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Jean-Baptiste Tavernier (1605‒1689) ou le voyage d’un Français sur le Danube en Hongrie, en Turquie et au-delà au XVIIe siècle.
Jean-Baptiste Tavernier (1605‒1689), Écuyer Baron d’Aubonne, fils d’un protestant s’étant enfui d’Anvers pour échapper aux persécutions religieuses, commence une carrière militaire comme page du Vice-roi de Hongrie et gouverneur de Raab (1624-1629) puis il passe ensuite au service de Charles Ier Gonzague, duc de Mantoue. Il fut l’un des voyageurs les plus renommés de l’Europe du XVIIe siècle. Jean-Baptiste Tavernier se rendit six fois en Orient entre 1632 et 1668 en tant que marchand de haut rang et négociant en bijoux. Les actuels Chypre, Malte, Turquie, Syrie, Irak, Iran, Afghanistan, Pakistan, Inde, Sri Lanka et Indonésie font partie des pays qu’il visita, plusieurs fois pour la plupart. En 1676, il publie ses Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier en deux volumes dans lesquelles on trouve en particulier des descriptions détaillées du royaume de Perse.
Son voyage en bateau sur le Danube, en compagnie de deux religieux français en mission, M. de Chapes et de Saint-Liebau, a lieu en 1630.
« Nous arrivâmes à Sighet après-midi, & aussitôt je pris un petit bateau, & fus en diligence à Raab1 nommé autrement Javarin2, qui n’en est éloigné que de deux heures. Je rendis au Vice-roi [de Hongrie] la lettre que son frère m’avait donné, & lui fis savoir l’arrivée de Messieurs de Chapes & de Saint Liebau. Comme j’avais eu l’honneur d’être quelques années à son service, il me témoigna qu’il était bien aise de me revoir, & qu’il ferait toutes choses pour la satisfaction des personnes que son frère lui recommandait.
Dès le lendemain il commanda trois cents Cavaliers & deux carrosses pour les aller prendre et les amener à Javarin. Il les reçut fort civilement, et pendant les séjour qu’ils y firent, les principaux Officiers tachèrent de leur faire passer agréablement le temps. Il fallut s’y arrêter huit ou dix jours pour avoir réponse du Bacha de Bude3, & l’on avait mandé au Gouverneur de Comorre4 de lui envoyer un exprès pour savoir s’il accorderait le passage à deux Gentilshommes Français et à leur suite.
Pour faciliter la chose on les fit passer pour parents de Monsieur de Cecy Ambassadeur de France à la Porte5, & la réponse du Bacha étant venue telle qu’on la souhaitait, nous descendîmes à Comorre, où le Gouverneur nous donna d’autres bateaux. Ils nous menèrent jusqu’à moitié chemin de Bude où nous en trouvâmes d’autres, qui sur l’avis qu’on avait eu de nôtre départ, étaient partis de Bude pour nous venir prendre. Ces bateaux sont comme une manière de Brigantins6 bien armés & fort commodes, & l’on fait dessus à force de rames beaucoup de chemin en peu de temps parce qu’ils sont fort légers.
C’est entre Comorre et Bude aux frontières des deux Empires où se font les échanges des Ambassadeurs, qui vont d’ordinaire de part et d’autre tous les six ans, & en même temps renouveler l’alliance, & il faut que des deux côtés le nombre soit égal. De Vienne à Javarin, nous demeurâmes trois jours sur l’eau parce que le Danube fait un grand détour, & on peut faire en deux heures le chemin par terre. De Javarin, on va coucher à Comorre, & de Comorre nous descendîmes à Bude en moins de deux jours. Le chemin sa fait rarement par terre de Raab à Bude parce que le pays étant frontière il y a des coureurs7 de part et d’autres qu’il serait dangereux de rencontrer. Dans la belle saison on peut se rendre de Bude à Belgrade en moins de huit jours ; mais nous en mîmes huit, le froid & les neiges nous empêchant d’avancer. Nous eûmes un pareil temps jusqu’à Constantinople où nous ne pûmes arriver que le vingt-neuvième jour de notre départ, parce que les jours étaient fort courts et les chemin très mauvais.
C’est la coutume en Hongrie surtout dans les lieux de traverse & peu fréquentés des étrangers, de ne prendre point d’argent des voyageurs ; un Bourgeois les loge & les traite bien & le Bourg-mestre du lieu le rembourse au bout de l’an des deniers publics, de la dépense qu’il peut avoir faite. Mais il faut considérer qu’ils ne sont pas chargés d’un grand nombre de passants & qu’en Hongrie, qui est un des meilleurs pays de l’Europe, les vivres se donnent à si grand marché, que nous ne dépensions pas à Belgrade pour quatorze bouches deux écus par jour.
Bude est à la droite du Danube éloignée du fleuve d’environ une demi-heure de chemin. Dès que le Bacha eut eu avis de notre arrivée, il envoya son Écuyer avec des chevaux menés en main par des esclaves fort bien couverts pour nous conduire à la ville. Entre ces esclaves il y avait deux Parisiens, & nos Messieurs s’étant informés de leurs familles, offrirent inutilement pour leur liberté jusqu’à huit cents écus.
Nous demeurâmes douze jours à Bude avant qu’on pût avoir audience du Bacha qui était indisposé. Il nous envoyait tous les matins nos provisions de bouche, un mouton, des poules, du beurre, de ris, du pain avec deux sequins pour les autres menus frais, & le jour qu’il donna audience à Messieurs de Chapes & de Saint-Liebau, ils lui firent présent d’une horloge de poche dont la boîte était couverte de diamants. Ce Bacha était un homme de belle taille & de bonne mine ; il les reçut fort civilement, & à leur départ pour Belgrade qui fut le quatorzième jour de leur arrivée à Bude, il leur envoya six Calèches avec deux Spahis8 pour les conduire, & ordre partout de les défrayer de la dépense de bouche, de quoi ils ne voulurent pas se prévaloir.
À notre arrivée à Belgrade, nous mîmes pied à terre dans un vieux Caravanséra9 : mais quatre des principaux marchands de Raguse10, qui font grand trafic en ce lieu-là, nous tirèrent de ce mauvais poste pour nous mener au logis d’un bon bourgeois. Les Ragusiens portent des draps à Belgrade, & prennent en échange de la cire, & du vif argent qu’on tire de la Haute-Hongrie et de la Transylvanie.
Si nous avions eu lieu de nous louer du bon accueil du Bacha de Bude, nous eûmes de quoi nous plaindre de la rude manière dont le Sangiac11 de Belgrade en usa avec nous, & et il nous fallut contester quinze ou seize jours, sur la ridicule demande qu’il nous fit d’abord de deux cents ducats16 par tête. Nos marchands de Raguse surent lui parler, & tout ce qu’ils purent obtenir fut que nous lui donnerions chacun cinquante ducats. Enfin le Sangiac continuant de faire le mauvais, je sus le trouver avec notre « truchement »& lui parlais d’abord en terme civil. Mais voyant qu’il n’en faisait point de cas & qu’il fallait lui parler d’une autre sorte, je l’intimidais si bien par les menaces que je lui fis d’envoyer en exprès à la Porte pour me plaindre de son rude procédé envers deux Gentilshommes parents de l’Ambassadeur de France que des deux cents ducats qu’il nous demandait par tête, il se contenta de cinquante pour le tout, qui lui firent aussitôt portés. Pendant ces quinze jours de retardements nous eûmes cette petite consolation de faire très bonne chair. Le pain, le vin, les viandes, tout est excellent & à bon marché en ce lieu-là, & Belgrade étant bâtie à une pointe de terre où deux grandes rivières le Danube et la Save se viennent joindre, il s’y prend une si grande quantité de grands brochets et de grosses carpes, que nous ne mangions que les foies & les laitances, donnant le poisson aux pauvres gens. Deux pères Jésuites Chapelains des marchands de Raguse contribuèrent beaucoup à dissiper le chagrin que ces Messieurs avaient du retardement que l’injustice du Sangiac apportait à leur voyage. Les marchands mêmes ne se contentèrent pas des bons offices qu’ils leur avaient rendu en plusieurs occasions, ils y ajoutèrent une collation magnifiques où ils les invitèrent la veille de Noël ; après quoi ils furent à la messe de minuit, qui fut accompagnée d’une musique et d’instruments qu’ils trouvèrent assez bonne… »
Jean-Baptiste Tavernier, Les Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Écuyer Baron d’Aubonne, en Turquie, en Perse, et aux Indes, Suivant la copie, Imprimé à Paris. l’An 1679 (1692). Première édition publié à Paris en 1676 chez GERVAIS CLOUZIER et CLAUDE PERRON. Le livre est dédié à Louis XIV.
Notes :
1 Nom allemand de la ville hongroise de Györ, située sur un bras du Danube et au confluent de la Rába (Raab) et de la Rábca avec celui-ci.
2 En français ancien
3 Pacha turc de Buda
4Komárno, forteresse danubienne autrefois sur le territoire hongrois (aujourd’hui en Slovaquie), au confluent du Váh avec le Danube, une des pièces maitresse de la défense de Vienne contre les Ottomans. Elle fut âprement disputée et perdue malgré tout à plusieurs reprises puis reconquise. Elle fut également surnommée « la Gibraltar » de l’Empire autrichien.
5 Philippe de Harlay, comte de Césy (1582-1632), ambassadeur de Louis XIII à Constantinople de 1619 à 1640 (1641).
6 Petite galère, galiote ou tschaïque armée naviguant à la rame et/ou à la voile. Cesbateaux étaient adaptés pour remonter le Danube en jouant avec les contre-courants.
7 Militaires à cheval qui sévissaient le long de la frontière entre les deux empires.
8 Corps de cavalerie turque.
9 Auberge turque en général peu avenante si l’on en croit la description de nombreux voyageurs européens des siècles passés.
10 République de Raguse (Dubrovnik en Croatie). Elle exista de 1358 à 1808 et fut très active sur le plan commercial . Elle bénéficiait d’accords commerciaux privilégiés avec l’Empire ottoman à cette époque.
11 Sandjak, entité administrative de l’Empire ottoman
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