Hans Christian Andersen (II) : Sur le Danube de Cernavoda à Vienne (1841) 

Hans Christian Andersen et le Danube (1805-1875)  

   Les merveilleux contes d’Andersen dont les cinq premiers paraissent en 1835 connurent un succès immédiat mais éclipsèrent et éclipsent encore aujourd’hui le reste d’une oeuvre conséquente parmi lesquels ces journaux de voyage.  Cet auteur danois à la plume prodigue et à l’imagination débordante, doué d’un sens aigu d’observateur de la société, des coutumes et des moeurs de son temps, des pays traversés, visités, s’est en effet essayé non sans succès dans tous les genres littéraires ; recueils de poésie, romans, journal, fictions, pièces de théâtre, biographie, récits de voyages… Ces derniers sont sans doute avec les Contes et les Histoires les plus représentatifs de son talent d’écrivain et constitue une partie importante de son oeuvre. Andersen fait aussi incontestablement partie des grands voyageurs de son époque. « L’écrivain réalisera de 1830 et 1875, année de sa mort une trentaine de voyages au Danemark ou à l’étranger qui l’ont conduit à vivre presque 15 ans — soit un tiers de son temps — hors de chez lui. »1
Andersen a en réalité et malgré un caractère inquiet et craintif, plus que le goût du voyage, il a le goût du voyage hors des sentiers battus c’est-à-dire le goût de l’aventure allié à une envie insatiable de tout découvrir et bien évidemment de raconter à sa manière unique ce qu’il voit, entend, comprend ou parfois croit comprendre comme son livre « Le Bazar d’un poète » (en danois En digters bazar), publié en avril 1842, en témoigne. L’homme de lettres danois qui se sent toujours heureux de rentrer au Danemark à la fin de ses périples pour mieux en repartir, ne se contente pas seulement de raconter, il lui arrive aussi, quand le besoin, l’envie ou les circonstances le favorisent, tout simplement d’inventer !

   Ce récit de voyage est un bazar poétique immense foisonnant d’impressions multiples d’un long périple accompli avec toutes sortes de moyens de locomotion qui le mène depuis la capitale danoise à travers l’Allemagne, le Tyrol, l’Italie (Rome, Naples, la Sicile), Malte, les Cyclades, Smyrne, Athènes, Le Pirée, Syros, le détroit des Dardanelles, la mer Noire (« l’Hellespont des anciens ») et la mer de Marmara.
Après son séjour dans la capitale ottomane où il est arrivé à bord d’un bateau militaire français, le Ramsès2 sur lequel il croit mourrir en raison d’une tempête, vient le moment du départ et d’un voyage de retour lui offrant l’occasion d’entreprendre, après il est vrai beaucoup d’hésitations dues aux informations sur les guerres et les révoltes qui secouent les pays des Balkans sous domination ottomane, son périple danubien :
« Tous les dix jours un bateau part de Constantinople, traverse la mer Noire jusqu’au Danube pour atteindre finalement Vienne, mais étant donné les circonstances présentes, on pouvait craindre qu’à force de reporter ce voyage on finisse par ne plus pouvoir l’entreprendre du tout et je me demandais si je n’allais pas être contraint de rentrer en passant par la Grèce et l’Italie. Dans l’hôtel où je résidais, il y avait deux Français et un Anglais. Nous avions convenu de prendre ensemble le bateau pour Vienne, mais ils abandonnèrent complètement cette idée et choisirent de rentrer chez eux en passant par l’Italie ; ils considéraient que faire le voyage par le Danube, en ce moment, était une entreprise complètement folle ; d’ailleurs « les autorités », comme ils disaient, les avaient confirmés dans leur certitude que les émeutiers Bulgares n’auraient guère de respect pour le drapeau autrichien et que, même si nous n’étions pas assassinés, nous aurions à faire face tout de même à de nombreux désagréments.
Je confesse que je passai une nuit très agitée et très pénible sans pouvoir me déterminer. Si je décidais de partir en bateau, il fallait que j’embarque le lendemain soir ; d’être ainsi partagé entre la peur des innombrables dangers qui, aux dires de tous, se préparaient, et mon désir brûlant de voir quelque chose de nouveau et d’intéressant, me rendait complètement fébrile… »4

Le vapeur « Stamboul » de la D.D.S.G.

   Avant de partir, il reçoit la nouvelle inquiétante que le Stamboul, vapeur autrichien et fleuron de la LLoyd Austria, construit à Trieste en 1838, vient de faire naufrage dans la mer Noire. C’est sur le Ferdinand Ier de la compagnie impériale royale de navigation à vapeur sur le Danube (D.D.S.G.) qu’Andersen inaugure son périple de retour : « C’était le vapeur Ferdinand Ier qui devait m’emporter sur le Pont Euxin ; le navire était bien aménagé et le confort était bon… »5 L’écrivain remontera ensuite le fleuve jusqu’à Vienne sur trois différents bateaux de la même compagnie : L’Argo de Czerna-Woda à Orşova, ville frontière de l’Empire ottoman avec l’Empire autrichien où il sera, comme les autres passagers, mis dix jours en quarantaine. Le trajet d’Orşova à Drencova se fait à terre en raison des difficultés de navigation dans ce passage du défilé des Portes-de-Fer, à cheval ou en voiture sur la rive gauche.

Le vapeur Galathea (1838-1898), collection du Musée hongrois des sciences, des technologies et des transports, Budapest

   Puis le Galathea emmène les passagers de de Drencova à Pest et enfin le Maria-Anna de Pest à Vienne. Dans deux notes de chapitres ultérieurs6 l’écrivain voyageur donne des détails sur le voyage par bateau de ou vers Constantinople : « Tous les quinze jours on peut, grâce aux vapeurs autrichiens se rendre de Constantinople à Vienne en passant par la mer Noire et le Danube. Deux itinéraires sont possibles. L’un passe après la mer Noire, par Donau-Mundingen pour atteindre Galatz7 où l’on est retenu une semaine en quarantaine ; de là on navigue [sur le Danube]  en suivant la côte de la Valachie8 — mais celle-ci est tout à fait plate et les villes y sont rares — jusqu’à Orsova où une autre quarantaine plus courte, nous attend.

Orşova la vieille, au second plan Neu-Orsova (l’île turque d’Adah-Kaleh) vers 1830

   L’autre itinéraire et celui que je choisis, est de loin plus intéressant. On ne passe pas par Donau-Mundingen [les embouchures du Danube ou les bras du delta]  mais on débarque à Constantza9 d’où l’on gagne par voie de terre le Danube, à Czerna-Woda en un jour de voyage. On s’épargne ainsi trois jours de navigation entre Mundingen et Czerna-Woda au cours desquels il n’y a rien à voir que des étendues de marais, des joncs et des roseaux. Ce trajet présente en outre l’avantage que le bateau longe la rive gauche du fleuve, là où la côte est la plus variée ; on débarque ainsi dans une foule de villes bulgares plus grandes et l’on peut se promener dans les forêts naturelles de Bulgarie. et Czerna-Woda. À Orsova, on est mis en quarantaine pour dix jours puis le voyage se poursuit en direction de Pest puis de Vienne. »10

La douane entre l’Empire Ottoman et l’Empire Autrichien à Orşova la vieille, gravure d’A. F. Kunike (1777-1838), 1824

En ce qui concerne la durée et le coût « le voyage de Constantinople à Vienne — quarantaine déduite — dure en tout 21 jours11 et est extrêmement fatiguant ; il en coûte, en première classe 100 florins, en seconde classe 75 et 50 pour voyager sur le pont (un florin vaut, comme on sait, 5 marks et 8 schillings). De Vienne à Constantinople, dans le sens du courant, le voyage ne prend que 11 jours. Le coût est par conséquent plus élevé [sic !], soit 125 florins en première classe, 85 en seconde classe et 56 sur le pont. »12
En lisant la description de Constanţa on ne peut s’empêcher de rapprocher son récit de celui des « Tristes » du poète romain Ovide13 se lamentant sur son exil loin de Rome dans ces terres à l’extrémité de l’Empire romain : « À proximité de la ville subsistaient des vestiges non négligeables du mur de Trajan qui devait s’étendre de la mer Noire jusqu’au Danube ; si loin que portait le regard, on ne voyait que la mer Noire ou une immense steppe, pas une maison, pas la moindre fumée d’un feu de berger, pas de troupeau de bétail, aucune trace de vie nulle part ; partout, rien qu’un champ vert à l’infini… » Les voyageurs qui ont débarqué à Constanţa, après une nuit dans une auberge de la D.D.S.G., traversent la grande plaine monotone en direction de Czerna-Voda (Cernavoda), port sur le Danube d’où il   embarquent à destination de Vienne sur le vapeur Argo de la D.D.S.G. : « Le Danube avait débordé, inondant la prairie. l’eau clapotait sous les sabots des sabots. Le drapeau autrichien flottait sur le navire Argo qui nous faisait signe d’approcher comme si nous étions là chez nous. À l’intérieur, il y a une salle avec des miroirs, des livres, des cartes de géographie et des divans à ressorts, la table était mise on y avait posé des plats fumants ainsi que des fruits et du vin. À bord, tout était pour le mieux ! La remontée du Danube commence sous les bons auspices d’un vieux capitaine dalmatien Marco Dobroslavich. : « Il était trois heures de l’après-midi lorsque commença notre voyage sur le Danube. L’équipage, à bord, était italien. Le capitaine, Marco Dobroslavich, un Dalmatien, un vieux bonhomme, excellent, plein d’humour nous devint rapidement très cher à tous. Il rudoyait ses matelots qui pourtant, au fond d’eux-mêmes, l’aimaient bien ; ils avaient l’air de s’amuser sincèrement lorsqu’il s’en prenait à eux car il avait toujours en même temps un trait d’esprit qui faisait avaler la volée de bois vert. Au cours des trois jours et des trois nuits que nous avons passé à bord avant d’atteindre la frontière militaire, nul se montra plus efficace de meilleur humeur que notre capitaine. Au milieu de la nuit, lorsque la navigation était possible, on l’entendait crier de sa voix impérieuse, toujours sur le même ton, toujours prêt pour une bourrade et une bonne blague, et à table, au déjeuner, c’était un hôte jovial et débonnaire. Il était vraiment la perle de tous les capitaines du Danube à qui nous avons eu affaire. Les autres, au contraire, se montrèrent de moins en moins aimables et nous nous sentîmes de moins en moins à l’aise, ce qui eut pour effet naturel de resserrer les liens entre passagers de différentes nations. Cependant, au fur et à mesure qu’on se rapprochait de Pest et de Vienne, le nombre de gens à bord augmentait de façon telle que plus personne ne s’intéressait aux autres. Chez notre père Marco, en revanche, nous nous trouvions aussi bien que dans une pension de famille… »

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour juin 2023, droits réservés

Notes :
1 Georg Nygaard, H.C. Andersen og København, Foreningen « Fremtiden », Copenhague, 1938, p. 173, cité par Michel Forget dans H. C. Andersen, Le bazar d’un poète,  «Présentation», domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, note en page 15
2 Andersen a d’abord embarqué sur le vapeur français l’Eurotas au Pirée puis change de bateau à Syros.
3 Andersen semble être resté à Constantinople jusqu’au mois de mai.
4 « Visite et départ » H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, p. 282
5 Idem, p. 285
6 De « Czerna-Woda à Rustzuk », H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, note p. 307
7 Les embouchures du Danube, en fait le bras de Sulina. La D.D.S.G. a inauguré le trajet de Vienne à Sulina en 1834. Galatz (Galaţi), port danubien et capitale de la Moldavie du sud.
9 En fait il s’agît de la rive droite et non pas de la rive gauche sur laquelle se trouve les villes bulgares.
10 Andersen semble confondre la Dobrodgée avec la Valachie.
11 soit 31 jours avec la quarantaine !
12 « De Czerna-Woda à Rustzuk, Au fil du Danube, de Pest à Vienne », in  H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, note p. 356.
13 Le poète romain Ovide est relégué en exil sur une île de la Scythie mineure à Tomis (vraisemblablement Constanţa) par l’empereur Auguste à l’automne de l’an 8 après J.-C.. Il aurait été condamné en raison de l’un de ses poèmes et d’une pratique de divination. Ovide mourra en 17 ou 18. 

Sources :
 H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, traduction et présentation Michel Forget,  domaine romantique, José Corti, Paris, 2013

H. C. Andersen, « Retour au théâtre et voyage en Orient », Le conte de ma vie, traduit du danois par Cécile Lund, Paris, Éditions des Belles Lettres, 2019, pp. 128-133 

Budapest en 1840

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