Le Danube ottoman III : une cartographie secrète du bas-Danube au XVIIIe siècle

   L’amélioration de la navigation du Danube, entamée activement sous l’impératrice Marie-Thérèse de Habsbourg (1717-1780) sera poursuivie par son fils Joseph II (1741-1790). Celui-ci, épris de nouveautés, souhaite trouver des débouchés commerciaux dans le sud-est de l’Europe et le sud de la Russie (Nouvelle-Russie) pour l’industrie et l’artisanat autrichiens, en particulier pour les produits des forges comme les outils de la région d’Eisenwurzen en Haute-Autriche, une production que Joseph II envisage de faire transporter par bateaux sur le Bas-Danube ottoman.
Le Danube ne servait pas seulement pour le transport des marchandises des matériaux, des animaux, des voyageurs ordinaires, des colons, des pèlerins, des soldats, de la logistique des armées… C’est ainsi que les populations riveraines pouvaient parfois voir passer des convois inhabituels entourant un navire d’apparat à la décoration somptueuse.
   Un des motifs récurrents de ces voyages danubiens prestigieux d’ambassadeurs ou de représentants officiels du Saint Empire Romain germanique et de l’Empire des Habsbourg, était l’établissement ou l’entretien de relations diplomatiques avec la Grande Porte (Empire ottoman). Vienne s’affronta avec celui-ci sur une partie importante du moyen et du bas-Danube, sur les rives du fleuve et les territoires danubiens du centre et de l’est de l’Europe pendant près de trois siècles, trois siècles pendant lesquels guerres et fragiles traités de paix ne cessèrent de se succéder.

Bateau d’apparat (Leibschiff) de l’internonce autrichien, le Conseiller royal et impérial de la cour baron Peter Philipp Herbert, Freiherr von Ratkeal (1735-1802), nommé ambassadeur (internonce) à Constantinople en 1779, collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne   

   Le terme de « navire d’apparat » (Leibschiff) désignait autrefois des embarcations richement décorées réservées à la haute aristocratie et aux ambassadeurs importants. Empereurs, rois, princes, évêques appréciaient le relatif confort des voyages fluviaux. Ils utilisèrent également ce mode de transport comme une illustration prestigieuse de leur puissance devant leurs peuples et ceux des pays voisins. Ces navires d’apparat étaient accompagnés d’un convoi de plusieurs embarcations plus modestes qui faisaient office de cuisine, de transport des délégations, des domestiques et des bagages ou d’autres objets nécessaires au périple fluvial.
En 1779, le baron Peter Philipp Herbert, Freiherr von Ratkeal (1735-1802) qui est né dans la capitale de l’Empire ottoman, accepte la proposition de l’impératrice Marie-Thérèse de prendre la nonciature (ambassade d’Autriche) devenue vacante à Constantinople. Le diplomate rejoint son poste quelques temps plus tard en  descendant le Danube depuis Vienne jusqu’à Ruszuk accompagné de sa délégation. L’occasion est alors trop belle pour ne pas cartographier le cours inférieur du Danube, situé en territoire ottoman. Le capitaine du corps impérial et royal des pontonniers, Georg von Lauterer (1745-1784), est non seulement chargé de piloter le bateau d’apparat du baron et les cinq embarcations qui l’accompagnent mais aussi de la mission secrète de profiter de ce voyage fluvial pour cartographier le Danube ottoman à partir de Semlin (Belgrade) ce qu’il accomplira consciencieusement.

Plans du bateau d’apparat du baron Peter Philipp Herbert Freiheer von Ratkeal, sources : Kurt Schaefer, Historische Schiffe in Wien, Neu wissenschatlicher Verlag, Marine, Wien, 2002

   Le voyage, dont le journal de bord de Georg von Lauterer, toutes les cartes originales ainsi que deux plans du bateau ont été conservés, mène tout d’abord de Vienne (départ le 20 juillet 1779)  jusqu’à à Semlin, l’actuelle Zemun, dernière ville du cours du Danube sur le territoire impérial.
Pour ce périple de cinq semaines, le baron Peter Philipp Herbert et sa femme disposent sur leur embarcation d’apparat de quatre pièces, dont l’une sert de bibliothèque et de lieu de travail. Une loggia, une grande terrasse avec balustrade sur le toit, un local pour les usages sanitaires et à chacune des extrémités du bateau un emplacement pour les rameurs et les manoeuvres, viennent compléter l’ensemble. Les repas sont préparés et servis sur le bateau-salle à manger-cuisine. L’une des embarcations du convoi transporte apparemment des chevaux qui serviront à effectuer le trajet entre Rustschuk et Constantinople. Un autre bateau d’accompagnement est destiné aux domestiques et aux bagages. L’équipage du convoi se compose de 23 pontonniers et de 33 bateliers.

« Carte du Danube de Zemlin (Semlin, Zemun) jusqu’à Ruszug (Rutschuk, Ruse) avec toutes ses îles, bancs de sable, (bateaux)-moulins, rochers, tourbillons et autres passages dangereux avec les différentes rives et localités, toutes les rivières et ruisseaux qui s’y déversent, enregistrée au mois d’août 1779 par le capitaine du Corps impérial et royal Lauterer qui a transporte son Excellence impériale et royale l’internonce baron von Herbert. »  

   Depuis le rétablissement des relations diplomatiques avec la Sublime Porte, la tradition veut que ce soit au large de Semlin qu’a lieu la présentation de l’ambassadeur impérial autrichien aux autorités ottomanes. Cette cérémonie fastueuse se déroule sur un « pont volant » ou « machine de transfert » ancré au milieu de la Save, rivière séparant les deux empires. La ligne de frontière est symboliquement marquée en « noir et jaune » sur le pont-volant. La cérémonie a lieu à bord pendant que des soldats autrichiens et turcs défilent sur les rives.
Une fois la cérémonie terminée, le représentant impérial doit poursuivre son  voyage en tant qu’invité sur le bateau du pacha ottoman mais ce n’est pas le souhait de Joseph II. La délégation autrichienne est censée cette fois trouver un moyen de traverser le territoire ottoman sur ses propres bateaux afin que G. von Lauterer puisse cartographier le cours inconnu du Bas-Danube jusqu’à Rustschuk.
L’autorisation turque est longue à parvenir à la délégation autrichienne. Elle n’est obtenue qu’après que l’épouse du baron de Ratkeal eut simulée une grossesse. Les Ottomans, méfiants, soupçonnent à juste titre, une volonté d’espionnage. Le 17 août 1779, les navires impériaux franchissent avec succès les cataractes des Porte-de-Fer sans le baron de Ratkeal qui a préféré continuer son périple à cheval vers la capitale ottomane.

Détail de la carte du Danube de Semlin à Ruszug, passage des Portes-de-Fer (Demir-kapu), l’île de Neu Orsova (Ada-Kaleh) et le fort Élisabeth, collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

   Le 29 août 1779, après un voyage d’environ cinq semaines au départ de Vienne, les navires atteignent Rustschuk, où ils sont vendus pour 325 florins à un marchand de bois local. La suite du voyage vers Constantinople se fait sur l’ancienne route romaine. G. von Lauterer a réussi sa mission de cartographier, à l’échelle d’environ 1 : 90 000, le cours inférieur du Danube de Semlin jusqu’à Rustschzuk, illustrant son travail avec de nombreux détails.

Détail de la carte du Danube de Semlin à Ruszug à la hauteur de Nicopel (Nicopolis, Nikopol) et du confluent de l’Alth (Olt) avec le Danube (rive gauche), collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

G. von Lauterer aura l’occasion de revenir naviguer sur le Bas-Danube et cartographiera cette fois le fleuve et ses rives jusqu’à la mer Noire par le bras de Sulina en 1782.

Carte de l’embouchure du Danube (bras de Sulina) par G. von Lauterer, 1782

   Le travail de cartographie danubienne de G. von Lauterer sera à son tour révisé et « amélioré par le capitaine impérial et royal Johann Sigfried Heribert, Freyherr von Tauferer (1750-1796) lorsque celui-ci a l’occasion de commander le premier navire qui rejoindra Constantinople depuis la Kulpa (Kopa) via la Save et le Danube » puis publié à Vienne en 1789.

Carte de navigation sur le Danube depuis Semlin jusqu’à son embouchure dans la mer Noire par Johann Siegfried von Heribert Freiherr von Tauferer 

   Les activités diplomatiques du baron Peter Philipp Herbert permettront de libérer le transport des marchandises transitant sur le bas-Danube de la tutelle turque. Il obtiendra également que les bateaux autrichiens puissent circuler librement à travers le détroit des Dardanelles. La société commerciale Willeshofen qu’il fonde, a pour objectif d’ouvrir aux bateaux autrichiens une voie commerciale par le Danube et la mer Noire jusqu’à la métropole de Russie méridionale (Nouvelle-Russie) de Kherson. Faute de disposer d’une flotte adaptée, le projet ne pourra être mis en oeuvre immédiatement.

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour janvier 2024

Sources :
HALM, Hans, « Donauhandel und Donauschiffahrt von den österreichischen Erblanden nach Neurußland (1783) », in Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, Neue Folge, Bd. 2, H. 1 (1954), pp. 1-52 (52 pages), Franz Steiner Verlag, 1954
SCHAEFER, Kurt, Historische Schiffe in Wien, neuer wissenschatlicher Verlag, Marine, Wien, 2002

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