Rome et le Danube

   Le Danube et sa géographie fluviale a joué dès l’Antiquité un rôle considérable dans la politique de conquête de Rome vers l’Est de l’Europe, un rôle complexe à la fois de frontière fragile, éphémère et surtout de liens entre les différentes populations de ses rives. « On considère le Danube comme la limite septentrionale de la péninsule des Balkans. or le Danube moyen ne fut jamais une frontière. […]. Le Danube est donc franchissable et il le fut de tous les temps. » Ce n’est qu’à la fin du règne d’Auguste (63 av. J.-C. – 14 apr. J.-C.) que ce fleuve a été atteint par l’Empire romain. Malgré la présence de nombreux camps de soldats sur ses deux rives et d’une flotte militaire de bateaux qui était chargée de la surveillance sur le fleuve et pouvait intervenir rapidement, ce cours d’eau fut franchi par les tributs de ses rives septentrionales sans réelles grandes difficultés grâce à de nombreux hauts-fonds ou grâce à la complicité involontaire de la morphologie du fleuve, de conditions météorologiques favorables comme le gel du Danube en hiver, les périodes de basses-eaux. Ce fleuve  resta ainsi le point faible de la défense romaine et fut constamment menacé en particulier les redoutables tributs géto-daces qui refusaient pour des raisons diverses une cohabitation pacifique avec Rome et durent être asservies. Nombreuses furent les traversées et le franchissement de ce cours d’eau, volontaires ou contraints non seulement de la rive gauche vers la rive droite mais aussi dans l’autre sens.

« Établie sur le Rhin après la conquête des Gaules, complétée depuis 83 après J.-C. par l’organisation défensives des Champs Décumates1 qui couvrait le Main, le Neckar et le Jura souabe protégés par le limes2, la frontière de l’Empire romain s’établie beaucoup plus tard sur le Danube qui n’a été atteint qu’à la fin du règne d’Auguste.

Le « Limes » du Neckar, du Main et du Jura souabe

Cette frontière danubienne a toujours constitué le point faible de la défense romaine : la conquête de la Pannonie a permis de contrôler la ligne de la Sava3 ainsi que la vieille route de l’ambre allant d’Aquilée (Aquileia, province d’Udine, Italie) sur l’Adriatique à Carnuntum, en aval de Vienne sur la rive droite du Danube et qui se poursuivait  jusqu’en Allemagne du Nord. Le soulèvement dalmate et l’échec des campagnes de Germanie ont empêché Rome de porter la frontière au-delà, faute d’effectifs qui ont toujours fait défaut par la suite. Le front du Danube moyen et inférieur est resté ainsi sous la menace constante des incursions des Daces et d’autres peuples frontaliers qui refusaient une coexistence acceptée au contraire par les Germains transrhénans plus ou moins romanisés.

Le roi dace Décébale, dessin du début du XXe siècle d’après les bas-reliefs de la colonne trajane de Rome, photo, domaine public

À partir de 86 après J.-C., ces hostilités permanentes menées par le roi dace Décébale qui réussit à anéantir une armée romaine et risquait de devenir l’âme de coalitions dangereuses sur une frontière difficile à défendre en raison du redent constitué par le coude du Danube vers le sud, déterminèrent l’empereur Trajan à la conquête de la Dacie qui nécessita les deux « guerres daces » (101-102 et 105-106). Les épisodes de cette difficile conquête au cours desquels a été construit le pont de pierre5 de Drobeta Turnu-Severin [dit « Pont de Trajan« ] dans les Portes-de-Fer sont retracés à Rome par les bas-reliefs de la colonne Trajan.

MARSIGLI  (1658-1730), Louis Ferdinand, Comte de, Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie, A La Haye, Chez Jean Swart, 1744

La poussée barbare persista cependant et, à la faveur de l’anarchie militaire régnant à Rome, aboutit à l’effondrement du limes et aux catastrophes du IIIe siècle où Alamans et Goths ravagent l’Italie, les provinces danubiennes et la Grèce, et après lesquelles une frontière sûre ne put être établie qu’au prix de l’abandon de la Dacie et des Champs Décumates, ainsi que d’une pénétration pacifique mais dense de Germains installés dans l’Empire au titre de « fédérés », colons et militaires.

L’Empire romain en 117 après J.-C., droits réservés

Durant toute la période romaine, le Danube a vécu de la vie du limes [env. 5000 km à l’apogée de l’Empire], à la fois frontière jalonnée de camps militaires puis, à partir du IIIe siècle, défendue par des forteresses échelonnées en profondeur servant de point d’appui à de puissantes forces d’intervention, zone d’échanges de tous ordres avec le monde barbare et rocade militaire le long de laquelle se déplaçaient les troupes en opération et qu’empruntaient les transports destinés à leur ravitaillement. C’était une monde original, isolé des régions intérieures souvent moins peuplées, auquel une administration dense, une forte occupation militaire et des brassages incessants de population assuraient une profonde unité, formant une zone de développement économique continue des bouches du Rhin à celles du Danube, le long de laquelle se sont propagées les religions d’origine orientale, culte de Mithra et christianisme notamment.

Le Limes le long du Danube et ses forteresses chargées de défendre les frontières de l’empire ainsi que les provinces romaines entre 106 et 271/275 

Sur le Danube lui-même, Rome s’est manifestée dès le règne d’Auguste tout d’abord par la présence dans le delta d’une flottille chargée de la surveillance des côtes puis sur toute la longueur du fleuve pour appuyer et permettre le transport des troupes d’intervention. Sur le Danube inférieur, elle a été stationnée à Noviodunum, près de l’actuelle ville roumaine d’Isaccea en Dobroudja et à Aegyssus (Tulcea), d’autres unités étant réparties le long des postes du limes, notamment à l’embouchure du Siret (affluent du Bas-Danube, rive gauche) pour assurer le service de la douane romaine dont les points de passage étaient fortifiés. Le noeud de la défense était le camp de Troesmis, ancienne place forte géto-dace sur le bras du Bas-Danube de Mǎcin (Dobroudja) dont dépendaient les camps d’Axiopolis (Cernavoda), de Capidava, gué important sur le Bas-Danube, de Carcium, (Harşova). Tropaeum Trojani (Adamclisi), où subsiste le trophée dédié aux morts des guerres daces, était également siège d’une garnison.

La présence romaine en Mésie, Dacie, Thrace et Scythie 

En amont, Durustorum (Silistra, Bulgarie), Novae (Shvistov, Bulgarie), Oecus, Ratiaria, Bononia (Vidin, Bulgarie), Sexaginta Prista (Ruse), Drobeta (Turnu Severin), Viminacum (Kostelac en Serbie, à l’est du confluent de la Morava), Singidunum, (Belgrade), Cibalae (au sud de la Drava), Intercisa (Dunapentele sur le Danube hongrois), Aquincum (Budapest), Brigetio (près de Komarom), Carnuntum (sur la rive droite en aval de Vienne) dont le site a été ensuite abandonné, Vindobona (Vienne), Comagenae (Tulln), Mautern (Flaviae), Aelium Cetium (Sankt Pölten), Lauriacum (Enns), Lentia (Linz), Castra Batava (Passau) et Castra Regina (Regensburg6) étaient également, de même qu’Augusta Vindelicum (Augsbourg), située plus au sud, des villes issues des camps du limes, eux-mêmes souvent établies sur d’anciens habitats celtiques ou plus anciens.

Arc de triomphe de Carnuntum, photo By C.Stadler/Bwag – Own work, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=35764294

Le Danube était longé sur sa rive gauche jusqu’en Forêt-Noire par une route où aboutissaient des voies en provenance de l’intérieur, d’Andrinopole, de Serdica (Sofia) et, au delà, de Byzance et de Thessalonique, — de Naïssus (Niš) et de la côte dalmate —, enfin d’Italie par les cols alpins ; dans les défilés des Portes-de-Fer, on voyait avant sa submersion par la retenue des ouvrages hydroélectriques, la route taillée dans la roche par Trajan dont le souvenir est perpétué par l’inscription rupestre dite  « Tabula Trajan ».

Table de Trajan, photo © Danube-culture, droits réservés

Malgré leur importance et leur étendue révélées par l’archéologie, les cités danubiennes, situées dans des zones où les opérations militaires n’ont guère cessé, paraissent avoir connu un développement moindre qu’ailleurs notamment dans les cités rhénanes, plus précoces, fondées dans des contrées moins rudes et où commandaient des princes de la maison impériale. En l’absence de colonies, l’urbanisation s’est limitée aux grands axes de sorte que les peuples autochtones ont conservé leur encadrement régional et constitué des entités ethniques relativement résistantes aux influences urbaines et à l’assimilation. En Dacie, l’importance de l’occupation militaire et de la colonisation jointe à des contacts anciens et prolongés ont assuré une profonde romanisation qui a subsisté jusqu’à nos jours ; l’ouverture de routes a permis l’exploitation intensive des mines de fer, de cuivre, et surtout d’or dont l’Empire avait grand besoin pour régler le déficit de son commerce extérieur et couvrir les frais des grands travaux publics. Cet essor économique entretenait sur le Danube et ses affluents, la Sava  en particulier, une navigation marchande active, aux mains de corporations de nautes connues par les inscriptions (nautae universi Danubii de Axiopolis).

Le pont romain dit  » de Trajan » sur le Danube, reconstitution

Au cours des IIe et IIIe siècles, grâce à l’importance des marchés militaires et barbares, cet axe économique danubien, prolongé aussi bien vers la Germanie que vers l’Asie mineure, l’a progressivement emporté sur les itinéraires méditerranéens convergeant sur Rome qui cesse d’être le centre du commerce européen ; l’essor des villes danubiennes contraste avec la stagnation de celles du sud-ouest de la Pannonie ; les villes de la mer Noire, en relation directe avec la Dacie, entretiennent vers l’Asie mineure un trafic animé par la présence tout le long du fleuve de marchands orientaux qui s’accentuera sous le Bas-Empire et durant les siècles suivants. Le déplacement des réseaux commerciaux s’est prolongé par un déplacement des pouvoirs politiques vers les frontières de plus en plus menacées qui a donné à la Pannonie et à l’Illyricum7 un poids toujours plus décisif dans l’Empire et affirmé l’importance de Byzance, de même que sur le Rhin et la Moselle Cologne et Trêves prenaient le pas sur les villes de l’intérieur et sur Rome. »
 Jean Ritter,  Le Danube, P.U.F., Paris, 1976

La colonne de Trajan à Rome, érigé en 113 apr. J.-C., photo droits réservés

La colonne de Trajan
La colonne de Trajan érigée en 113 de notre ère et source inestimable d’informations se trouve à Rome. Il s’agit d’un monument commémoratif décoré de reliefs illustrant les deux campagnes militaires victorieuses de l’empereur Trajan (53-117) contre les redoutables tributs daces. La colonne mesure 38 m de haut et se compose de 19 tambours de marbre blanc italien. Elle repose sur une base de huit blocs et est surmontée d’un piédestal de deux blocs. À l’origine, une statue en bronze de Trajan de 4,8 m se trouvait sur le piédestal supérieur, mais elle fut remplacée par une statue de saint-Pierre en 1588. Selon toute vraisemblance, la colonne fut conçue par Apollodore de Damas  à qui l’on doit également la réalisation du pont dit « de Trajan » pour commémorer les deux campagnes de 101-102 et 105-106 de notre ère. À la mort de Trajan en 117, ses cendres furent enterrées dans les fondations de la colonne.
La perspective irrégulière et la présence de plus de 2 600 personnages sculptés en bas-relief en spirale autour de la colonne constituent un récit vivant de 200 m de long et présentant 155 scènes clés. Trajan apparaît dans de nombreuses situations diverses telles que la conduite de l’armée, le jugement des prisonniers et la tenue de conseils de guerre. Les deux campagnes, à partir de la base, sont organisées dans une chronologie approximative des principaux événements, chacune d’entre elles étant séparée par une scène avec un bouclier et des trophées.
La plupart des scènes individuelles de la colonne se suivent mais elles sont parfois séparées par un élément du paysage, comme des rochers, des arbres ou même des bâtiments qui indiquent un changement de scène narrative. Les personnages sont généralement aux deux tiers de leur taille réelle et la perspective est obtenue en représentant les scènes comme si elles étaient inclinées vers le spectateur, les personnages de l’arrière-plan étant ainsi représentés au-dessus de ceux du premier plan. À l’origine, les reliefs étaient peints en couleur et des traces de cette peinture ont été conservées jusqu’au XVIIIe siècle. Érigée dans le Forum de Trajan, la sculpture de la colonne aurait été beaucoup plus visible depuis les deux bibliothèques – l’une grecque et l’autre latine – qui se trouvaient à l’origine de chaque côté de la colonne. Elle repose sur un piédestal qui porte également une sculpture en relief, représentant cette fois des armes et des armures daces capturées ainsi que quatre aigles impériaux portant des guirlandes de victoire. La base se compose également d’une longue inscription sur le côté sud-est qui utilise des lettres capitales de 10 cm de haut pour indiquer que le monument a été dédié à Trajan par le Sénat et le peuple de Rome (SPQR) en 113 de notre ère. La colonne servait en fait de plate-forme d’observation. Une porte dans le piédestal donne accès à un escalier intérieur en spirale qui grimpe à l’intérieur de la colonne pour permettre l’accès au piédestal de la plate-forme supérieure. L’escalier est entièrement sculpté dans la pierre massive et est éclairé par 40 petites fenêtres placées dans la colonne à intervalles réguliers. À l’origine, la plate-forme d’observation était équipée d’un rail métallique et pouvait accueillir jusqu’à 15 personnes qui pouvaient admirer les bâtiments s’étendant aux alentours.

Danube-culture, mis à jour juillet 2024, © droits réservés
Notes :
1 Jacques Ancel, Peuples et Nations des Balkans, 2eme édition, Éditions du CTHS, Paris, 1995, cité par Guillaume Durand, dans Carpates et Danube, Une géographie historique de la Roumanie, Editura Istros, Muzeul Brǎilei, 2012, p. 26   
2
Champs Décumates : territoire situé entre la rive droite du Rhin et le cours supérieur du Danube. Ce territoire fut annexé à l’Empire romain au 1er siècle après J.-C. sous la dynastie des Flaviens.

3 Le Limes : frontière entre l’empire romain et le monde barbare, à savoir les peuples ne parlant ni grec ni latin. Le limes danubien reposait sur des fortifications reliées entre elle par une voie qui suivait le Danube. Une flotte de bateaux répartie dans plusieurs ports fluviaux venait compléter le dispositif de défense.
4 Affluent de la rive droite du Danube qui conflue avec celui-ci à la hauteur de Belgrade
5 En réalité un peu en amont de Bratislava et du confluent de la Morava avec le Danube sur la rive droite
6 et de bois
7 Ratisbonne (Bavière)
8 Illyrie : Province romaine située sur la rive orientale de l’Adriatique correspondant à peu près à l’Ouest de la Croatie, de la Slovénie, de la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro de l’Albanie et du Kosovo actuels

Sources :
RITTER, Jean, Le Danube, P.U.F., Paris, 1976
MARSIGLI (1658-1730), Louis Ferdinand, Comte de, Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie, Contenant des Observations géographiques, astronomiques, hydrographiques, historiques et physiques ; par  Mr. Le Comte Louis Ferd. de Marsigli, Membre de la Société Royale de Londres, & des Académies de Paris & de Montpellier ; Traduite du latin., [6 tomes], A La Haye, Chez Jean Swart, 1744
DURAND, Guillaume, Carpates et Danube, Une géographie historique de la Roumanie, Editura Istros, Muzeul Brǎilei, 2012
Le Danube romain en Autriche :
www.donau-limes.at
https://www.worldhistory.org › trans › fr › 1-12029 › colonne-de-trajan

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