Le comte Móric Sándor franchissant avec son cheval Tartar le Danube gelé, gravure coloriée de Gottlieb Prestel (1804-1885) d’après un dessin de Johann Erdmann
Móric Sándor, aristocrate hongrois, gendre du prince Klemens von Metternich (1773-1859), devient l’héritier d’une immense fortune après la mort tragique de son frère. Sa passion pour les chevaux et ses exploits équestres le rendirent célèbre non seulement à Budapest en en Hongrie mais aussi à la cour impériale de Vienne qu’il fréquentait ainsi qu’en Angleterre et dans toute l’Europe. Il fut l’un des plus grands et brillants cavaliers de son époque.
Le film « Devil Rider (Ördöglovas, 1944) » du réalisateur hongrois et peintre Dezsõ Ákos Hamza (1903-1993) s’inspire de la vie et des exploits de Moric Sándor.
Moric Sándor et le Danube…
« Un beau matin, le comte Moric Sándor se rendit à cheval de son domaine de Raro à Raab (Győr). Il devait traverser le vaste bras du Danube qui entoure l’île de Szigetköz (Petite île de Schütt). Pour arriver jusqu’au bac, il lui fallait faire un grand détour ce qui n’était guère son intention. Il choisit donc le chemin le plus court et se jeta avec son cheval Tartar dans le fleuve large et impétueux pour rejoindre l’autre bord. Le cheval lutta sans relâche contre le courant. La rive se rapprochait déjà mais c’était aussi l’endroit où l’eau était la plus profonde et le courant le plus violent. Le robuste cavalier ne put résister aux forces de la nature. Les flots le soulevèrent brusquement de sa selle et il se retrouva dans l’eau mais en nageant put se réfugier sur une petite île à proximité. Tartar, au lieu de rejoindre son maître, avait fait aussitôt demi-tour et était revenu jusqu’au valet qui n’avait pas osé imiter le comte et attendait en tremblant sur la rive du départ. Moric Sándor se trouvait dans une fâcheuse posture sur une île déserte au milieu du fleuve. Il profita tout d’abord de son temps et du soleil pour faire sécher ses habits. La journée lui parut toutefois bien longue jusqu’à ce qu’enfin, tard dans la nuit, son valet débarque sur l’île avec des passeurs pour délivrer le « Robinson du Danube »…
Le comte Sándor avait amener son cheval Tartar, sellé et bridé, dans sa chambre à coucher de son palais d’Ofen, au deuxième étage. Accompagné de ses chiens qui jappaient joyeusement, il redescendit tranquillement sur sa monture l’escalier principal en pierre jusqu’à la cour en contrebas où les domestiques l’attendaient terriblement avec angoisse. Le cavalier et sa monture y arrivèrent sans encombre, sortirent dans la rue et se dirigèrent vers le quai du Danube. C’était la fin de l’hiver. Le grand fleuve était pris par les glaces. Le pont aux Chaînes n’existait pas encore à cette époque. Le comte Sándor voulait se rendre à Pest et quand il voulait quelque chose, il savait l’obtenir. Aussi il chercha une embarcation pour rejoindre la rive gauche. Au début, il lui fut impossible de trouver un passeur assez téméraire qui accepta de se risquer à traverser le Danube dans de telles conditions. Tous haussaient les épaules, quand ils ne se moquaient pas carrément du comte. Celui-ci s’énerva et se mit à crier de toute sa voix puissante «mille florins à celui qui me fait traverser !» Les Fergen, bateliers d’Ofen, ne purent résister à l’idée de gagner une telle somme. Six d’entre eux sautèrent immédiatement dans l’embarcation où se trouvait déjà le comte sur son cheval. Il n’en descendit point pendant la traversée. Le roulement des eaux, le grincement des blocs de glaces qui se frottaient les uns les autres, la surface des eaux qui explosait avec la violence d’un coup de canon, tout cela troublait les sens et rendait l’entreprise encore plus dangereuse qu’elle ne l’était déjà en soi. Aussi des centaines de curieux s’étaient rassemblés sur les deux bords du Danube et attendaient avec anxiété l’issue de cette entreprise hasardeuse. Mais les passeurs réussirent par miracle à atteindre Pest après des efforts acharnés et le comte, satisfait, s’élança à travers la foule qui l’acclamait.
Son intention avait été de rendre visite d’abord à son beau-frère, le comte Keglevich. Toutes celles et ceux ceux qui ont déjà visité Pest connaissent la forme particulière des bâtiments de la ville qui entourent une cour carrée et dont les portes aux étages donnent sur des galeries ouvertes, soutenues par des colonnes. Moric Sándor, toujours juché sur son cheval, monta rapidemment l’escalier et parcourut la galerie du premier étage jusqu’à la porte de l’appartement du comte Keglevich qui se trouvait tout au bout du couloir. Elle était fermée. Le couloir n’ayant que trois pieds de large, il lui fut impossible de faire faire demi-tour à sa monture. Comme Moric Sándor ne descendait jamais de selle pour sauter un obstacle, il chercha à faire reculer Tartar et à revenir ainsi en sens inverse. Mais le cheval détestait par dessus tout reculer. Il s’énerva et fit mine de sauter avec son cavalier par-dessus la balustrade pour atterrir directement dans la cour. Le comte utilisa la manœuvre de l’animal avec une grande habileté. Dès que Tartar se cabra à nouveau, il le fit se tourner rapidement sur ses arrières, ce qui, à cause des dalles de marbre verglacées, aurait pu s’avérer une manoeuvre très dangereuse. Mais elle réussit et le cavalier et sa monture sortirent indemnes du bâtiment. Après avoir réglé quelques affaires urgentes, le comte voulut aussitôt revenir à Ofen et retourna sur la rive du Danube de Pest en compagnie de son ami Szapary. Alors qu’il s’apprêtait à monter sur le bac, celui-ci vacilla sous l’effet d’une poussée de la glace et Tartar tomba à l’eau avec ses pattes de devant. Heureusement il eut le réflexe de s’agripper au bord du bateau avec son museau jusqu’à ce qu’il puisse y remonter avec l’aide des bateliers. Le trajet de retour fut tout à fait semblable à celui de l’aller, sauf que le cheval était si impatient qu’il fut impossible à son cavalier de le maîtriser. Tartar sauta hors du bateau assez loin du bord et, d’un bond étonnant, atteignit la terre ferme. Alors, d’un violent coup de sabot derrière lui, il fit chavirer la barque qui s’approchait. L’embarcation se retourna brusquement et les passeurs en furent quitte pour un bon bain dans l’eau glaciale. Le comte prit ensuite le chemin le plus court vers son palais, monta l’escalier raide et couvert de glace de la forteresse d’Ofen, déjà fort pénible pour un piéton, tout en laissant Tartar danser sur ses pattes arrières…
La vie du comte Sándor pourrait encore être racontée sous forme d’innombrables épisodes de chevauchée sauvage comme celle-ci : cette année-là, le Danube était encore gelé à la fin du mois de mars. Des épisodes de gel et de dégel alternaient et personne ne s’attendait à ce que la glace fonde dans l’immédiat. De fortes pluies étaient aussi tombées en amont sur le Haut-Danube, ce qui avait provoqué une montée des eaux inhabituellement brutale. Le comte aimait à se promener avec insouciance sur le fleuve entièrement gelé et, occupé à réfléchir à différentes affaires, il n’entendit pas cette fois-là les trois coups de canon qui sont habituellement tirés dès que la glace commence à se mettre en mouvement. Le lit du fleuve se rétrécit au niveau du Mont Gellért, du côté d’Ofen, et c’est là qu’est stoppé l’embâcle. Avec un fracas épouvantable, la glace se fendit, s’affaissa d’abord puis s’éleva en blocs de la hauteur d’une maison. Le comte se retrouva seul au milieu de cette terrible scène de destruction. Il n’y avait pas à tergiverser. Le cheval sur lequel se tenait Moric Sándor sautait déjà d’un bloc de glace à l’autre, franchissait de larges veines d’eau, escaladait des icebergs qui se dressaient de plus en plus hauts et menaçants. Heureusement, le cavalier comprit qu’il lui fallait se séparer de sa monture s’ils voulaient s’en tirer indemnes tous les deux. Le cheval, libéré de son fardeau, put atteindre la rive qui n’était plus très loin. Le comte y parvint également au prix d’énormes efforts et de douleurs indicibles . À cheval, il aurait été perdu !