien, 1945

   Nous sommes tout près de Schwechacht sur la petite commune du grand aéroport de Vienne peut-être en passe de s’agrandir encore. La tour de contrôle émerge et toise avec arrogance les forêts alluviales et les bateaux de croisières porté par le courant d’un Danube enfin libre, fuyant la capitale autrichienne et ses quais bétonnés et monotones, longeant les dernières collines et vignobles autrichiens, Petronell-Carnuntum, Hainburg, le Braunsberg et son oppidum celtique et, sur l’autre rive, le verrou de Thèbes (Devín), au confluent de la Morava (March) vers celle qui fut, pendant deux siècles la capitale du royaume de Hongrie, Bratislava.

   « Tout le cimetière est très fréquenté par les fantômes ! »
Wilhelm Gabler, fondateur de l’association viennoise des chasseurs de fantômes

C’est jour de grand vent. Au-dessus de celui-ci le manège quotidien des avions est bruyant et incessant. Le bruit vient curieusement du ciel désormais au-dessus de ces lieux de repos sauf quand les silos voisins s’agitent le balai des gros camions voilent la lumière en agitant l’épaisse couche de poussière de la chaussée qui ne mène nulle part ailleurs qu’au petit cimetière des Anonymes et à la colonie de cabanes de pêcheurs. Même ici la voie ferrée est une impasse.
Ce lieu discret  contrastant avec le Zentralfriedhof où reposent tant d’hommes célèbres et moins célèbres, avec ses lourdes et pompeuses chapelles, son entrée grandiose et sa Konditorei bien fréquentée (on ne saurait déroger à Vienne aux bonnes habitudes même les jours d’enterrement), ressemble à un dernier sanctuaire des humbles à la lisière du monde. Signe des temps, l’auberge voisine, où l’on pouvait trouver une chambre proprette ou se désaltérer sur sa terrasse à l’ombre des arbres, a fermé il y a quelques années puis a été démolie. D’elle et de son souvenir, il ne reste plus qu’un vague parking et des dalles de ciment délabrées.
Cet endroit n’est pas sans rappeler l’atmosphère de lieux de mémoire profanés tels certains vieux cimetières juifs d’Europe centrale que le régime communiste avait consciencieusement enseveli dans les contreforts d’infrastructures routières. Il évoque aussi le souvenir de paysages engloutis comme l’île turque d’Adah-Kaleh, recouverte en 1970 par les eaux de la retenue du barrage roumano-serbe de Djerdap dans les Portes-de-Fer.

Une scène du film « Before sunrise » (1995) du réalisateur américain Richard Linklater avec la coréalisatrice Kim Krizan dont le tournage eut lieu à Vienne, a été réalisée dans le cadre du cimetière des anonymes.

Une scène du film « Before sunrise » du réalisateur américain Richard Linklater et Kim Krizan avec Julie Delpy (Céline) et Ethan Hawke (Jesse) tournée dans le cimetière des anonymes de Vienne

friedhof-der-namenlosen.at
https://youtu.be/SQUUHmz8lDo
https://3d.freewilly.at/tour/2xt81twd9e

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés,  mis à jour janvier 2024

Notes :
Léopoldine Piwonka est décédée le 8 mars 2016, à l’âge de 88 ans et l’auberge a été fermée puis ensuite rasée.
2 jus de raisin fermenté
3 auberge

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