Le Danube ottoman

   Le bas-Danube et le moyen-Danube ont revêtu pour l’Empire ottoman qui en occupera progressivement les rives vers l’amont jusqu’à Esztergom [Esztergon en turc] et fera le siège de Vienne à deux reprises, une importance militaire stratégique, politique et économique. Stratégique car le fleuve permet d’acheminer des soldats et de la logistique par bateaux pour ses armées dans ses conquêtes vers l’ouest de l’Europe. Économique en raison des ports fluviaux et de la richesse des ressources agricoles de son bassin principalement acheminées vers la capitale. L’Empire ottoman a également laissé son empreinte dans de nombreux autres domaines en particulier dans l’architecture militaire et civile.
L’ultime témoignage de la présence ottomane sur le Danube en dehors du patrimoine architectural mosquées, bains turcs, cimetières…) fut paradoxalement la minuscule île d’Ada-Kaleh, engloutie dans les eaux de la retenue du barrage roumano-serbe de Djerdap I en 1970.

« Contrafactur, wie der Türck Wien belagert, Anno 1529 » (titre original), plan du siège de Vienne en 1529 par les armées ottomanes, dessin d’Albert von Camesina (1806-1881) d’après Hans Guldenmund(t) et Ehrard Schön, collection du Wien Museum 

   « Le [bas] Danube (sous contrôle bulgare depuis la fondation du Deuxième Royaume bulgare en 1187) était d’importance militaire, stratégique et économique pour les Ottomans. Ils y accédèrent par le nord en conquérant le royaume bulgare de Târnovo (1393) et la principauté bulgare de Vidin (1396). Le fleuve devint ainsi une frontière naturelle entre l’Empire ottoman et les principautés roumaines de Valachie et de Moldavie. Conscients de son importance stratégique, à l’image des Romains et de leur célèbre Limes, les Ottomans créèrent dès les premières conquêtes une ligne de défense formée de lieux fortifiés le long de la rive méridionale (droite) du Danube. Les forts de la rive droite (comme Silistra, Nicopolis et Vidin) servirent de bases militaires pour de nouvelles campagnes au nord et au nord-ouest et de remparts contre les attaques venant de la rive opposée. Les premières provinces ottomanes danubiennes méridionales apparaissent à la fin du XIVe siècle : les sancak [sous-division administrative de l’Empire ottoman] de Silistra,

Carte ottomane du Danube du géographe et érudit turc Katip Çelebi ? (1609-1657)

Nikopol (Nicopolis) et Vidin rattachées au beylerbeyilik [province de l’Empire ottoman] de Roumélie [ensemble des territoires ottomans dans les Balkans]. Vers 1419-1420 d’autres importantes places fortes du Danube inférieur (Giurgiu/Yergögi, Turnu/Holovnik sur la rive septentrionale) devinrent ottomanes. La flotte ottomane (danubienne) occupa brièvement le centre commercial moldave de Chilia (Kilia) sur la rive gauche du bras septentrionale dans le delta du Danube. À la même époque, la forteresse de Cetatea Alba (Akkerman) sur la mer Noire à l’embouchure du Dniestr est attaquée par les Ottomans. Ils conquièrent le port génois de Caffa en Crimée (1455), puis les ports portiques d’Azov (1473), Copa et Anapa (1479). En 1484, la conquête de Kilia et Akkerman leur assure le contrôle définitif du delta danubien. C’était autant de pas vers la transformation de la mer Noire en lac ottoman. Les prises de Belgrade (1521), Mohács (1526), Buda (1540-1541), Brǎila (1538-1540) et Esztergom (1543) font des Ottomans les seuls maîtres du Danube d’Esztergom à la mer Noire. La forteresse de Tighina (Bender) sur le Dniestr (annexée en 1538) renforce la voie fluviale du Danube par la voie militaire terrestre des Tatars.

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Esztergom en 1543 sur une miniature turque

   En même temps le Danube se transforme en une ligne naturelle le long de laquelle se succèdent d’ouest en est une grande partie des provinces européennes ottomanes : Esztergom, Budin, Srem, Smederovo (Semendire), Mohacs, Vidin, Nikopol, Silistra et les pays tributaires de la Valachie, Transylvanie et Moldavie, sur les deux rives.
La voie fluviale du Danube était d’intérêt commercial, économique et militaire pour les Ottomans. Les ports de Chilia, Brăila, Silistra, Nikopol, Vidin, Smederovo, Golubac, Belgrade et Buda étaient parmi les plus fréquentés. Le Danube – sur lequel débouchaient de nombreuses voies terrestres – reliait l’Europe centrale aux Balkans, aux territoires au-delà de la mer Noire et la Méditerranée. La perception des revenus des échelles, qui allaient à l’État ottoman fut confié au defierdalik du Danube (Tuna defierdaliḡi, créé en 1583, supprimé en 1627-1628).

Semlin (Zemun), 1608

   Les îles du fleuve devinrent probablement ottomanes parallèlement à la conquête des territoires riverains. La documentation ottomane les cite à partir du XVIe siècle. Les animaux ne pouvaient y passer qu’en hiver. Inexploitables durant les longues périodes d’inondation, on pouvait en été y pratiquer labour, culture potagère et viticulture. Leur exploitation étant ainsi liée aux conditions climatiques, elles n’étaient pas systématiquement exploitées et furent longtemps non fiscalisées. L’installation de populations sur les îles visait le renforcement de la sécurité du trafic fluvial, non un profit économique.

Plan ottoman du siège de Vienne en 1683

   Les Ottomans attachèrent une grande importance militaire au Danube défendu par trois capitaineries fluviales à Buda, Smederovo et Hirsova, chacune commandée par un kapudan [amiral] portant le titre mirliva-yt Tuna [capitaine du Danube]. Il n’y avait pas un commandement central du Danube. Les capitaineries étaient sous le contrôle des beylerbey [gouverneurs] régionaux. La sécurité du tronçon entre les Portes-de-Fer et la mer Noire était confiée aux voïvodes de Valachie et Moldavie. La flotte du Danube évoluait en fonction des besoins militaires : 80-100 bâtiments lors de l’expédition de Varna ; après 1699, elle compta 55 bâtiments et 10 navires de transport. En outre, la plupart des places fortes (Vidin, Nikopol, Silistra, Smederovo, Ruse) avaient des flottilles pour le transport et contre les incursions d’ennemis ou de brigands.

Antoine du Chaffat (170?-1740) : plan de la forteresse de Baba Vida (Widdin), gravé à Augsburg vers 1740

En 1853, on cite 15 bâtiments pour celle de Vidin et 25 pour celle de Rusçuk (Ruse). Silistra avait perdu la sienne après 1828-1829. Des chantiers navals et des arsenaux existaient dans les principales échelles [ports fluviaux] : Vidin, Ruse, Nikopol, Silistra.

Sistova (Svishtov) à l’époque ottomane, gravure d’Adolph Kunike (1777-1838), vers 1825

   À partir de 1686, l’Empire Ottoman commence à perdre ses territoires danubiens et le contrôle du fleuve. Buda fut la première place reconquise par les armées du Saint Empire Romain germanique. Désormais le Danube sera la principale ligne de défense contre les offensives russes aux XVIIIe et XIXe siècles.

Ada-Kaleh

Le Traité de Berlin (1878) fit perdre aux Ottomans toutes leurs possessions danubiennes, à l’exception de la petite île d’Ada-Kaleh, oubliée (?) par les signataires et que l’Empire ottoman conservera jusqu’au traité de Lausanne (1923) avant qu’elle ne soit intégrée à la Roumanie puis disparaisse dans les flots du lac de retenue de la centrale hydroélectrique de Djerdap.

Ayşe Kayapınar, « Danube », in François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (sous la direction de) Dictionnaire de l’empire Ottoman – XVe-XXe siècle, Fayard, Paris, 2015, pp. 329-330.

Autres sources :
Ayşe Kayapınar, « Les îles ottomanes du Danube au début du XVIe siècle, Autres îles ottomanes », in Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (sous la direction de), Insularités ottomanes, Institut Français d’Études Anatoliennes, Maisonneuve et Larose, Paris, 

Les embouchures du Danube sur une carte ottomane (XVI-XVIIe siècles)

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