Budapest et les écrivains à travers les siècles…

« Cette ville noble, dans un site favorable, couronnée de collines, se mirant dans les immenses plaines de Pest. Elle mérite justement le titre de capitale d’un vaste royaume. »
Federico Baldissera Bartolomeo Cornaro (1579-1653), cardinal et patriarche de Venise

Budapest, sans doute plus que toute autre grande ville danubienne, est liée intimement au fleuve et à l’histoire de ses ponts. Et c’est de ses ponts, des quais, des rives de Buda et de Pest, de l’île Marguerite des balcons, des terrasses, des collines aux multiples perspectives et des nombreuses promenades qui presque toujours ramènent vers le Danube comme attirées, aimantées par celui-ci, que l’on découvre la magnificence et la poésie d’une vieille capitale « à l’allure seigneuriale et imposante de ville protagoniste de l’histoire ». Mais que diraient tous ces écrivains et voyageurs du passé s’ils redécouvraient Budapest et ses immenses chantiers, les perspectives de ses nouveaux quartiers à la périphérie du centre en cette fin de premier quart du XXIe siècle ?

Budapest en ruine…

   « On y voit les palais que les princes habitaient mais qui sont presque tombés en ruine ; ce qui reste ne se soutient que par des appuis et sert de caserne aux soldats turcs qui, n’ayant pas une paie suffisante pour vivre, font faire aucunes réparations : aussi, pourvu que leur lit soit à couvert de la pluie et que leurs chevaux soient en un lieu sec, ils se mettent peu en peine du reste. Ils occupent seulement les rez-de-chaussée et abandonnent les appartements aux rats et aux belettes…
Les Turcs croient qu’il y a de la folie à bâtir une maison… mais en revanche ils sont magnifiques dans leurs jardins et dans leurs bains. »
Ogier Ghiselin de Busbecq (1522-1592), 1553 (?), in Monique Fougerousse, Hongrie, L’Atlas des Voyages, Éditions Rencontre, Lausanne, 1962

Une des premières gravures imprimées représentant Buda et le Danube tirée de la Chronique de Nuremberg de Hartmann Schedel (1440-1514) publiée en 1493 à Nuremberg par Anton Koberger (vers 1440-1513)

   « Bude est à la droite du Danube éloignée du fleuve d’environ une demi-heure de chemin. Dès que le Bacha eut eu avis de notre arrivée, il envoya son Écuyer avec des chevaux menés en main par des esclaves fort bien couverts pour nous conduire à la ville. Entre ces esclaves il y avait deux Parisiens, & nos Messieurs s’étant informés de leurs familles, offrirent inutilement pour leur liberté jusqu’à huit cents écus.

Buda et Pest ottomanes, gravure de 1617

Nous demeurâmes douze jours à Bude avant qu’on pût avoir audience du Bacha qui était indisposé. Il nous envoyait tous les matins nos provisions de bouche, un mouton, des poules, du beurre, de ris, du pain avec deux sequins pour les autres menus frais, & le jour qu’il donna audience à Messieurs de Chapes & de Saint Liebau, ils lui firent présent d’une horloge de poche dont la boîte était couverte de diamants. Ce Bacha était un homme de belle taille & de bonne mine ; il les reçut fort civilement, & à leur départ pour Belgrade qui fut le quatorzième jour de leur arrivée à Bude, il leur envoya six Calèches avec deux Spahis pour les conduire, & ordre partout de les défrayer de la dépense de bouche, de quoi ils ne voulurent pas se prévaloir. »
Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689), Les Six voyages de Jean-Baptiste Tavernier, Écuyer Baron d’Aubonne, en Turquie, en Perse, et aux Indes, Suivant la copie, Imprimé à Paris. l’An 1679 (1692)
Jean-Baptiste Tavernier fut au service de l’aristocratie étrangère et au début de sa carrière, pendant 4 ans et demi, page du Vice-roi de Hongrie puis gouverneur de Raab (Győr). Il écrit son livre avoir traversé six fois la Turquie, la Perse et les meilleures parties des Indes dont les célèbres mines de diamants dont il semble avoir rapporté quelques pierres qu’il offrira à Louis XIV. Ces pierres viendront rejoindre d’autres pierres précieuses de la couronne du monarque français.

Siège et reconquête de Budapest en 1686 par les troupes impériales catholiques, en arrière-plan le Danube 

   « BUDE1, que les Allemands nomment Offen, est une Ville très-forte, située sur une montagne en deçà du Danube, avec un bon Château. Les Rois d’Hongrie y faisaient autrefois leur résidence ; elle est fort célèbre par ses Bains, les meilleurs  & les plus salutaires de tout le Royaume. Suivant mes Observations, elle est au 47. degré, 24. minutes de Latitude. »
MARSIGLI, Louis Ferdinand, Comte de (1658-1730), Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie, 1744

Notes de l’auteur :
1 Bonsini prétend que le nom de cette Ville vient des Budiciens, ancien peuple de Scythie, du nombre de ceux qui vinrent en Hongrie avec Attila. Mais Nicolas Ollaus lui donne une autre origine dans son Attila. Ce Tiran, dit-il, ayant commencé à bâtir un Château près du vieux Offen, appelé alors Sicambrie, voulut qu’on l’appela de son nom : mais son frère Buda, faisant peu de ses ordres , lui donna le sien.
Le même Auteur ajoute, que le nom Allemand Offen, lui a été donné à cause des Chaufours qu’il y avoit autrefois.
Les Turcs pillèrent cette ville & y mirent le feu en 1526 après la fameuse bataille de Mohatz. Soliman la prit aussi en 1541.

« Le Danube coule majestueusement au bas d’un coteau assez élevé ; et c’est sans doute pour les meilleures raisons possibles que l’on a bâti la plus des villes, entre deux gorges adossées au fleuve qu’on n’aperçoit que du château. Le château de Buda est assez beau mais la ville est aussi laide que la vie y est chère… Il y a tout à gagner à descendre à l’est. »
Charles-Marie d’Irrumberry, comte de Salaberry (1766-1847), 1791

« Buda n’a ni fortifications ni portes. On entre dans la capitale de la Hongrie comme dans un village… »
« On connait peu les cafés dans la partie septentrionale du continent, mais au sud, ils sont le lieu de rencontre des gens… Cette ville (Pest) possède plusieurs bons cafés, mais à mon avis aucun café en Europe ne supporte la comparaison avec celui qui se trouve en face du pont de bateau. »
Robert Townson (1762-1827), naturaliste anglais, 1793 et 1798

J. et P. Schaffer, panorama de Buda et Pest depuis la colline aux roses, eau-forte et taille douce, fin XVIIIe

« On construit en ce moment une multitude de nouveaux bâtiments d’un bel aspect et bien ordonnés, de telle sorte que Pest va devenir avec le temps un petit Berlin, tant ses places sont grandes et ses rues spacieuses. »
Johann Centurius, comte de Hoffmannsegg (1766-1849), 1800

F. Jaschke, Óbuda vu depuis l’île Marguerite, aquarelle, 1825

« On ne saurait imaginer contraste plus complet que celui qui oppose les alentours de Pest et ceux de Buda ; d’un côté c’est une étendue plate, dénudée, sablonneuse ; de l’autre côté, ce ne sont que collines et vallons, joliment émaillés de rochers et d’arbres… Le calme de Buda forme un vif contraste, avec l’activité grouillante de Pest… »
John Paget (1808-1892), 1835

A. Petrich et A. F. Richter, panorama de Buda et de Pest vu depuis le mont Gellért, eau-forte coloriée, 1819

La crue de 1838 ou le Danube en colère

« Cette année-là, après un hiver inhabituellement froid et enneigé, le Danube gèle sur les rives de Pest dès le 6 janvier ; à la fin de février, à la faveur d’une première vague de dégel, les bas quartiers de Buda dont inondés. Le 13 mars, malgré les barrages dressés sur les berges, les flots envahissent la cité de Pest jusqu’à la place des Franciscains. À dix heures du soir, les cloches des églises de Pest sonnent l’alarme. « Les faubourgs Joseph et François et les quais du Danube étaient déjà complètement inondés ; à tout moment, des maisons s’écroulaient, ensevelissant dans leurs ruines bêtes et gens, qui n’avaient pu trouver de barques de secours. » Puis les eaux boueuses envahissent le quartier de Lipótváros où les barrages de fortune cèdent les uns après les autres. Le centre de Pest est recouvert par deux mètres d’eau. Il faut attendre le 18 mars pour que l’eau se retire. Sur les 4 254 maisons que compte Pest, plus des deux tiers sont détruites par la crue. »
Catherine Horel, Histoires de Budapest, Éditions Fayard, Paris, 1999

Gravure des innondations de Budapest en mars 1838

« Tandis que Buda demeurera un mémorial de la guerre et de l’oppression plein de symboles qui évoquent des combats, des batailles et une époque où la Hongrie ne connaissait pas encore sa propre force morale, Pest ne fera que grandir en éclat, et ses quais et ses grands magasins s’emplir des richesses d’un pays fertile. »
Miss Pardoe (1804-1862), The City of the Magyar or Hungary and its Institutions, 1840, poétesse, nouvelliste, historienne et voyageuse anglaise

 

Ballo Ede (1859-1936), Budapest, place Petöfi, 1890

   « Pest vous éblouit par la magnificence et le luxe de ses édifices. À force d’efforts, d’intelligence, de patriotisme, les Hongrois ont créé une véritable capitale qui, sous plus d’un rapport, est plus belle que Vienne. Les étalages des magasins sont arrangés ici avec bien plus de goût et bien plus d’art.  Les boutiques de chaussures sont des fééries. Oh ! Les jolis pieds qu’il faut avoir pour chausser ces pantoufles doublées de satin rose. Avec ces bottines à hauts talons, travaillées comme des objets d’art, qu’on fait vite du chemin dans le coeur des hommes… »
Victor Tissot (1845-1917), 1880, in Monique Fougerousse, Hongrie, L’Atlas des Voyages, Éditions Rencontre, Lausanne, 1962

Miklos Barabas (1810-1898) le pont de bateaux amovible vus depuis Buda, aquarelle

« Pesth fut, à l’origine, une colonie bulgare. Composée de maisons éparses dans la vaste plaine, au ras des eaux, n’ayant aucun des moyens de défense de sa rivale de l’autre rive qui se fortifiait sur sa colline, elle ne fut longtemps qu’une inconsistante agglomération qu’emportaient tour à tour et les crues du Danube et les flots des peuples envahisseurs. Ce ne fut qu’après que la Hongrie eut conquis le calme des temps modernes qu’elle put commencer à se développer… il faut reconnaître qu’elle a joliment rattrapé le temps perdu !
Pesth est la ville moderne, brillante, fiévreuse, tourbillonnante; Bude est la cité du passé et des souvenirs, calme et triste. Budapesth est la métropole hongroise en laquelle un grand peuple concentre à la fois et ses souvenirs et sa vie… »
Pierre Marge, Voyage en automobile dans la Hongrie pittoresque, « La Hongrie des Hongrois », Librairie Plon, Paris, 1910

Gyula Háry (1864-1946), Fêtes à Budapest

« Pourquoi parlerais-je de Budapest puisque je ne l’ai pas comprise, puisque je ne l’ai pas aimée ? Elle me parut comme une lèpre sur un corps de déesse. Il faut monter sur la citadelle pour voir l’irréparable de cette ville manquée. Autour de soi, c’est un vibrant organisme de monts, palpitant. Un épanchement généreux de fluide nacreux monte lentement de la plaine. Le Danube encercle les monts, les condense en un puissant corps qui regarde en face l’étendue sans bornes. Mais sur cette plaine s’étend une lente fumée noire où disparaît le réseau des rues. Huit cent mille habitants se sont rués là en cinquante ans. Et le désordre, sous des formes pompeusement trompeuses, a rendu cette ville suspecte. D’aucuns admirent l’immensité des bâtiments publics. Je ne le puis, choqué d’emblée par l’étalage de styles divers et opposés. Ils bordent le fleuve mais ils ne s’entendent pas pour lui faire un cortège harmonieux. Sur la hauteur, un palais monstrueux s’accote à une église ancienne restaurée récemment.
Cependant, sur ce même mont, plus près de la citadelle, des masures anciennes sont comme une floraison parmi les acacias. Demeures simples, elles s’unissent par des murs d’où jaillissent les arbres. Elles naissent naturellement sur ce terrain mouvementé. Nous sommes restés des heures sur ce mont paisible à guetter s’allumer sur Taban envahi par la nuit les petites lumières des veillées. Le calme était grand. Tout à coup s’éleva une lente et ineffablement triste mélopée. C’était un saxophone ou un cor anglais ; j’écoutais avec plus d’émotion qu’on entend le berger flûter son vieux chant quand Tristan se meurt. Étrange consonance grandiose dans la nature assoupie. »
Le Corbusier (1887-1965), « Le Danube », Voyage d’Orient, 1910-1911″

György Klösz (1844-1913), Vue panoramique du château et du Palais royal du côté de Pest, depuis la place Vigadó, vers 1898, référence des archives : HU.BFL.XV.19.d.1.12.211, sources : Fortepan — ID 83515: Adományozó/Donor: Budapest Főváros Levéltára

« Une grande masse d’eau mouvante entre deux villes, l’une toute plate, couchée au bord du fleuve, l’autre debout, escaladant de ses toits, de ses clochers, de ses jardins, les collines de Buda. »
André Dubosc (1866-1935), 1913

Le château, photo de 1913,  source : Fortepan

Budapest et le Danube…
« De ma fenêtre, je voyais le Danube, à midi, en feu comme un fleuve de naphte, traverser des grands ponts majestueux aux noms augustes ; j’étais réveillé le matin par les sirènes des blancs bateaux, pavoisés et pleins à sombrer d’une foule avide de bains, de soleil et de courses dans les bois. Plus vertes que les feuilles, les grosses coupoles ventrues, bulbeuses, des églises, émergeaient de l’horizon. Ce Danube est un fleuve grand comme le Mississipi ou le Potomak ; ce n’est pas un de ces petits fleuves européens comme la Tamise ou la Seine, des rivières à peine, sur le dos desquelles tout le monde grimpe avec irrévérence, comme sur le dos d’un animal domestique : le Danube porte avec dignité et sans déchoir ses touristes, comme une mer.

La devanture du salon de thé-patisserie Gerbaud, Vörösmarty tér, fondée en 1858

J’étais arrivé à Budapest en cette courte saison qui est entre l’hiver et l’été, si courte qu’on peut à peine la nommer le printemps., En effet, aussitôt la glace cassée, aussitôt abattus les vents de Galicie, la chaleur arrive, saharienne, chaleur de la pleine hongroise qui roussit tout, sauf quelques bouquets d’acacias émergeant de l’immense plaine à blé. Budapest, au fonds d’une cuvette boisée, bien qu’arrosée et abritée, n’échappe pas à cet embrasement général. En quelques jours, l’on quitte le voisinage des poêles de porcelaine pour aller s’étendre sur les plages artificielles de l’île Sainte-Marguerite, respirer sur les hauteurs du golf, d’où l’on voit le fleuve se perdre dans la platitude infinie de ces terres noires, que dominent les silos, ces élévateurs de grains, qui ne finiront qu’aux rivages de la mer Noire. En quelques heures, le Kovacz, le New York, l’Ungaria, tous les restaurants de Pest, et même Gerbaud, la plus célèbres des pâtisseries de l’Europe centrale, – sont désertés, et c’est vers le Pesth d’été, vers le Spolarich, vers le Sanatorium, vers le Restaurant champêtre, à volets verts, de la tour Elisabeth qu’il faut aller. Autour du cymbalum comme autour d’un cercueil, des musiciens debout et affligés semblent veiller le cadavre d’un temps qui s’est enfui, et on se rappelle que le Danube compte plus de suicidés qu’un autre fleuve… Seules, les porteuses de pain, à robe courte, si alertes avec leur petit bonnet blanc, égayent ces lieux de plaisirs. Elles vendent leurs petits pains avec des airs complices, comme une friandise défendue. Avec l’été, une génération hongroise nouvelle sportive, athlétique, rasée à l’américaine, qui n’a pas connu la guerre si lointaine déjà, envahit les plages, plonge dans les eaux sulfureuses, dans les vagues artificielles, ou dans le Danube du haut des tremplins et s’entraine pour les championnats de water-polo. La Hongrie est mutilée mais ses fils et ses filles poussent, de toutes leurs forces… »
Paul Morand (1888-1976), « Carnets d’Europe centrale, Budapest » 1932, in ENTRE RHIN ET DANUBE, Éditions Nicolas Chaudun, Paris, 2011

Budapest et le Danube, 1932, source : Fortepan / Vincent Till Baumgartner

« Sur l’île Marguerite, au lieu d’un bock de bière,
Je savourais, me promenant,
Un simple yaourt. Combien m’es-tu chère,
Avec ton doux feuillage au tendre bercement,
Mon île Marguerite, et tes prix raisonnables
Qui font que les soucis
Deviennent supportables !

Tel le chat dans la chaleur guettant les souris,
Moi je guettais sur l’île Marguerite
Les moindres tremblements
De la feuille la plus petite
Les moindres mouvements
Des plus infimes pousses.

Le goût de l’air depuis longtemps
Était celui d’une vieille bière sans mousse.
Pour me rafraîchir je sortis.
Sous les « Hoch » et les « Heil ! » qu’aussitôt j’entendis,
Lâchés chacun d’une rauque secousse,
J’aperçus soudain le visage cubique,
D’un beau rouge de brique,
De maint Wotan cagneux ! Et des choeurs d’artisans
Du Mecklembourg, âprement insolents,
Hurlaient, c’était immonde,
Hurlaient tous aussi fort
Que si les gaillards eussent été seuls au monde :
Leur grand rêves d’empire prenaient corps,
Ils entendaient le vivre !
Ils s’en louaient !
Vêtus de smoking bruns, les musiciens jouaient.
Mais pourquoi ? Pour quelle nation assez ivre ?

Qu’elle réponde donc, la haute autorité,
Qui se fiche bien de notre tranquillité !
Surpris, oh, je l’ai bien été !
Mais pourquoi diable, aussi, ai-je pensé bien vite,
Pourquoi m’en aller fourrer sur l’île Marguerite ! »

   Attila Jozsef (1905-1937), « L’île Marguerite »,  Aimez-moi, L’Oeuvre poétique, Phébus, Paris, 2005, édition réalisée sous la direction de Goerges Kassai et Jean-Pierre Sicre

L’île Marguerite, 1928

« C’était un bel octobre ensoleillé ; les effluves d’automne qui montaient de l’eau attiédie purifiaient l’air enfumé de la ville et, parfois, les rousses collines de la rive de Buda saluaient la rive de Pest de leur odeur de feuilles mortes. Lorsque s’allumaient les réverbères, les eaux du Danube se mettaient à bercer leurs reflets couleur de lune, et le souffle de la brise les effilochait en minces lueurs dorées qui, chevauchant des vagues à peine perceptibles, allaient se perdre entre les deux rives. »
Il faisait chaud. Une petite brise se levait de temps à autre, entrainant l’odeur de l’eau jusque dans le logis, depuis le Danube qui scintillait sous la fenêtre. Entrait encore la chaude odeur de poix des trottoirs fondant au soleil et les vapeurs d’essence des voitures roulant au dehors. Du linge frais lavé séchait sur une corde tendue dans la pièce donnant gaiement la réplique à l’odeur de l’eau et du soleil envoyé par le fleuve. »
Tibor Déry (1894-1977), Niki, L’histoire d’un chien, traduit du hongrois par Ladislas Gara [Imre Lazslo], Les éditions Circé, Belval, 2011

« Il est émouvant de traverser un samedi soir les rues de la ville. Du plus luxueux des restaurants à la mode comme du plus sordide bouge où se réfugient les débardeurs, une même mélodie s’élève vers le ciel nocturne. Des voix viriles la portent sur leurs vibrations profondes et clament la même complainte. On dirait d’une voix immense qui lance vers la nue un grand appel désespéré. La musique hongroise semble se fondre en un hymne unique où toutes les voix répètent les mêmes accords, entonnés sur le même rythme.
Tous ces musiciens, tous ces chanteurs, tous ceux qui les écoutent communient sous les espèces de la mélodie et du rythme dans une même pensée nationale.
Le Hongrois chante quand il est triste. Il passe sa peine à l’exhaler dans son chant, c’est-à-dire à la fondre dans la grande complainte commune où son peuple entier a exprimé sa révolte ou son espoir depuis plus de mille ans.
Les mélodies qui chantaient la tristesse du Kuruc disent aujourd’hui sur les mêmes paroles, dans la gorge du citadin du vingtième siècle, comme dans celle du paysan, la même douleur. Les causes de la tristesse ont varié , le caractère du chagrin n’a pas varié. Dans la musique se conserve la continuité du tempérament national. Et en réalité ce n’est pas son affliction d’avoir été vaincu par l’Allemand, le Turc, l’Europe coalisée de 1918, qui s’exprime dans le chant hérité des ancêtres.C’est une peine plus profonde, celle d’être Hongrois. D’avoir été le Hongrois de Mohács, celui de Világos comme celui de Trianon. D’avoir été vainqueur du Turc, vainqueur de l’Allemand ou du Slave et vaincu par l’Europe ingrate, de s’être fait une patrie et de rester quand même un sans-patrie dans une Europe hostile où il est abandonné par sa race, par ses parents, par ses anciens alliés, d’être à la fois sédentaire et errant, de vouloir la paix et d’être harcelé par la guerre, de vouloir vivre et d’être menacé de mort.
La musique rappelle au Hongrois ce qu’il est. Elle lui fait revivre sa grandeur et sa misère. Elle est la forme symbolique où se manifeste le plus authentiquement la Hongrie.
Le public occidental ne connaît guère de la musique hongroise que quelques fragments qu’il ne sait pas toujours relier entre eux. En dehors de quelques auditions de Tsiganes, il n’a qu’en de rares occasions le moyen d’entendre des récitals ou des concerts de compositeurs comme Kodály, Dohnányi, Hubay, etc. Les oeuvres qui lui sont présentées sont surtout des compositions savantes, en partie inspirées par la technique des grands musiciens européens. Si grand que soit le mérite de ces oeuvres, elle ne donne aucune idée de ce qu’est la musique du Hongrois moyen. Mais ici encore, il convient de remarquer que les compositeurs hongrois même les plus européanisés ont toujours été dominés par la préoccupation de produire des oeuvres s’inspirant des motifs ou des éléments de la musique nationale plus particulièrement de la vieille musique paysanne. Leur mission a été d’exprimer en langage musical moderne la musique chantée par le paysan ou le soldat. De Liszt à Bártok, aucun n’y a failli. La production musicale hongroise est ainsi marquée d’une succession d’oeuvres comme la Rapsodie hongroise ou le Psalmus Hungaricus, sans parler des danses, des opéras, et toutes ces autres oeuvres où la musique occidentale s’allie à la complainte du Kuruc ou à la romance du berger de l’Alföld.
Je n’ai pas besoin d’ajouter que le public hongrois, avec la culture musicale qui le caractérise, sait apprécier aussi les grands chefs-d’oeuvres de la musique étrangère. Wagner a été joué à Budapest avant d’avoir obtenu de figurer régulièrement sur le répertoire allemand, Berlioz, qui a emprunté à la musique nationale hongroise la fameuse marche des cavaliers de Rákóczi, a été fêté en Hongrie alors qu’on l’ignorait en France. Aujourd’hui, nos virtuoses et nos compositeurs reçoivent là-bas, un accueil enthousiaste. Moi-même, je me rappelle les folles ovations décernées par une salle délirante à notre vieux maître Vincent d’Indy.
Mais le public des salles de concert ou d’opéra est en Hongrie comme en France une élite privilégiée. Son goût peut être des plus sûrs, il ne préjuge en rien de l’attitude du reste de la nation envers la musique. Ce qu’on vient de lire plus haut montre qu’en Hongrie, la musique, devenue une institution nationale, est la forme d’expression universelle et la plus authentique de la grande pensée de tout le peuple. »
Aurélien Sauvageot (1897-1988), Souvenirs de ma vie hongroise, Collège Eötvös József ELTE – Institut Français de Budapest, 1988
Linguiste distingué, Aurélien Sauvageot est le fondateur de la Revue des Études finno-ougriennes.

Buda, 1933,  photo collection de la Bibliothèque Nationale Autrichienne

« Si on me demandait ce que la Hongrie a d’exceptionnel, je répondrais : Budapest. C’est une ville intelligente. »
Györgi Konrad (1933), 1988

« Budapest est la plus belle ville du Danube ; savante auto-mise en scène, comme Vienne, mais avec un contenu plus substantiel et une vitalité qui fait défaut à sa rivale autrichienne…
« L’éclectisme de Budapest, le mélange des styles qui la caractérise, fait penser, comme toute Babel actuelle, à un avenir éventuel où grouilleraient les survivants de quelques catastrophe. Tout héritier des Habsbourg est un véritable homme du futur, parce qu’il a appris, bien avant les autres, à vivre sans futur, dans une constante discontinuité historique, c’est-à-dire à survivre au lieu de vivre. Mais le long de ces splendides boulevards, dans un monde si animé, si raffiné, où ne transparaît pas la mélancolie des pays de l’Est, même la survie est aimable et séduisante, magnanime et peut-être, par moments, presque heureuse… »
« L »éclectisme de Budapest, le mélange des styles qui la caractérise, fait penser, comme toute Babel actuelle, à un avenir éventuel   où grouilleraient les survivants de quelque catastrophe. Tout héritier des Habsbourg est un véritable homme du futur, parce qu’il a appris, bien avant les autres, à vivre sans futur, dans une constante discontinuité historique, c’est-à-dire à survivre au lieu de vivre. mais le long de ces splendides boulevards, dans un monde si animé, si raffiné, où ne transparaît pas la mélancolie des pays de l’Est, même la survie est aimable et souriante, magnanime et peut-être, par moments, presque heureuse… »
Claudio Magris, « Une glace à Budapest », in Danube, collection « L’arpenteur », Éditions Gallimard, Paris, 1988

Le parlement hongrois gothico-baroque d’Imre Steidl (1839-1902) sur la rive gauche, photo © Danube-culture, droits réservés

« Les villes et le regard. 1.
Les sites historiques de Pest et de Buda médiévaux (style romain) parcourus par la femme des rêves furent balayés par l’invasion des Tartares dès 1241? Plus tard, à l’époque gothique, la blonde chevelure flottante apparut d’abord dans le choeur de l’église de la Cité, ensuite dans le sévère cloître dominicain de l’île Marguerite puis dans la cour de Sigmond, attirant sur lelle l’attention de toute l’Europe ; plus tard sous l’occupation turque, on la vit dans les bains thermaux Király, Rudas, Imre ou dans le mausolée Gül Baba de la colline des Roses ; encore plus tard, à l’époque baroque, on la vit surtout à la Maison Kriszt, immeuble qui accueille aujourd’hui le restaurant Százéves, pendant les inondations de 1838, on la vit dans la barque de l’héroïque comte Wesselényi ; à l’époque de l’Art Nouveau, elle apparut sur la façade des plus grands bâtiments publics et sur la plupart des immeubles de rapport de Budapest.
Les temps modernes et encore plus modernes (celui de l’apparition du mouvement ouvrier, de l’ère de Horthy, de la libération, etc.) reconnaissaient tous quelque chose des rues de leur rêve, et changeaient de places, arcades et escaliers de manière qu’ils ressemblent mieux au chemin de la dame poursuivie et que là où elle avait disparu, il ne restât plus d’issue par où s’échapper.
   Les premiers arrivés ne comprennent pas ce qui attire les gens des nouvelles vagues migratoires à Budapest, dans cette ville sans grâce, cette souricière… »

« Les villes cachées. 2.
Il existe un Budapest méchant, il existe un Budapest luxurieux, un assoiffé de pouvoir, un léger, un mélancolique, un profond, un spirituel, un Budapest fumier, un menteur, un larron, un grand seigneur, il existe un Budapest informe (en plastique), un faisueur de rimes, un économiste ; c’est la ville de la supériorité et de l’humilité extrêmes. On pourrait également écrire : elle n’est pas heureuse, la vie à Budapest. Dans les rues, les gens marchent en se tordant les mains, disputent les enfants qui pleurent, s’appuient aus des fleuves en prenant leur tempes entre leurs poings ; le matin, ils sortent d’un mauvais rêve et en commence un autre… Et pourtant — et caetera, on pourrait continuer en écrivant qu’à chaque seconde la ville malheureuse contient une ville heureuse sans même qu’elle sache exister… »
Péter Esterházy (1950-2016), L’oeillade de la comtesse Hahn-Hahnen descendant le Danube –, Arcades Gallimard, Paris, 1991, traduit par Agnès Járfás  

Le pont Marguerite, Budapest

« C’est au milieu du pont Margit que l’on découvre Budapest dans toute sa splendeur : à l’est le parlement et l’animation de Pest, puis au sud, l’enfilade des ponts et, à l’ouest, les hauteurs du Buda: le mont Gellért et sa citadelle, la colline du château et l’église Saint-Mathias, et les treize autres éminences de la ville. Ce panorama résume l’histoire de la cité : un site exceptionnel, animé par un acteur non moins majestueux, le Danube. Avant la construction des ponts, il était impossible de le traverser pendant une bonne partie de l’hiver en raison des blocs de glace qu’il charriait ; de nos jours encore, il est fréquent qu’il gèle en surface. Contrairement à la légende, il n’est jamais bleu, mais se pare de mille couleurs suivant les saisons : gris-vert durant l’été et jusqu’à l’automne, il passe l’hiver en gris-blanc et s’habille de jaune au printemps. »
Catherine Horel (1966), Histoire de Budapest, Éditions Fayard, Paris, 1999

« Ville faite de tout et de rien, d’un peu de tout, de beaucoup de rien, ville-fatras, ville fragile : Budapest
Ville faite à mesure, à notre mesure…
Iván Bächer, « Une ville pot-pourri », Budapest, Une ville au tournant du millénaire, Le goût de Budapest, Herald, 1996, Mercure de France, Paris, 2005

Le « Budavári Palota » (château de Buda) sur la rive droite du Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

« Je reviens de Budapest, où je me rends régulièrement depuis quelque trente ans : c’est une des rares belles villes européennes qui aient échappé aux deux fléaux de notre temps : 1° la pollution par le tourisme de masse ; 2° la spéculation immobilière. Le premier de ces fléaux a ravagé Prague, Florence, Venise. Le second a détruit Bruxelles, maint quartier de Bâle, de Paris. Budapest, comme on sait, est fait de la réunion de Buda, vieille colline baroque aux jolies rues tortueuses et pittoresques, et de Pest, grande ville qui s’est développée dans les années 1880, après que la Hongrie eut pris son indépendance. Buda, Prague en miniature, connaît le sort de Prague : c’est devenu un ghetto touristique, pour hordes qui se traînent derrière un parapluie. Pest, qui possède moins de charme immédiat, mais beaucoup plus de caractère et de force, a conservé tout ce qui faisait son prix. Par quel miracle ce qu’on a saccagé ailleurs reste-t-il ici préservé ?
En 1983, tout était gris, presque noir de saleté et d’abandon, tout était délabré, au bord de la ruine. Le régime communiste laissait dépérir les magnifiques immeubles Sécession, Art Nouveau, Art Déco. Il ne les a pas détruits, comme eussent fait des promoteurs privés. L’État communiste, qui en était propriétaire, n’avait aucun profit à tirer de leur démolition. Il les a donc laissé vivre, il les a sauvés du second fléau. Il suffisait, après la chute du communisme, de les rénover pour leur faire retrouver leur splendeur, et c’est ce qui a été fait, sous l’impulsion d’investisseurs étrangers assez intelligents pour réhabiliter de l’ancien magnifique plutôt que de construire du neuf banal ou hideux.
L’exemple le plus spectaculaire est l’immeuble dit « Gresham », qui s’élève, sur les rives du Danube, au bout du pont des Chaînes. Construit en 1906 par Zsigmond Quittner, il abritait autrefois une compagnie d’assurances britanniques, puis, pendant l’ère communiste, des logements pour les citoyens. Faute d’entretien, il tombait en ruine, quand une entreprise canadienne le racheta pour le transformer en hôtel de luxe. La merveilleuse façade, comme d’un énorme palais aux dômes parsemés d’étoiles, a été conservée intacte, ainsi que le hall, immense verrière aux formes délicieusement tarabiscotées propres à l’Art Nouveau.
Le principal créateur de cette époque a été Ödön Lechner [1845-1914], dont les deux œuvres majeures, la Caisse d’épargne de la Poste et le musée des Arts décoratifs, restaurés eux aussi, offrent une débauche d’ornements sculptés, de tuiles colorées, de motifs en céramique, étourdissantes fantaisies qui introduisent dans l’architecture, genre d’habitude austère, un élément nouveau, la gaieté. Occasion de rappeler que Budapest, de toutes les villes d’Europe centrale, est la seule qui, par ses cafés, sa cuisine, ses vins, ses gâteaux, ses bains, sa musique, ait gardé quelque chose de la Belle Époque, ce sens du jeu, de la fête, qui a déserté Vienne comme Prague. Budapest, ou le bonheur retrouvé. »
Dominique Fernandez (1929), Art/Passions, Revue suisse d’Arts et de Culture, 10 mai 2012

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour juillet 2024

Le pont aux chaînes, photo © Danube-culture, droits réservés

Budapest, Adam Biro et le Danube juif

Le pont des Chaînes en 1944, photo sources Fortepan/ Lissák Tivadar

Adam Biro : Deux roses rouges dans le Danube…

   Les croix-fléchées, les nazis hongrois ont pris le pouvoir effectif en octobre quarante-quatre, et à partir de ce moment aucune « maison protégée » (par la Croix-Rouge, les Chevaliers de Malte, la Suède, la Suisse, la Mongolie extérieure, le Botswana, les îles Salomon, tous ils voulaient nous sauver, on se demande comment il se fait que), aucun refuge n’était assez sûr pour les juifs de Budapest. (Ceux de la province étaient déjà déportés). Il était mortellement dangereux pour eux de se montrer dans la rue. Mon oncle Józsi voulait absolument aller chercher « des affaires » qu’il avait laissées dans une cave ou un appartement – je me souviens même du nom de la rue : Nap utca ; la rue du Soleil. Des « affaires » : manteaux d’hiver, pull-overs… Comme il était sourd, ma mère devait l’accompagner, au cas où… Mais ma mère n’était pas prête ; elle était en train de me nourrir. Józsi était impatient ; aussi impatient de nature que mon père, moi. Il ne voulait – ne pouvait pas attendre ma mère, et mon grand-père a décidé d’aller avec son fils.
Ils ne sont jamais revenus.

La cour de la synagogue de la rue Dohány et l’église des Héros à gauche en 1945, Fortepan/Album011

   De jeunes voyous, des croix-fléchées, les ont arrêtés place de l’Oktogon. Un vendeur de journaux qui les connaissait de Nagyvàrad a crié : Ces deux-là, c’est des juifs, je les connais. Ils ont été emmenés dans un immeuble qui appartenait aux croix-fléchées ; ceux-ci n’en voulaient qu’à mon oncle (pourquoi ?) et étaient prêts à relâcher mon grand-père. Il a refusé de laisser seul son fils sourd. Ils ont été torturé (avec un rasoir, je le sais, je n’ai jamais osé le dire à personne parce que je ne voulais pas y penser, je n’osais pas imaginer la scène, même mes parents ne le savaient pas, Auer Anikó me l’a dit, mon grand-père a essuyé le sang sur le dos de son fils avec sa chemise), puis traînés près du Lánchíd [le pont aux Chaînes], le pont suspendu. Là, au bord du Danube, on les a attachés ensemble, et on a tiré sur l’un deux pour que le mort entraîne le vivant au fond de l’eau. Le père a-t-il entraîné le fils ? Ou le contraire ?

Le pont aux Chaines en 1944, sources photo Fortepan / Lissák Tivadar

   Comment peut-on encore croire en Celui qui a permis cela ? Qui l’a ordonné ?
J’ai encore vécu douze ans dans ce pays. Dans cette ville, pas très loin de ce pont. Mes parents plus de cinquante ans. Nous avons serré des mains , dit bonjour à des gens dans le bus, regardé dans des yeux, j’ai laissé poliment passer les personnes plus âgées que moi à la porte de la boulangerie, comme on me l’avait appris. Cinquante-quatre ans plus tard, je tape ce texte sur mon iBook, je me sens misérable, les larmes coulent silencieusement sur mon visage. Je renifle.
Le hasard a voulu qu’un voisin de notre rue ait été dans la même rafle mais lui, il a réussi à se défaire de ses liens et à sortir de l’eau glacée, je ne sais comment et il est venu nous dire tout cela, deux semaines plus tard.
[…]
Ce meurtre a eu lieu le 6 janvier 1945. Budapest devait être libéré par l’armée soviétique le 13 février, toute la Hongrie le 4 avril. La France était libre depuis longtemps. Le 6 janvier de chaque année, mes parents ont jeté deux roses rouges dans le Danube, et ma grand-mère Bíro a refusé jusque’à sa mort de traverser le fleuve. Quand elle était obligée d’emprunter l’un des ponts, pour se rendre de Pest à Buda, notamment à l’hôpital de mon père, elle fermait les yeux pour ne pas voir cette eau. Ce fleuve-là.

Adam Biro, Les ancêtres d’Ulysse, Éditions des P.U.F., Paris 2002, nouvelle édition, La chambre d’écho, Paris 2018, cité également dans Le goût de Budapest, textes choisis et présentés par Carole Vantroys, Mercure de France, Paris, 2005

Budapest et le pont aux Chaînes détruit par les troupes allemandes, 1945, sources photo Fortepan

Le Pont aux Chaînes de Budapest

Un pont de bateaux !
« Durant le « long siècle » d’occupation ottomane de Buda et de Pest (1541-1686) le Pacha Mustafa fait installer un pont de bateaux sur le Danube qui fait en particulier l’admiration du chroniqueur et voyageur turc Evliya Çelebi (1611 – 1682) :
« Le long pont traversant le fleuve en dessous du château de Buda fait de blocs de bois repose sur 70 bateaux. Les bateaux sont attachés l’un à l’autre par des chaînes. Il y a quatre bateaux au milieu qui peuvent être désassemblés si un navire veut franchir le pont et refermés ensuite. »
Gyula Antalfly, A Thousand Years of Travel in Old Hungary, Éditions Corvina, Budapest, 1980. Cité par Catherine Horel dans Histoires de Budapest, Éditions Fayard, Paris, 1999

Quant au fleuve « il constituait pour les hommes de la préhistoire une barrière quasi infranchissable mais un semis d’îles sablonneuses permettait à des groupes de nomades de le traverser à hauteur de la rivière Rákos1. Après l’apparition des bateaux à rames, ce passage est abandonné au profit d’un autre, en aval, plus court et plus sûr, reliant le pied du mont Gellért et Pest, à l’emplacement de l’actuel pont Erzsébet, qui allait être pendant des siècles le principal point d’échange entre les grandes plaines de l’Est et le paysage vallonné à l’Ouest. »
Catherine Horel, Histoire de Budapest, idem

   Depuis la deuxième moitié du XVIIIe siècle (1767) on put traverser le Danube à la hauteur de Budapest par un nouveau pont de bateaux : « C’est un pont volant constitué d’environ cinquante bateaux attachés par des chaînes, deux ou trois d’entre eux sont sont décalés afin de ménager une ouverture permettant le passage des navires ; mais en hiver, les énormes masses de glace charriées par le courant viennent s’accumuler à tel point que l’on doit démonter le pont volant. Les communications entrez les deux villes sont coupées et ne peuvent reprendre tant que le fleuve n’est pas entièrement gelé. Le désagrément subi périodiquement par les habitants en raison du gel devient si gênant que la construction d’un pont de fer est maintenant envisagée. »2

Le pont de bateaux de Budapest vers 1840, peu avant le début de la construction du pont aux Chaînes, dessin de William Henry Bartlett (1809-1854)

Ce pont de bateaux n’était ainsi que saisonnier. On le démontait pendant l’hiver et on le remettait en place au printemps dès que la saison des crues était passée. En hiver, il arrivait aussi que l’on puisse traverser le fleuve à pied si les conditions météorologiques le permettaient.
Vers la fin du XVIIIe siècle l’ingénieur Antal Balla propose de construire un pont en pierre afin de relier les villes de Buda et de Pest tout au long de l’année mais son projet ne se concrètrise pas. D’autres tentatives suivent au début du XIXe siècle comme celles de l’ingénieur autrichien Joseph Campmiller et du capitaine György Banitz. Aucune de celles-ci ne voit pourtant le jour. En 1832, l’entreprenant et réformiste comte Széchenyi, qui, quelques années auparavant, après s’être rendu en hiver sur l’autre rive pour l’enterrement de son père, fut obligé de patienter huit jours avant de pouvoir retraverser le Danube pris par les glaces, fonde la Société du pont de Budapest. Celle-ci doit élaborer avec le palatin un projet définitif. Le comte lui-même effectue un voyage en Grande-Bretagne afin de s’informer des techniques anglaises. « En 1833, la Diète nomme un comité de dix membres, parmi lesquels figurent les députés des villes royales de Pest et de Buda, qui doit récolter les fonds nécessaires à la construction du pont. Il est d’abord exclu de faire payer à la noblesse l’intégralité de l’entreprise ; on ne peut d’avantage compter sur une aide publique et une souscription ne suffira pas. Les membres du comité se mettent tous d’accord pour exiger un droit de péage à l’ensemble de la population, y compris des nobles, pourtant exempts de tout impôt jusqu’alors. L’entreprise devient un enjeu national. En 1836, la Diète donne son aval à la construction du pont. Celui-ci n’est pas encore construit que la ville espère en espère déjà une exploitation lucrative. »3

William Tierney Clark (1783-1852)

William Tierney Clark (1783-1852)

   Ce sera un projet anglais qui sera retenu, celui de l’ingénieur anglais William Tierney Clark (1783-1852), à l’origine des ponts suspendus d’Hammersmith, (Londres, 1827), de Shoreham et de Marlow qui servira de modèle pour celui de Budapest. La première pierre est posée solennellement le 24 août 1842. Les travaux sont dirigés sur place par un ingénieur écossais homonyme, Adam Clark (1811-1866). Il vont se prolonger un certain temps puisqu’il faudra attendre jusqu’après la révolution de 1848 pour que celui-ci soit mis en service. Sa longueur est de 380 m et sa largeur de 14,5 m

Pose de la première pierre du pont des Chaînes

Pose de la première pierre du Pont aux Chaînes

   William Rey qui travaille à la Direction de la Société de Navigation sur le Danube est impressionné par le chantier : « La dernière fois que j’y arrivais, on voyait deux masses sombres s’élevant du sein des eaux et couvertes d’engins, de poutres, et d’hommes ; il s’en échappait la respiration précipitée et sifflante de machines à vapeur à haute pression. Depuis lors, ces deux châteaux marins sont devenus, les deux piles du pont suspendus de Pesth, le plus hardi du continent. »4

Le Pont aux Chaînes de Budapest, 1936, photo sources Fortepan Ted Grauthof 

La construction du Pont aux Chaînes de Budapest fut financée de manière privée par l’émission d’actions. Pour utiliser le pont il était nécessaire de payer un droit de péage. On payait ce droit de péage à une extrémité du pont en échange duquel on recevait une pièce et on la rendait à l’autre extrémité. Le fait que même les nobles et les ecclésiastiques n’étaient pas exemptés de ce droit de péage était une première en Hongrie. Comme Budapest était à cette époque en plein essor et que sa population quintupla entre 1850 et 1910, le pont fut utilisé de manière intensive permettant de rentabiliser les coûts de sa construction dès sa vingtième année. L’obligation de payer pour franchir le Pont aux Chaines fut supprimée en 1915.
Le Pont aux Chaînes deviendra rapidement le symbole de toute la ville. Il fut détruit à plusieurs reprises mais toujours reconstruit.

Le pont aux chaînes de Budapest, photo © Danube-culture, droits réservés

Une longue rénovation
   Depuis le 17 mars 2021, le Pont aux Chaines fait peau neuve pour une durée de travaux estimée à deux ans et demi. La fermeture du Pont aux Chaînes à la circulation automobile durera du 16 juin 2021 jusqu’en décembre 2022 et pour les piétons jusqu’à l’été 2023. La fin des travaux, en août 2023, coïncidera avec la commémoration des 150 ans de Budapest.

Notes :
1 Le Rákos Patak (44 km) est un ruisseau qui prend sa source près du mont Margita dans les collines de Gödőllő
2 Cité par Catherine Horel dans Histoire de Budapest, « Le pont le plus hardi du continent », Librairie Arthème Fayard, Paris, 1999

3 William Rey, Autriche, Hongrie et Turquie 1839-1848, Paris 1849
4 Cité également par C. Horel dans Histoire de Budapest, idem

Le pont aux Chaînes et la légende des quatre lions sans langue
Femme de lettres, polémiste très appréciée dans les salons de la IIIe République, amie de Georges Sand et de Marie d’Agoult, Juliette Adam (1836-1936) se rend à Budapest en 1884. Elle fait du Pont aux Chaînes, du Danube et de la ville une description pleine d’admiration. Elle reprend ici la légende qui veut que les quatre lions du Pont aux Chaînes réalisés par le sculpteur hongrois János Marschalkő (1818-1877) n’aient pas de langue et que l’artiste se serait suicidé pour cet oubli. Il est vrai qu’on les distingue à peine mais les lions ont bien une langue au fond de leur gueule. Chacun, s’il le souhaite, peut le vérifier sur place.

Le pont aux chaînes depuis la rive droite, photo © Danube-culture, droits réservés

« Lorsqu’on sort du tunnel de Buda, Pest apparaît au milieu d’une vaste plaine, s’y déroule à l’infini, parsemée de beaux édifices. Il faut traverser le Danube, qui sépare Buda de Pest, sur un pont immense, plus hardi que tout ce que l’imagination peut rêver : il a quatre cents mètres de long et repose seulement sur deux piles. Des lions superbes en gardent les extrémités. On me raconte sur ces lions une anecdote.
Le pont était bâti, la municipalité l’inaugurait le lendemain. L’architecte, fière d’une telle oeuvre, attendait patiemment son succès ; mais le sculpteur qui avait décoré le pont, et venait de terminer ses quatre lions, fit orgueilleusement publier par la ville : « Quiconque demain trouvera un défaut à mes lions recevra cinq mille florins. »
Sitôt le jour paru, la foule vint et admira les superbes animaux, qui, les pattes allongées, la gueule entrouverte, ont l’air de dompter le Danube sous leurs griffes.
Tout à coup, un misérable savetier se détache de ceux qui l’entourent, s’avance vers le sculpteur, que la foule applaudissait, et dit :
— Je vois quelque chose !
On le crut fou, et plusieurs le huèrent.
— Que vois-tu ? lui demanda en riant le sculpteur.
— Eh, répliqua t-il, ces bêtes ont une gueule, des dents, mais pas de langue !
— C’est vrai répéta la foule, pas de langue ! pas de langue !
— Ils l’ont donné aux chiens ! s’écrie quelqu’un.

Les lions du pont des Chaînes

Un des lions sans langue (apparente) du Pont aux Chaînes, photo © Danube-culture, droits réservés

La foule se moque du sculpteur et applaudit le savetier.
Alors l’artiste, fou de désespoir, franchit la balustrade du pont et se jette dans le Danube.
On devrait chaque année, le jour de la mort du sculpteur, le 22 septembre, revêtir les lions de crêpe noir. Les oiseaux font leur nid dans la grande gueule des lions et ne se plaignent pas qu’elle soit vide.
Le Danube est gris au milieu, verdâtre à ses bords ; sera-t-il bleu demain ? Il se moire sous la lumière, crépite comme la flamme, il miroite, il étincelle. Majestueux, solennel et lourd, le fleuve énorme ne coule pas, il marche.
De grands bateaux élégants suivent le courant ; d’autres le traversent avec des circuits ; ils soulèvent des vagues moutonneuses, dont l’eau se brise en poussière irisée, et qui donnent au fleuve des mouvements de houle.
C’est au grand hôtel Hungaria que je descends. J’habite un angle, et ma vue s’étend, à droite, jusqu’à l’île Sainte-Marguerite. Je vais au balcon ; la première chose qui me frappe est le nom d’un bateau : Ariadné. Il porte, comme emblème, la demi-couronne de rayons, le signe du Dieu brillant que j’adore. Ariadné fait, sous mes yeux, le service des rives du Danube.
À mi-hauteur, suspendus et comme se jouant, des nuages courent entre le ciel et l’eau ; ils s’accrochent au versant d’une colline, s’y déchirent, s’y émiettent. L’air est d’une telle pureté que tous les objets s’éclairent dans tous les sens et se détachent les uns des autres, même à une grande distance. C’est déjà la lumière de l’Orient, et cependant elle a encore la douceur de la lumière d’Occident. Je pense alors gaiement qu’avec un pareil jour il me sera facile de pénétrer, d’écarter les ombres de l’esprit hongrois, s’il en a.
« Le Danube m’appartient, il est à mes pieds, et je l’aime. Je vais le voir au lever, au coucher du soleil, et sous la lune. »
Juliette Adam, La Patrie hongroise, 1884

Un des quatre lions du pont aux chaînes, photo Danube-culture, © droits réservés

Sources :
HOREL, Catherine, Histoire de Budapest, « Le pont le plus hardi du continent », Librairie Arthème Fayard, Paris, 1999
VANTROYS, Carole, Le goût de Budapest, Mercure de France, Paris, 2005
VISZOTA, Gyula, A SZÉCHENYI HÍD TÖRTÉNETE, AZ 1836 : XXVI. T. C. MEGALKOTÁSÁIG, (AZ ESZME MEGPENDÍTÉSÉNEK SZÁZÉVES ÉVFORDULÓJA ALKALMÁBÓL), ÍRTA : MTA rendes tagja, Budapest, 1935

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour octobre 2024

Le Pont aux Chaînes détruit par les troupes allemandes en 1945 et le Danube pris par les glaces, photo de  février 1946

L’île Marguerite (Margit-sziget)

   « En quittant l’île, au retour, nous voyons l’illumination gagner la ville. C’est un spectacle unique ; l’eau réfléchit toutes les lumières. On se croit dans une Venise immense. Les plus petites choses prennent des proportions magiques, et il semble qu’on entre dans la plus grande des capitales. »
Juliette Adam, La Patrie hongroise, Souvenirs personnels, Nouvelle Revue, Paris, 1884

Gravure de l’île Marguerite, XVIe siècle

Lorsque Béla IV succède à son père André (1176-1235) et monte sur le trône de Hongrie à l’automne 1235, pour un règne qui durera jusqu’au mois de mai de l’année 1270, le jeune souverain de la dynastie des Árpád ne sait pas que son pays est à la veille de l’une des plus terribles invasions de toute son histoire, l’invasion mongole.
Les soldats de la Horde d’or sont aux portes de Pest dès 1239. La défense de la ville et du pays s’organise dans une certaine improvisation mais les renforts autrichiens ne sont pas assez importants. Aussi les Mongols entrent sans grande difficulté dans Pest et la pillent tout en massacrant une grande partie de ses habitants pendant que Béla IV, sa cour et ses armées s’enfuient en Autriche puis en Dalmatie et s’installent à Trau (Trogir). Les troupes mongoles vont passer sur l’autre rive du Danube en janvier 1242 avec la complicité involontaire du fleuve gelé et mettront également à sac Buda et Óbuda puis ils continuent leur chemin en amont du fleuve, en direction d’Esztergom et du nord-ouest du pays. Ayant appris la mort de leur souverain Ögedeï Khan (vers 1189-1241), troisième fils de Gengis Khan et deuxième khagan, ils abandonnent leur projet de conquête plus à l’ouest, vers l’Autriche et Vienne, pour retourner en Asie centrale laissant Buda, Pest et la Hongrie dévastées. Dès son retour, Bela IV fait reconstruire Buda et la dote de fortifications. C’est à ce souverain que l’on doit ce quartier du château protégé alors par de hauts murs d’enceinte.

Nymphe sur l’île Marguerite… Photo droits réservés

Marguerite, pieuse princesse moniale
   Béla IV se préoccupe également d’édifier des monuments religieux. La légende raconte qu’à l’époque où les Mongols dévastent le pays puis la ville, le roi fit un voeu : « Si Notre pays retrouve la liberté, Nous élèverons dans l’île du Danube proche de nôtre château royal, [l’île aux lièvres], un monastère consacré à la mère de Dieu où de pieuses jeunes filles, et parmi elle, Notre fille, la princesse Marguerite, serviront toute leur vie Dieu et sa sainte Mère. » Le couvent des Dominicaines est construit et la Princesse Marguerite (vers 1242-1271) accompagnée de sa mère, Marie Lascaris (vers 1206-1270) s’y installent pour y mener une vie religieuse, ascétique, entourées de dix-sept nonnes de l’évêché hongroise de Veszprem. Le roi et sa cour séjournent également volontiers sur l’île à proximité du couvent, dans un palais érigé par l’archevêque d’Esztergom et prieur de Buda Benedek (Benoît, ?-1055).

Mort de sainte Marguerite par József Molnár (1821-1899), collection privée, source Wikimedia commons

Le couvent des dominicaines a été détruit depuis mais il reste quelque chose du souvenir du séjour de Marguerite au-delà du nom de l’île, dans la paisible atmosphère de détente et de repos qu’offrent ces lieux insulaires, des lieux d’une certaine manière en dehors du temps, plantés d’arbres, préservés du bruit envahissant du centre ville. Les Pestois adorent leur île Marguerite, vont s’y promener, s’y baigner, y pratiquer différentes disciplines sportives, s’y soigner ou y danser.
Les habitants vouent une vraie dévotion à Sainte Marguerite qu’on peut considérer comme la patronne officieuse de la capitale hongroise. En dehors de l’île, un pont, une place, un hôpital, un boulevard et plusieurs rues de différents quartiers de la ville portent son nom.
La princesse Marguerite fut canonisée en 1943.

L’élégant pont Marguerite (Margit híd) dessiné par deux ingénieurs français, photo droits réservés

« L’île aux lièvres m’a raconté son secret :
Par une nuit calme où rode l’insolite,
Son père le roi dans le cloître a jeté
La blanche fleur des légendes : Marguerite.

Ce cri bâillonné, cette fille de rêve,
Un mot trop brutal la faisait défaillir.
À la cour royale on entendait sans trêve
Des reîtres grossiers, hirsutes à plaisir.

Mais elle attendait qu’arrive d’Occident
Un beau chevalier qui s’en viendrait pour elle,
Non point quelque noble au regard impudent,
Mais un troubadour errant, gentil et frêle.

Son coeur se crispait dans une attente vaine,
Le château bruissait et les fringuants Hongrois
Des petits chevaux coumans1 tiraient les rênes.
Son doux cavalier de rêve ne vint pas.

Au bord du Danube il n’a jamais paru,
Le tendre chanteur aux caressantes lèvres,
Marguerite enfin fut donnée à Jésus
Et mourut là-bas, dans l’île aux lièvres. »

Endre Ady (1877-1919)

Notes :
peuple turcophone semi-nomade de la région du fleuve Kouban  puis qui se déplace par la suite vers la steppe eurasienne puis pontique et au XIe siècle envahissent des territoires occupés par des Valaques et des Magyars.

Sources :
BOLDENYI, J., pseud. [i.e. Pál Szabó.], La Hongrie pittoresque, artistique et monumentale, H. Lebrun, Paris, 1851
FOUGEROUSSE, Monique, Hongrie, L’Atlas des voyages, Édition Rencontre, Lausanne, 1962

HOREL, Catherine, « Capitale de la Hongrie médiévale (900-1541) », Histoire de Budapest, Fayard, Paris, 1999
HUREL, Juliette, La Patrie hongroise, Souvenirs personnels, Nouvelle Revue, Paris, 1884

Eric Baude, © Danube-culture, droits réservés, mise à jour, 15 novembre 2022

Des aventuriers sur le Danube (II) : l’Américain Paul Boyton descend le fleuve à la nage de Linz à Budapest en 1875

Né à Pittsburgh Pennsylvanie en 1849 sur les rives de la rivière Allegheny, un affluent de l’Ohio de 523 km appartenant au bassin versant du Mississipi, Paul Boyton, « The Fearless Frogman », a un profil d’aventurier, de sportif et d’inventeur. Nageur performant, il réussit son premier sauvetage à l’âge de douze ans. Trois années plus tard il quitte les siens pour s’engager dans la marine américaine, rejoint ensuite les révolutionnaires mexicains et sert dans la marine française pendant le conflit franco-prussien. Après son retour en Amérique il participe à l’organisation du United States Lifesaving Service, organise le premier département de sauvetage d’Atlantic City (New Jersey) et en devient capitaine en 1873. Pendant les deux années suivantes, il n’y aura pas un seul noyé à Atlantic City, Paul Boyton étant personnellement responsable du sauvetage de soixante et onze personnes.
C’est dans le cadre de ses activités dans cette ville qu’il commence à  expérimenter de nouveaux équipements de sauvetage, en particulier une combinaison en caoutchouc inventée par C.S. Merriman. Cette combinaison, facile à enfiler peut maintenir le nageur dans l’eau indéfiniment, le gardant parfaitement au sec1. L’équipement se complète d’une double pagaie pour faciliter le déplacement dans l’eau. P. Boyton réalisera son exploit dans le Danube de 1876 avec cette combinaison.
À l’automne 1874, il est à New York, déterminé à faire une démonstration qui prouverait au monde entier l’intérêt de cette invention. Il se rend également en Europe pour la promouvoir et réussit en 1875 la traversée à la nage de la France vers l’Angleterre revêtu de sa combinaison étanche sur laquelle est fixée une petite voile. Un grand enthousiasme entoure ses performances. Des messages de félicitations sont envoyés par la reine d’Angleterre et le prince de Galles mais le succès commercial se fait attendre.


Le sportif et inventeur américain nage pendant sa tournée européenne dans le Rhin de Bâle à Cologne, réussit à descendre en 84 heures le Danube de Linz à Budapest, accomplit les exploits de nager en 92 heures dans le Pô de Turin à Ferrare, dans l’Arno de Florence à Pise et dans Tibre d’Ortie à Rome. À cette occasion il est accueilli très chaleureusement en particulier à Rome où il est acclamé par plus de 100 000 personnes se tenant les rives du fleuve. Paul Boyton nage également, lors de son séjour en Italie, dans la Méditerranée, de l’île de Capri à Naples. Le roi Victor Emmanuel II d’Italie le nomme Chevalier de l’ordre de la Croix. Il traverse encore le détroit de Gibraltar et en août 1878, infatigable, descends la Seine de Nogent à Paris. Lorsqu’il arrive dans la capitale française, le correspondant du New York Times estime la foule à près d’un million de personnes. L’aventurier et sportif émérite descendra d’autres fleuves européens comme le Rhône, la Loire et le Tage. À l’occasion de sa descente de la Loire il rencontre Jules Verne (1828-1905) en aval d’Ancenis qui remonte le fleuve sur un bateau avec quelques-uns de ses mariniers. L’écrivain accompagne Paul Boyton jusqu’à Nantes. Les deux hommes devinrent de grands amis. Paul Boyton profitera de l’hospitalité de Jules Verne sur son yacht et dans sa résidence à Nantes et Jules Verne s’inspirera de sa combinaison flottante pour illustrer certaines scènes de son roman « Les tribulations d’un Chinois ». De retour aux États-Unis en décembre 1878 Paul Boyton nage dans l’Hudson d’Albany à Manhattan et, en septembre 1881, réussit la performance de nager de 3200 miles dans le Mississippi.
Paul Boyton publie en 1892 le récit de ses voyages et de ses multiples aventures sous le titre « The Story of Paul Boyton ».

À la nage de Linz à Budapest…
   « Peu après, Paul Boyton se rendit à Louisville, dans le Kentucky, où il nagea en amont des chutes de l’Ohio. Cet exploit suscita l’effervescence à Louisville et dans les environs. Il partit ensuite en Europe et commença en mai sa tournée par Amsterdam. À cette époque il était déjà bien connu du  monde du spectacle. Ses exhibitions eurent beaucoup de succès dans tous les Pays-Bas et en Allemagne.
Le 3 août 1876, Paul Boyton arriva à Linz en Autriche. Il eut alors un accident qui faillit lui faire perdre l’œil droit à cause de l’explosion prématurée d’une torpille. Invalide, il resta pendant deux semaines dans une chambre d’un hôtel sur les rives du Danube. La vue permanente des eaux du fleuve qui semblaient l’inviter fit naître dans son cœur le désir d’une nouvelle expédition. Il ne lui fallut pas longtemps pour se décider à descendre à la nage le Danube de Linz à Budapest, situé à environ quatre cent cinquante miles2 en aval. Lorsqu’il annonça son intention de réaliser cet exploit, la nouvelle fut aussitôt télégraphiée à toutes les régions bordant le fleuve.

Linz (Haute-Autriche) à la fin du XIXe -début du XXe siècle, collection particulière Danube-culture

   Quand il entra dans l’eau, toute la ville ou peu s’en faut, s’était donné rendez-vous pour lui faire ses adieux Le courant était très rapide mais, heureusement, de nombreuses îles et des épis3 se trouvaient au long du fleuve. Le nageur ne trouva rien de bleu dans ce Danube presque aussi jaune que le Mississippi. À l’instar de tous les fleuves du monde, celui-là a ses passages redoutés, comme les tourbillons de Struden. Ces périlleux rapides du Haut-Danube sont entourés d’un paysage pittoresque de hautes collines boisées. Une foule nombreuse s’était amassée à cet endroit pour voir Paul Boyton passer les obstacles. Il plongea sous deux ou trois grosses vagues qui le submergèrent complètement. Alors qu’il  luttait contre le courant impétueux, il répondit aux acclamations en brandissant sa pagaie.
Son accueil à Vienne fut des plus enthousiastes. À Presbourg4, le club de natation local l’accompagna pendant environ deux miles. L’institution lui décerna le titre de membre honoraire alors même qu’il nageait dans le fleuve au milieu de ses amis. Il continua ensuite son chemin seul et traversa toute la journée un pays stérile et désert, rencontrant de temps en temps des chercheurs d’or installés sur des bancs de sable. Ils avaient l’air farouches et portaient tous des chemises blanches et des pantalons larges. Son apparition, alors qu’il nageait dans le courant, ne manquait jamais de susciter la plus grande stupéfaction parmi les groupes de gens qui n’avaient probablement jamais entendu parler de lui. C’était un jour torride et le soleil lui brûlait cruellement le visage. Le soir, des nuages de moustiques l’entourèrent, lui rendant la vie infernale. Cette nuit-là, il somnola, épuisé par les efforts qu’il avait dû prodiguer. Vers onze heures, malgré lui, il s’endormit, pourtant conscient du danger que lui faisaient courir les bateaux-moulins. Ces bateaux-moulins du Danube sont constitués de deux barges reliées l’une à l’autre par des poutres autour desquelles tourne une grande roue. Ils sont ancrés dans la partie la plus rapide du courant qui entraîne le mécanisme.

Bateaux-moulins sur le Danube hongrois, collection particulière

   Paul fut sorti brusquement de son sommeil par un énorme bruit de fracas et se retrouva juste entre deux grosses barges. En à peine de deux secondes il serait à la merci d’une roue en mouvement rapide. Le courant le projeta contre elle. Avant même qu’il ne puisse prendre la mesure de la situation, l’une des planches le frappa au-dessus des sourcils et la suivante l’atteignit à l’arrière de la tête, le faisant sombrer complètement. Sa pagaie pour nager s’était cassée en deux et l’une des moitiés disparut tandis qu’il pouvait sentir un sang chaud couler sur son front. À l’aide de la moitié de pagaie cassée qui lui restait, il gagna les remous à la poupe d’une des barges. Le meunier fut réveillé par ses appels à l’aide. Un robuste Hongrois apparut sur le pont, une lanterne à la main, et lança une corde au nageur presque évanoui. Paul s’y accrocha fermement et fut hissé. La lumière de la lanterne révéla alors son visage couvert de sang et son bonnet de nage en caoutchouc brillant. Le meunier poussa un cri de terreur, lâcha la corde et courut se réfugier dans le moulin où il s’enferma à double tour, pensant sans doute qu’un mauvais esprit du Danube lui était apparu. Lorsque le meunier épouvanté relâcha son emprise sur la corde, Paul, presque entièrement épuisé, se laissa flotter dans le courant où il demeura, dans un état semi-conscient. Avec sa demi-pagaie, il réussit à se tenir à l’écart des autres moulins et se laissa porter jusqu’à l’aube. Ses yeux étaient presque fermés à cause de l’enflure de son front tuméfié. Peu après, il découvrit un château sur les berges d’un côté du fleuve. Il en réveilla les habitants par un coup de  alors qu’il dérivait impuissant. Un bateau quitta la rive et le recueillit. Il y avait à bord un officier autrichien et deux soldats.
L’officier l’informa que le château vers lequel on le transportait était la forteresse de Komorn5. Un chirurgien pensa rapidement ses blessures. En deux jours il fut suffisamment rétabli pour reprendre son voyage.

Paul Boyton avec sa combinaison étanche flottante et sa double pagaie

   Depuis Komorn, il nagea toute la journée et la nuit suivante pour rattraper le temps perdu. Le lendemain, à l’aube, de grandes montagnes s’élevaient de chaque côté d’un Danube dans un lit étroit et au fort courant.Vers huit heures du soir, il atteint un petit village et appris qu’il s’agissait de Nagy6, à environ quarante miles au-dessus de Budapest. Là, il prit quelques rafraîchissements et se mit en route pour la dernière étape de course nautique. Quelques kilomètres plus bas, il découvrit une très haute montagne, surmontée d’une croix, sur laquelle courait un chemin en zigzag. À chaque tournant de ce chemin était érigée une grotte contenant quelque scène de la Passion de Notre Seigneur. Ce chemin de croix est un lieu de dévotion célèbre pour le peuple croyant de Budapest7. En passant devant la montagne, il salua un groupe de dames et de messieurs qui se tenaient sur la rive. L’un d’eux l’interpella en allemand et lui demanda de relâcher un peu son rythme de nage afin qu’ils puissent descendre à ses côtés en barque. Paul se plia à leur demande, se tint droit dans l’eau et dériva tranquillement. La barque fut bientôt près de lui : deux dames y étaient assises, de toute évidence une mère et sa fille ainsi que deux messieurs. La  jeune fille, âgée d’environ dix-huit ans, était, de l’avis de Paul, la plus jolie fille qu’il ait jamais vue de sa vie. Il admirait sa merveilleuse beauté et ne prêtait que peu d’attention aux flots de questions qui lui étaient posées en hongrois-allemand par les hommes. Dans son meilleur allemand, il demanda à la jeune fille ce qu’il savait déjà, c’est-à-dire « À quelle distance se trouve Budapest ? ». Elle sourit et répondit en français : « Environ trente-cinq miles. Je suppose que vous parlez mieux le français que l’allemand ? »
C’est exactement ce que Paul souhaitait. Elle servait maintenant d’interprète pour tout le groupe et sa douce voix chassait tout sentiment de fatigue. Comme le courant poussait la barque à descendre le fleuve rapidement, sa mère suggéra qu’il était temps de se dire au revoir. Avant de partir, un des messieurs lui demanda par l’intermédiaire de la jeune femme « si M. le Capitaine voulait bien prendre un verre de vin ». Paul répondit qu’il était bien tôt pour porter un toast, mais que s’il lui était permis de trinquer à la santé de la plus belle fille de Hongrie, il se sacrifierait volontiers.
Avec un rire musical, elle lui tendit un verre rempli de Tokay pétillant. Une poignée de main générale s’ensuivit et, tandis que la main humide et recouverte de caoutchouc de Paul saisissait celle de la jeune femme, il la pria de lui offrir le bouquet de violettes qu’elle avait épinglé sur sa poitrine, en souvenir des instants inoubliables qu’il avait passés en sa compagnie. Elle accepta sa demande. Il embrassa le bouquet galamment et le fit glisser à travers l’ouverture au niveau de son visage de sa combinaison en caoutchouc pour les blottir contre sa poitrine. Alors qu’il reprenait sa pagaie, la pensée lui vint que la franche cordialité des occupants masculins du bateau au début de leur rencontre avait soudainement changé et que leurs adieux étaient plus formels que leur présentation ; mais il n’y prêta guère attention et s’éloigna vers Budapest d’un mouvement ferme et régulier, tout en fredonnant :
« Son sourire lumineux me hante encore. »8
    Budapest avait été informé par télégraphe de son arrivée imminente. Lorsqu’il atteint la capitale hongroise, les deux rives et les ponts étaient noirs de monde et les clameurs de « Éljen Boyton, éljen America »résonnèrent de tous les côtés. La chaleur de son accueil à Budapest fut tout simplement indescriptible.

Budapest dans les années 1870. La ville connut après 1838, à la fin de 1875 et au début de 1876, de nouvelles inondations catastrophiques.

   En racontant l’histoire de sa nage danubienne, il mentionna la merveilleuse rencontre qu’il avait faite à Visegrad. Son récit fut dûment publié dans les journaux avec ses autres aventures. De Budapest, Paul retourna en en chemin de fer à Vienne, où il s’était engagé à faire une démonstration pour le Club nautique. Ce contrat étant rempli et libre d’aller où bon lui semblait, il suivit sa fantaisie et prit le premier train pour la capitale hongroise. Ses nombreuses démonstrations y eurent un grand succès ; l’une des plus importantes était au profit d’un foyer pour jeunes filles, une œuvre de charité réputée de la ville. À la fin de sa démonstration, une pluie de fleurs et de bouquets lancés sur lui dans l’eau l’impressionna. Le lendemain, il reçut une lettre adressée comme suit : 

Sir Capitaine Paul Boyton à Budapest, Hôtel Europa.

La lettre était ainsi rédigée : 

Sir,
   Nous vous prions d’accepter nos sincères remerciements pour votre généreuse complaisance, ayant secouru des intérêts étrangers dans un pays étranger. Nous vous assurons que votre nom et le souvenir de votre noble action ne quitteront jamais le cœur de ces jeunes filles, que nous pouvons aider par votre bienfaisance à s’instruire des professions nécessaires. Permettez-moi de vous adresser nos remerciements. Nous n’oublierons jamais votre conduite de gentleman.

   Je vous suis très reconnaissante, votre estimée ELMA HENTALLERF, Secrétaire ;

MRS. ANNA KUHNEL, Présidente de l’Union des Dames. Budapest,

18 septembre 1876

   Pendant son séjour, Paul garda les yeux grands ouverts dans l’espoir de rencontrer à nouveau la merveilleuse jeune femme qui avait fait une telle impression sur son cœur. Un jour, un officier hongrois le croisa dans la rue et lui dit :
« Capitaine, n’aimeriez-vous pas être présenté à la jeune femme que vous avez rencontrée sur le Danube à Visegrad ? »
L’officier lui dit de se préparer le soir même et qu’il l’emmènerait dans sa loge privée au Théâtre Tational. Paul fut prêt quelques heures avant l’heure prévue. Ils entrèrent dans la loge. L’objet de ses rêves se leva de son siège et, avançant avec un charmant sourire charmant, lui dit en anglais :
« Je suis si heureuse de vous voir, capitaine. »
« Pas plus que je ne le suis moi-même de vous revoir. Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé anglais sur le fleuve ? »
« Eh bien, s’exclama-t-elle, j’étais un peu confuse et je ne me souvenais pas que les Américains parlaient anglais, mais laissez-moi vous présenter à ma mère et à ces messieurs. »
Paul fut alors présenté à un officier autrichien et à un comte qui, avec sa mère, occupaient la loge. Il ne prêta guère attention à la pièce qui était jouée car il entretint une conversation soutenue en anglais mêlé de français avec la charmante jeune femme à ses côtés. En diplomate averti, il adressa par la même occasion quelques remarques ponctuelles à sa mère. À la fin de la représentation, Paul offrit son bras à la jeune femme, tandis que l’officier autrichien prenait celui de sa mère. Les autres messieurs du groupe prirent les devants à la porte. Ils rentrèrent tranquillement par les rues étroites et l’officier qui escortait la mère de la jeune femme fit tinter le fourreau de son long sabre sur les pavés d’une manière virile. Avant qu’ils ne se séparent à la porte de la maison, Paul demanda et obtint la permission de téléphoner à la jeune femme le lendemain. Il s’éloigna ensuite et, accompagné du militaire hongrois, prit la direction de son hôtel. L’officier lui demanda combien de temps il comptait encore rester à Budapest. Paul ne put satisfaire à sa curiosité, car il était libre à ce moment-là et n’avait pas de plan de route particulier. En arrivant à l’hôtel, le capitaine proposa de prendre un verre. Alors qu’il était assis à table, l’officier mit la conversation sur le sujet du duel et posa à son interlocuteur des questions sur ses codes en vigueur en Amérique. Paul, devinant facilement le fil de ses pensées, le divertit avec des récits de combats farouches avec des couteaux Bowie, des revolvers, des fusils et des canons, lui assurant qu’ils étaient fréquents dans la partie des États-Unis d’où il venait. Il affirma à l’officier qu’il ne connaissait pas un seul de ses amis qui ne préféraient pas participer à un duel plutôt que d’être invité à un banquet. Lorsque celui-ci se sépara de Paul, ses pensée étaient envahies des récits poignants auxquels il semblait croire, du moins son comportement était-il beaucoup plus doux que lorsqu’ils étaient entré dans l’hôtel.
   Paul resta à Budapest deux semaines de plus qu’il ne l’avait prévu. Pendant cette période, il se rendit fréquemment chez la belle Irène, où il fut toujours accueilli par elle-même et ses parents. S’en suivit un voyage à travers les principales villes de Hongrie… »

PAUL BOYTON, THE STORY OF PAUL BOYTON, VOYAGES ON ALL THE GREAT RIVERS OF THE WORLD, PADDLING OVER TWENTY-FIVE THOUSAND MILES IN A RUBBER DRESS, A RARE TALE OF TRAVEL AND ADVENTURE, THRILLING EXPERIENCES IN DISTANT LANDS, AMONG STRANGE PEOPLE. A BOOK FOR BOYS, OLD AND YOUNG.
To my beloved and gentle wife, whose patience and help have enabled me to present the public the story of my life.
George Routledge & Sons, London, 1892
Chapter XI, « A short run on the Mississippi. The funny Negro pilot. Down the Danube and the Po. Attacked by fever. Lucretia Borgia’s castle. »
Traduction d’Alain Chotil-Fani, adaptation en langue française, Eric Baude

Notes :
1 « La combinaison était fabriquée en deux parties, reliées à la taille par une ceinture métallique ronde, sur laquelle un revêtement en caoutchouc était si bien fixé qu’il était tout à fait étanche. La tête était recouverte d’un capuchon, qui cachait tout sauf les yeux, la bouche et le nez. À l’arrière du bonnet, il y avait une chambre à air qui, une fois remplie, donnait au voyageur un oreiller très confortable. Le long des côtés, se trouvaient deux autres grandes chambres à air et deux autres encore en dessous, pour soutenir les jambes. » selon une description de l’époque.
2 Soit environs 720 kilomètres si l’on prend le mile américain comme référence. Linz se trouve au PK 2135 et Budapest au PK 1647 soit une distance officiel de 488 km par le fleuve. Paul Boyton aurait-il volontairement exagéré le nombre de km parcourus ?
3 Un épi est un ouvrage hydraulique construit à partir d’une berge dans le lit du cours d’eau pour freiner le courant, enrayer les mouvements de sédiments et améliorer les conditions de navigation.
4 Bratislava (PK 1868)
5 Impressionnante forteresse militaire construite par les Autrichiens sur le Danube hongrois à la hauteur de Komorn (Komárno-Komárom) pour face aux menaces d’invasions ottomanes. Elle leur permettait de contrôler le fleuve et sa navigation et fut surnommée « La Gibraltar du Danube ».
6 Le village de Nagymaros (PK 1695) sur la rive gauche du fleuve situé en face de Visegrád dans le « Coude du Danube ». Le fleuve se fraie alors un chemin entre les monts Börsöny (rive gauche) et le massif de Visegrád (rive droite), en aval d’Esztergom et en amont de Budapest.
7 Il pourrait s’agir des neuf stations du chemin de croix du calvaire de Zebegény ( PK 1703, 30, rive gauche) au sommet duquel se trouve une chapelle construite en 1853 par Mme József Fischer Borbála Zoller. Le petit village de Zebegény est toutefois situé en amont de Visegrád, ancienne capitale du royaume de Hongrie.
8 « Her bright smile haunts me still » : chanson célèbre du Sud confédéré de la décennie 1860, musique de William Thomas Wrighton, paroles de Joseph Edwards Carpenter. 

https://www.loc.gov/item/jukebox-762555
9
Vive Boyton, vive l’Amérique ! 

Annonce du décès de Paul Boyton, nageur et ornithologiste (collectionneur d’oiseaux !) le 19 avril 1892 dans la presse new-yorkaise

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour mai 2024

Le Corbusier et le Danube

   « Voilà comment à deux heures de la nuit, sur le bateau blanc descendant l’immense fleuve entre Budapest et Belgrade, je n’en finis plus, oubliant d’aller sur le pont voir la lune déjà grosse monter à travers le dédale des astres ! »
Charles-Édouard Jeanneret, alias Le Corbusier, En Orient, quelques impressions

   « Ainsi depuis des jours nous descendons le Danube. C’est immense et grandiose et nous sommes tout emballés. »

Le grand architecte, peintre, sculpteur, urbaniste franco-suisse Charles-Édouard Jeanneret, alias Le Corbusier (1887-1965)1,  est en séjour d’étude et d’apprentissage contrasté en Allemagne au début de 1910. C’est à Berlin qu’il conçoit, influencé par l’écrivain, peintre et critique d’art suisse William Ritter (1867-1955), féru et grands connaisseur des pays et des cultures d’Europe centrale qui le conseille et lui recommande des personnalités à contacter, son projet de grand « voyage d’Orient ». Il l’appelle aussi son « voyage utile ». Le jeune homme adressera pendant son périple une correspondance à son « guide spirituel » aux tonalités parfois lyriques et rendra compte à celui-ci de ses premières impressions sur le fleuve : « Ainsi depuis des jours nous descendons le Danube. C’est immense et grandiose et nous sommes tout emballés. Et cependant, il n’y a place que pour le sentiment. Rien ne gît dans les lignes mêmes ou les couleurs quoique les unes et les autres soient belles. Mais tout est dans le mouvement et le sentiment de ce fleuve immense. Il en serait d’une aquarelle ici comme d’une aquarelle au bord ou au milieu de la mer. Et c’est rare je crois que de tels sujets puissent être graphiquement beaux… », ou encore : « Je vous écris du bateau, c’est l’heure du couchant. À onze heures nous serons à Belgrade. Nous sommes assis presque toujours à la même place, depuis ce matin de bonne heure. Et le spectacle est si attachant que nos libres restent fermés et que cette pauvre lettre – la seule manifestation active de la journée, – a subi de nombreuses fois des pannes sans fin. Tout, sur ce grand fleuve excite la curiosité, l’admiration, la contemplation. Et puis, tout l’inconnu de ce voyage nous paraît si plein de promesses, ce sera sous un ciel qui déjà s’annonce splendide que, par ma foi, et bien compréhensiblement, on se sent heureux… ».
Le périple dure du 20 mai 1911 au 1er novembre de la même année. Le Corbusier est parti donc de Berlin et reviendra en Suisse à La Chaux-de-Fonds où il doit enseigner à l’École d’art. Il est accompagné d’August-Maria Klipstein (1885-1951), historien d’art suisse, rencontré à Munich et qui partage son enthousiasme pour l’Orient et les voyages.
C’est sous forme de notes illustrées de croquis, d’aquarelles et de relevés que Le Corbusier rend compte de ce qu’il voit et ressent, transcrit ses impressions dont seulement des extraits paraîtront dans un journal suisse, la Feuille d’avis de la Chaux-de-Fonds, de juillet à novembre 1911. En plus de ses croquis et aquarelles Le Corbusier pratique abondamment la photographie et ramènera 500 clichés dont il ne se servira guère pour illustrer ses livres. Il est vrai que pour lui rien ne peut remplacer l’impression du regard et le travail en profondeur du croquis et du dessin. « L’appareil photo est un outil de paresse puisqu’on confie à une mécanique la mission de voir pour vous. Dessiner soi-même, suivre des profils, occuper des surfaces, reconnaître des volumes, etc., c’est d’abord regarder, c’est être apte peut-être à observer, apte peut-être à découvrir… » (Le Corbusier, L’Atelier de la recherche patiente).
Même si elles ne semblent pas être tout-à-fait au même niveau que celles ultérieures du même récit, plus élaborées, consacrées à Constantinople, à la Grèce où à l’Italie, les pages évoquant ses premiers jours de voyage et ses impressions danubiennes, hongroises, serbes, bulgares et roumaines constituent un témoignage unique et passionnant sur le fleuve et ses habitants. Il y décrit quelques-unes des populations riveraines, leurs us et coutumes, le patrimoine architectural des villes, des villages et la beauté colorée des paysages environnants. Le regard de Le Corbusier sait ne rien exclure, il s’ouvre tout entier à l’espace danubien, son champs infini de nuances, de couleurs et de vibrations. Il observe avec acuité, accueille et fouille l’environnement avec une grande curiosité, un enthousiasme étonné, parfois sévèrement critique pour les villes (Vienne, Budapest et Belgrade ne lui plaisent guère) mais la plupart du temps par ailleurs bienveillant et se réjouissant des rencontres avec les villageois quand il a l’opportunité de descendre sur la rive. Son récit est descriptif et coloré de mille et une formes et palettes de détails. Les deux jeunes voyageurs, qui se complètent à merveille pour rivaliser d’enthousiasme et de passion juvénile, savent aussi que cette route fluviale est une ouverture, une promesse ; elle les rapproche de leur objectif principal, les conduit vers cette rencontre initiatique tant désirée « des grandes lignes des mers bleues et des grandes parois blanches des temples – Constantinople, l’Asie mineure, la Grèce, l’Italie méridionale – ». Ils ont l’intense pressentiment que ce voyage d’Orient « sera comme un vase au galbe idéal, duquel sauront s’épandre les plus profonds sentiments du coeur… » Et voilà le fleuve et ses espaces qui ouvre, comme seule le Danube peut l’ouvrir, aux deux jeunes gens majestueusement le chemin de l’Orient : « Ich mein, er müsse kommen von Osten. (Hölderlin, Der Ister) »2

« Nous sommes, nous autres civilisés du centre, des sauvages… »
On ne peut s’empêcher de penser en lisant ces pages de Le Corbusier consacré au Danube en Europe centrale et orientale, à un autre grand périple d’un jeune voyageur solitaire britannique, aventurier érudit et distingué, Patrick Leigh Fermor3, qui va traverser l’Europe centrale et orientale un peu plus de vingt ans plus tard, en 1933, périple qu’il fait à pied dans une Europe à l’aube d’un immense cataclysme. Leigh Fermor se confie lui aussi à son carnet de notes qui deviendra un livre passionnant et au titre évocateur : « De la Corne de Hollande à Constantinople »4. Il semble que ce sont des paysages danubiens d’une grande similarité qui s’offrent aux deux voyageurs. Pourtant, l’histoire de cette période n’épargne guère cette région d’Europe centrale qui voit, quatre années après le voyage de Le Corbusier, le début du démantèlement de l’Empire austro-hongrois et ses peuples s’affronter dans une guerre meurtrière.
Le récit du périple danubien du jeune architecte suisse n’atteint certes pas la merveilleuse et harmonieuse lenteur de cheminement pédestre ni la richesse des rencontres qu’elle engendre et que nous offre « Paddy »5 mais il ne manque pas de réels instants de grâce. Ainsi des visites à Baja la hongroise et à Negotin la Serbe. Dans la description lyrique de cette dernière halte et des musiques tsiganes s’expriment toute la sensibilité et la grande culture musicale de Le Corbusier. Il y a bien là un émerveillement commun à nos deux jeunes voyageurs.

Baja, place Szentháromág

Baja et la Plaine hongroise : « La beauté, la joie, la sérénité se concentrent ici… »
« Ce mercredi matin, le 7 juin. Le grand bateau blanc avait quitté Budapest la veille à la nuit tombée. Aidé par le courant, il avait descendu l’immense voie liquide que marquaient d’un jalon noir à droite et à gauche les deux rives lointaines réunies à l’horizon dans leur fuite infinie. Tous, presque, dormaient : les privilégiés sur les banquettes de velours rouge du fumoir de première classe, les paysans, hommes et femmes, pêle-mêle, avec d’innombrables paquets souvent armoriés de broderies brutales et gaies. Dans le grand ciel, la lune éteignait les étoiles. Je ne connaissais rien des pays que nous traversions parce que jamais personne n’en parle. Et cependant j’avais le sentiment que ce devrait être très beau, très noble. Tu vas rire ! Sais-tu, toi qui te souviens avec émotions de nos après-midi dominicales aux Concerts Colonne, ce qui me poussait à m’enfoncer dans quelque coin de cette plaine dont je ne voyais et ne savais rien ? Les toutes premières mesures de La Damnation de Faust, que je n’ai jamais entendues sans être bouleversé par leur lente et mélancolique majesté… Je ne pouvais dormir pendant cette nuit. Seul j’étais sur le pont supérieur, enveloppé dans mon manteau, devant… un cercueil couvert d’un grand voile noir bordé d’un galon d’argent et deux couronnes de fleurs. Cette symphonie des noirs et des blancs sous la lune et sur ce miroir étincelant, tout cet appareil nautique peint de blanc éclatant, les gueules béantes des ventilateurs, les berges noires, le cercueil sombre faisant une grande tache muette, la silhouette mouvante du capitaine arpentant la-haut sa passerelle, et le seul chuchotement des deux pilotes à la poupe, et, brutalement, tout à coup, ponctuant lentement la route, le coup de cloche sombre de la vigie chaque fois qu’au milieu de l’eau brillait une petite lumière – veilleuse de l’un de ces petits moulins endormis sur le fleuve et dont je te reparlerai –, ce cercueil devant lequel je revenais sans cesse, inquiétant avec son noir suaire et ses deux couronnes de nuit, cette conspiration du silence et de l’horizontalité de toutes les lignes, emplissaient le coeur d’une grande sérénité, troublée parfois d’un frisson d’exaltation, d’une aspiration que des larmes eussent exaucée.

Femmes de Baja

Je questionnais le capitaine, et puis, dès le répit d’un bâillement, plusieurs de ceux qui dormaient indifférents sur le velours cossu des banquettes. J’expliquais mes désirs, disant que j’étais peintre et que je cherchais un pays resté dans son caractère intégral… Les renseignements concordèrent suffisamment pour nous engager, à l’aube naissante, à descendre sur une berge à ras d’eau, à quelque demi-heure de la petite ville de Baja. Le long de la route, dans des pâturages à demi submergés, paissaient de grands boeufs gris   « à l’égyptienne ». Quand nous débouchâmes sur la place, à côté de l’église d’un baroque bien hongrois, nous fûmes bousculés presque par une troupe de pèlerins lamentablement pauvres, portant des étendards barrés de croix, nu-tête, hommes et femmes, psalmodiant pour le repos de leurs âmes, avec une grande lassitude, quêtant quelque obole rare, s’en allant loqueteux vers quelque lieu de sainteté. Déjà nous étions sur le marché grouillant, plus encombré de paysans que de marchandises ; car, dans ces pays – nous le remarquâmes de suite –, il faut une femme ou deux, accroupies toute la journée derrière un petit panier de fruits et de légumes, pour vendre l’équivalent d’une pièce de vingt sous. – Ainsi, de même, rencontrerons-nous souvent au long des routes deux ou trois femmes qui font paître une vache, et, dans les villes, quelque vieille sorcière qui tient à la corde une chèvre et lui fait brouter les herbes poussées entre les pavés. Mais déjà, par-delà les corbeilles de cerises, des légumes et l’étal des bouchers, Auguste avait aperçu des éclats d’émaux, et crié tout comme la vigie de Colomb : « Des pots !! ».

Poteries de Baja photo droits réservés

Il y en avait là d’innombrables, rangés sur le pavé comme des pommes dans un cellier. C’était peu facile de s’entendre avec les marchands ; nous étions à nos débuts dans la pantomime : jusqu’ici, toujours, nous avions trouvé à parler allemand. Les gestes suppléèrent aux paroles et tout alla si bien qu’une demi-heure plus tard, après avoir traversé bien des rues sous un soleil déjà torride, nous arrivions dans ce grenier des Mille et une Nuits où Ali Baba, par bonheur, écorchait quelques mots de la langue de Wilhelm II de Hohenzollern, empereur et prêtre du Bon Goût ; les mains toutes gonflées du travail de la glaise, notre homme gesticulait lentement et sans passion au-dessus de la foule muette et noire de ses vases immobilisés depuis l’hiver dans la pénombre de ces pans de bois vétustes.

« Ils sont admirables ces villages de grande plaine. »
Notre choix fait, nous redescendions l’échelle ; on nous présentait à la grand-mère, qui nous serra longuement les mains ; puis nous visitions les chambres où transparaissait partout ce mauvais goût de bric-à-brac de grande ville qui sera dans la théorie d’Auguste une pierre angulaire, une pierre psychologique ! Enfin ce fut l’atelier où le bonhomme ne travaille que l’hiver, occupé en été par les travaux des champs ; bien simple, bien rudimentaire, cet atelier, mais niché au fonds d’une cour exquise envahie de roses, et où se dresse obliquement, formidable, le grand mât noir arqué qui, s’abaissant, permet de puiser l’eau du puits. La margelle, ami sculpteur, n’est point de pierre ciselé, mais crépie de blanc ; ce sont des fleurs vraies rouges et bleues qui l’ornent dans l’exubérance de leur poussée. – Ils sont admirables ces villages de grande plaine, et tu t’imagines, le grand style. Les rues appartiennent à la plaine, toutes droites, très larges, uniformes, coupées à angle droit, ponctuées infiniment des petites boules des acacias nains. Le soleil s’écrase là-dedans. Elles sont désertes, la vie y est furtive, de passage, ainsi que sur l’immense plaine dont elles sont les déversoirs, les centres vitaux. Ce sont, en quelque sorte, d’énormes coulisses puisque, partout, des murs hauts les ferment.Comprends-en l’unité impressionnante et l’ample caractère architectural : un seul matériau ; un crépi jaune puissant ; un seul style ; un ciel uniforme et les uniques acacias d’un vert si étrange. Les maisons s’y rangent, peu larges mais très profondes, et chacune a son pignon bas, sans toit saillant, posé ainsi qu’un fronton sur l’interminable mur d’où débordent la couronne des arbres, les pampres des treilles et les rameaux des roses grimpantes qui emplissent d’enchantement les cours terrées là derrière. Ces cours, conçois-les comme une chambre, la chambre d’été. Puisque les maisons s’appuient toutes à égale distance sur le mur de clôture, et que sur une seule façade s’ouvrent les fenêtres, derrière une arcade, chaque maison a ainsi sa cour, et l’intimité y est aussi parfaite que dans ces jardins des pères de la Chartreuse d’Ema où nous nous sentions, t’en souviens-tu, envahis par le spleen. La beauté, la joie, la sérénité se concentrent ici, et un large porche en plein cintre, fermé d’un huis vernis de rouge ou de vert, ouvre sur le vaste dehors ! La treille construite avec des lattes fait une ombre verte, les arcades blanches, du confort, et les trois grands murs de chaux blanches, repris chaque printemps, un écran aussi décoratif que les fonds des céramiques persanes. Les femmes sont très belles ; les hommes très propres. On se vêt avec art : soie fulgurante, cuirs incisés et polychromés, chemisettes blanches serties de broderies noires ; les jambes nerveuses et les petits pieds nus sont d’une peau fine et brune ; les femmes se meuvent avec un balancement des hanches qui fait se déployer comme la pupe d’une bayadère les mille plis des robes courtes où les fleurs de soie allument sous le soleil des feux d’or. Ce costume nous ravit ; les gens s’opposent et s’harmonisent aux grands murs blancs et aux corbeilles fleuries des cours ou donnent par instantanés aux rues si distinguées une complémentaire étrangement heureuse. À te décrire tout cela, j’en reviens à ma comparaison de tout à l’heure, me ressouvenant d’un grand panneau d’Ispahan, copié autrefois au Louvre, où des petites femmes vêtues de bleu constellé de jaune strié de bleu, se laissent vivre dans un jardin : le ciel est blanc ; animant toute la surface, un arbre étale des feuilles jaunes ; son tronc bleu ciel s’épanouie et ses branches portent des fleurs blanches et des grenades vertes. Les fleurs dans la prairie très verte sont noires et blanches, et leurs feuilles jaunes et bleues. La joie jaillit, surprenante, de ce décor unique. Tu sais si ce panneau m’enthousiasma ! Et c’était ainsi chez le potier de Baja et chez ses voisins, derrière le haut mur tranquille percé d’une grande porte ronde pour les chars et d’une très petite pour les gens ; celle-ci embouche directement l’arcade. Seuls sur la rue toute ponctuée des petits acacias en boules vertes, entre l’exubérance des treilles et des roses grimpantes, se posaient calmement et se faisant face d’un bord à l’autre les triangles jaunes des pignons bas. Je te dis, Perrin, que nous sommes, nous autres civilisés du centre, des sauvages, et je te serre les mains. »

Le Danube : « Sur la carte, un fleuve colossal… »
L’Orient-Express ne s’attarde pas. Il traverse les pays, mugissant, soufflant à peine quelques minutes au triste séjour des grandes gares – insensible aux beautés naturelles qui le coudoient ou le dérange. Il faut même se résigner, avec lui, à l’aller comme au retour, à ne voir jamais, dans la plaine où coule la Maritza, s’élever sur la colline d’Andrinople le Gloria Deo de ses trois incomparables mosquées. Nous renonçons à l’Orient-Express. Sur la carte, un fleuve colossal coule des Alpes à la mer Noire ; il roule pendant des jours à travers des plaines qu’on nous dit presque désertes et qu’il inonde toujours. – Sur la carte, les traits rouges des voies ferrées n’approchent pas les méandres bleus, sauf ici et là où ils les traversent. Pour assurer sur le parcours du Danube le transit des voyageurs et des marchandises, de grands bateaux à roues blancs, ont été construits ; ils descendent et remontent le fleuve, quotidiennement pendant l’été, plus rarement l’hiver.

Bateau à vapeur hongrois au débarcadère de l’île d’Ada-Kaleh dans les Portes-de-Fer. Il est possible que l’architecte et son compagnon soient descendus pour visiter l’île mais son journal n’en fait pas mention.

L’installation à bord est très confortable. L’avant formé d’une cale, dortoir et restaurant ne font qu’un, sert de deuxième classe, complété d’un fumoir et d’un pont découvert, balayé par des vents terribles. La machinerie sépare de la première classe. C’est dans exhalaisons fétides d’huiles brûlées que s’entassent les paysans avec leur inconcevables colis ; hommes frustes, vêtus à la mode ancestrale, ils goûtent ainsi les prémices d’une civilisation européenne parée à leurs yeux de tant d’attraits, qui les fascine et va les bouleverser. Nous verrons leurs attifages changer avec les frontières – Autriche, Hongrie, Serbie, Bulgarie, Roumanie. Cela variera des broderies éclatantes de la « puszta » à celles sombres et drues de la Serbie, des fourrures blanches aux fourrures noires, des laines blanches serties de noir à celles naturellement brunes ainsi que les fournissent les milliers de troupeaux peuplant le Balkan. Parfois, on voit des hommes sauvages, couverts de carreaux d’étoffe maintenus sur leur corps dans un réseau de ficelles : le déshabiller quotidien leur serait pénible ; ce sont eux qui gîtent avec les moutons et les chevaux sous les étoiles, dans la grise « puszta » ou sur l’aride Balkan. – La première classe de nos grands bateaux est fort bien. Velours rouges partout, bon goût, fleurs sur les tables du fumoir. Et sur le pont très vaste, en groupe, des bancs confortables, des rockings, sous une grande tente protectrice. On mange, on boit à bon compte. Le prix du trajet, insignifiant ; nous payons dix francs un billet d’étudiant, de Vienne à Belgrade en deuxième classe. Mais, aussi riches que gueux d’Espagne, nous nous résignons difficilement à l’inconfort de la proue. À chaque fois que nous remonterons sur un bateaux, nous raconterons cette simple histoire à l’homme galonné qui commande : « Pardon, mon capitaine, la première classe est outrageusement plus chic que la deuxième ; il nous semble qu’en tant qu’étudiants… » Et il leur semblera aussi, à ces gentlemen galonnés, qui Viennois, qui Magyar, qui Roumain. Et c’est ainsi que nous descendions le Danube pour quelques francs, en rocking-chair sous une tente protectrice, et sur les velours du fumoir !

L’embarcadère de Kaisermühle à Vienne peint par Emil Jacob  Schindler (1842-1892), vers 1872. Il est possible que Le Corbusier et son ami se soient embarqués à cet endroit.

On embarque à 10 heures du soir, dans un coin de banlieue viennoise, avec une foule de paysans chargés de sacs et de paniers désireux comme nous de profiter de cette nuit gratuite offerte par la Cie car le départ n’aura lieu que le matin. Ces gens-là ont billet de troisième classe : ils vont s’entasser les uns contre les autres, à côté, dessus et dessous leurs ballots, pour se tenir chaud sur ce pont ouvert à tous les vents. Nous ne jouissons pas, cette première nuit, des velours déjà cités. Les bancs, où vite l’on s’étend, sont de toile cirée. D’autres voyageurs arrivent qui voudraient bousculer : on dort profondément. Ils se vengent ; toute la nuit presque, ils taperont le carton, en accompagnant le bruit des poings sur la table des interjections d’usage en ce jeu. Les cigares feront un brouillard insupportable aux yeux autant que la lumière laissée allumée. Et puis il y aura un vieux bonhomme enrhumé qui toussera sans arrêt et s’obstinera toutes les cinq minutes, à poursuivre, tout jurant, une vermine imaginaire. Il est des gens aux idées préconçues ; l’Europe crée pour l’Orient des légendes sur ce thème, et veut ainsi que tout soit sale en ce pays où c’est en somme bien propre. Auguste même délire parfois la nuit, parti en guerre contre des bestioles invisibles.

Guide à l’intention des voyageurs de la Compagnie Impériale et Royale de Bateaux à Vapeur sur le Danube (D.D.S.G.), fondée à Vienne en 1829

Les voyageurs respectables montèrent à bord à l’aube, et le bateau fila contre un vent violent vers Budapest. Que dire de cette traversée, moi qui ne sais pas écrire ? Tout au plus subis-je pâte peu sensible encore des empreintes larges mais imprécises, comme celles qu’en leurs formes enfantines nous transmettent ces terres cuites que firent il y a des milliers d’années des peuples jeunes, en ces terres d’où j’écris. Il faut, pour évoquer, avoir dominé son sujet. Je fus, moi, subjugué et écrasé. Les impressions je le confesse furent énormes, inattendues. Lentement elles me saisirent. Cette course de trois jours vers Bucarest, nous la fîmes en quatorze. Nous demeurâmes sur le pont, toujours à regarder un spectacle sans cesse uni mais variant peu à peu ; nos livres sont restés clos sur nos genoux. Ce fut un grand bonheur, une sereine joie. Qu’on me pardonne ces quelques lignes, pâles incapables.
Le flot sale de la grande ville devient bientôt nacré, puis bleu. On valse délicieusement sur le straussique « Danube bleu ». J’avais cru donc à un bleu de lessive : ce fut une nacre liquide qui poussa jusqu’à l’opale, au soir. On descendait sur l’écoulement rapide de ce flot immense. En imagination je remontais le fleuve au-delà des Alpes et me souvenais d’un soir où, partant pour Berlin assez angoissé, je subis une vision lancinante : d’un cimetière qui m’avait souri accroché au mont de Donaustauf, non loin de Ratisbonne, c’était l’immobilité absolue d’un grand serpent rouge vautré au plat de la plaine brune envahie par la nuit. Tant de calme m’avait fait mal.
En imagination, de nouveau, je descendais le fleuve dans la direction indiquée par la proue du bateau. Belgrade gisait à son coude, porte magique de l’Orient. Venaient ensuite les échos tragiques du défilé de Kasan6, saignant des combats séculaires. Les « Portes de Fer », c’étaient les cohortes carrées où s’étaient dressées les « aigles » de Trajan7. Je la voyais, cette Voie sacrée, se pâmer dans l’or des blés roumains où le ciel s’anéantit dans la lumière et où le bruit s’est tu à jamais. Et plus bas, c’était le don entier de ces flots à l’Orient. Et je suivais, troublé, ces péripéties qui allaient être miennes.

… C’est une solitude incroyable. Pendant des heures on ne voit rien à droite, à gauche, qu’une horizontale d’arbres tout petits dans l’éloignement et bleus sous la lumière. Le flot les atteint et les noie. Des fjords semblent s’ouvrir, mettant du ciel dans ce peu de terre. Fantôme blanc, notre bateau nage dans un élément insaisissable. Comment différencier ce ciel du flot qui l’absorbe ? Toute vie n’est plus qu’au ciel : drame des nuages que le flot répète, ânonnant à travers le voile de ses vagues.

Pas une maison. Pas de bateau qui remonte. Parfois, cependant, un imposant remorqueur et ses satellites, dans leur noire marche solennelle. On touche cependant, ici et là, un petit ponton, une cahute pour le veilleur. Une route s’enfuit, poussant vers la grande « puszta ». Des équipages attendent au ponton avec des coursiers ardents et des cochers qui appartinrent une fois aux hordes d’Attila, Magyars fiers et chamarrés. Ils enlèvent leur attelage ; la vie se perd avec eux dans un tourbillon de poussière. Le silence est revenu.

Solitude encore. En plein milieu du fleuve, une file de moulins, construits sur des bateaux amarrés, tout petits moulins, charmants, clos comme une arche ; ils sont flanqués d’une grande roue plus épaisse que haute, bâtie de cerceaux légers munis de palettes grises, grises comme l’arche, du reste, dans le gris lumineux du paysage. Ils reportent à la Chine, ces petits moulins fins comme des vanneries délicates.

Il existait de nombreux moulins sur le Danube à la hauteur de Baja (Hongrie)

… Dans la matinée, une roche épique, sphynxique, était apparue. Sur sa tête formidable, une longue colonne portait une Vierge, tandis que son dos de ras gazons crus se hérissait de rêches plaques brunes perforées, reste d’antiques murailles et de furieux donjons. Presburg8 avait élevé sur un mont le cube de sa forteresse. Puis cette guerrière apparition s’était effondrée dans le bleu et gris de la plaine. La « puszta » de nouveau s’étendait indéfiniment.

… Il me semble être sur quelque fleuve Amazone, tant les rives sont lointaines, et leur futaie inexplorable. Les petits nuages ronds de l’après-midi ouvrent des yeux vaguement blancs. Il n’y a maintenant plus rien à voir qu’une horizontale ; les méandres la rendent continue d’un bord vers l’autre !

… Si j’étais pêcheur ou marchand au long de ces rives, religieusement je taillerais dans le bois, quelque peu sur un mode chinois, un dieu qui serait ce fleuve que j’adorerais. À la proue de ma barque, regardant vaguement devant lui, souriant, je le dresserais rien moins qu’au temps des Normands. Ma religion, cependant ne serait point de terreur : sereine mais surtout admirative.

… Esztergom apparut, silhouette étrange : un cube et une coupole portée sur beaucoup de colonnes. De loin, chacun devine une merveille. Cube où se meut un rythme admirable et que les monts naissants présentent comme une offrande sur cet autel qu’ils lui font.

Esztergom

… Enfin, à l’heure où tout s’abandonne à la poésie, sous un ciel vert, ce fut dans le fleuve un immense éventail de lames noires et de lames d’or, dans de grandes ondes diluées de rose ; et, surgissant, des monts nous entourèrent, aux profils volontaires. Évocation violette d’une Grèce que nous augurions ainsi faite, mais plus architecturale encore. Car les monts y seront de pierre, et l’éventail, ce sera la mer…

Nous descendîmes à Vác, gîtant tendrement dans les feuillages d’acacias. Il ne convenait point à Budapest de terminer cette journée inoubliable. À midi, le lendemain, on étouffe dans la plaine. Un train de banlieue nous roule lentement vers Budapest. Des paysans endimanchés l’emplissent. De beaux types, les hommes ; jeunes, nerveux, vêtus de drap noir luisant, suivant une coupe collante. Ils portent des roses à la boutonnière, trois, quatre à la fois, ou sur leur chapeau. Les femmes sont brunes, comme d’une matière dure, énergiques. En gamme mineure, leur costume. Elles ont aussi des roses à la main, de chair, de sang, d’ambre ou d’albâtre. Cela peint sur le noir de leurs tabliers, des panneaux tant décoratifs comme on en voit dans les musées historiques, art de riches paysans au XVIIIe siècle.

Budapest
Pourquoi parlerais-je de Budapest puisque je ne l’ai pas comprise, puisque je ne l’ai pas aimée ? Elle me parut comme une lèpre sur un corps de déesse. Il faut monter sur la citadelle pour voir l’irréparable de cette ville manquée. Autour de soi, c’est un vibrant organisme de monts, palpitant. Un épanchement généreux de fluide nacreux monte lentement de la plaine. Le Danube encercle les monts, les condense en un puissant corps qui regarde en face l’étendue sans bornes. Mais sur cette plaine s’étend une lente fumée noire où disparaît le réseau des rues. Huit cent mille habitants se sont rués là en cinquante ans. Et le désordre, sous des formes pompeusement trompeuses, a rendu cette ville suspecte. D’aucuns admirent l’immensité des bâtiments publics. Je ne le puis, choqué d’emblée par l’étalage de styles divers et opposés. Ils bordent le fleuve mais ils ne s’entendent pas pour lui faire un cortège harmonieux. Sur la hauteur, un palais monstrueux s’accote à une église ancienne restaurée récemment.

Budapest, 1933

Cependant, sur ce même mont, plus près de la citadelle, des masures anciennes sont comme une floraison parmi les acacias. Demeures simples, elles s’unissent par des murs d’où jaillissent les arbres. Elles naissent naturellement sur ce terrain mouvementé. Nous sommes restés des heures sur ce mont paisible à guetter s’allumer sur Taban envahi par la nuit les petites lumières des veillées. Le calme était grand. Tout à coup s’éleva une lente et ineffablement triste mélopée. C’était un saxophone ou un cor anglais ; j’écoutais avec plus d’émotion qu’on entend le berger flûter son vieux chant quand Tristan se meurt9. Étrange consonance grandiose dans la nature assoupie.

Savez-vous, lecteurs, que mon beau grand Danube fut mutilé par un « typo » et des ciseaux10 ? Ses petits moulins gris m’avaient impressionnés grandement, la nuit où nous descendîmes de Budapest à Baja. Il y avait eu sous la lune un complot grandiose de silence, de noir et de blanc et d’immuabilité ! La vigie avait ponctué le silence d’un son de cloche tragiquement seul, chaque fois qu’était apparue très loin la lumière d’une lanterne suspendue au-dessus des flots… De cela, les ciseaux du rédacteur en chef de la Feuille d’avis de La Chaux-de-Fond vous ont laissé voir un niais enroulé napoléonesquement dans un manteau, debout sous la lune et la bise, seul devant un cercueil ! Et même, il avait manqué le « être ou ne pas être » qu’en de telles circonstances on eût pu débiter.

Et puis que j’en finisse avec ce « typo » ! Les cours de Baja vous offrirent la sensation désagréable d’une description incohérente, incompréhensible ! Pauvres cours ! Enlevez à un homme sa tête, un bout de torse, une jambe, et faites-en un portrait ! Des rues de Baja, grands chenaux ouverts sur la plaine, on en fit des « diversions » à cette plaine, alors qu’il en fallait faire les « déversoirs ». Les ciseaux, je le sais, agissaient bienveillamment, visant à l’épuration d’un style incertain. J’ai reconnu leur intention charitable, mais je leur ai dit merci. Car, permettez encore ceci, lecteurs que je lasse : je ne vous offre pas de la littérature, puisque je n’ai jamais appris à écrire. Ayant éduqué mes yeux au spectacle des choses, je cherche à vous dire avec des mots sincères le beau que j’ai rencontré. Et mon style est trouble, comme est trouble encore ma compréhension des choses.

Le « typo », le premier jour, voulut m’éviter la colère d’un oncle ! Avec ça qu’un de mes oncles se serait froissé de ce que je vous ai avoué nos différences de vues ! Le « typo » voulut donc, en ce premier article, qu’un ami fût persuadé de ma déformation de pensée et non pas un oncle. Mais c’était un oncle, et ainsi cela devenait plus plaisant. S’il fallait passer sa vie entière sans jamais chicaner quelque peu ses proches, ce serait s’attirer leur vengeance à l’heure même du testament, à cause de tant d’indifférence !
Enfin, je voudrais encore qu’on lise, dans les paragraphes consacrés aux poteries populaires, que la couleur en est souvent symbolique et non pas toujours. ‒ Me revoici parlant poterie ! Fatale inclination qui m’éloigne de ma route ! Pour quitter Charybe, je tombe en Scylla ! – et nous continuerons à descendre le Danube entre Baja et Belgrade :
L’onde continue à mordre les prairies étendues bien loin, perforées de flaques d’eau et parsemées d’énormes sphères grises – osiers géants fichés sur des troncs d’un diamètre tel, et si tourmentés, qu’on les croirait plutôt des rochers. – Des chevaux peuplent ces étendues que des troupes d’oies enneigent. – Toutes choses se retrouvent en une ligne horizontale sur laquelle elles s’accumulent et se juxtaposent, en laquelle elles se confondent. C’est comme en géométrie, un plan vu par la tranche. Ce plan, c’est la « puszta » sans bornes avec son grouillement de vie.

Quelques hérons s’élèvent lourdement et évoluent, présentant les phases décoratives gravées avec tant de vérité sur les bois japonais. – Rarement, pas très haut, un aigle passe.

On s’échauffe bien, à un moment, à propos d’esthétique : un étudiant architecte de Prague, rencontré la veille, multiplie l’anathème contre quelques ponts de fer jetés hardiment sur l’eau. C’est chaque fois le même type : une longue poutre rigide et tout ajourée, chef d’oeuvre de légèreté et de technique. Et parce qu’il s’imagine l’atmosphère du bureau dans lequel furent calculés ces fers et ces boulons, notre homme ne veut leur accorder que du mépris. Nous défendons la belle technique moderne, et disons tout ce que lui doivent les arts d’expressions plastiques nouvelles et de réalisations hardies, et le champ splendide qu’elle offre aux bâtisseurs, dès lors affranchis des servitudes classiques. La Halle aux machines de Paris, la gare du Nord comme celle de Hambourg, les autos, les aéroplanes, les paquebots et les locomotives nous paraissent des arguments décisifs. Mais l’homme demeure courroucé ; il regrette la feuille d’acanthe et le Poséidon en fonte de fer, sur ces poutres longues qui filent comme un express et ne retiennent l’esprit ni ne le dérangent plus longuement.

… Dans la nuit, on signalera Belgrade. Et deux jours entiers nous nous désillusionnâmes – ô combien fortement, combien définitivement ! Ville incertaine, cent fois plus que Budapest ! Porte de l’Orient, l’avions-nous imaginé, et grouillante de vie colorée, peuplée de cavaliers étincelants, chamarrés, portant l’aigrette fine et chaussés de bottes laquées !

Belgrade, vue de Kalemegdan

Capitale dérisoire ; pire : ville malhonnête, sale, désorganisée. Une situation admirable, du reste, comme Budapest. Dans une retraite, un musée ethnographique exquis, avec des tapis, des costumes…et des… pots, de beaux pots serbes, de ceux que nous irons chercher au haut du Balkan, vers Knajewatz.

On s’y rend par un petit chemin de fer belge, vertigineux d’insécurité, accroché au long de la frontière bulgare. À côté même de cette voie, dans le même ravin, on bâtit une nouvelle ligne « dite » stratégique. Elle est sous les coups directs des fusils bulgares, et elle supprimera dans une année l’exploitation de la ligne belge. L’ingénieur français qui nous raconte cela, occupé au percement d’un tunnel, pleurerait bien devant un tel non-sens.

« C’est une blague, le défilé de Kazan… »
On continue à pied et en carriole. Idéale, la campagne serbe ! Les routes embaument la camomille. Les blés agitent la plaine et puis, sur les hauts plateaux, les infinies cultures de maïs font sur le violet noir des terres une arabesque expansive, indolente et pleine de lassitude. – Le cimetière de Negotin est un type du genre. Il faudra aussi parler de cimetière, mais attendons Stamboul.

–… C’est une blague, le défilé de Kazan – un « blutage » de mots sonnants. Un ami m’écrivait cet hiver à Berlin : « Et ça ne valut pas d’avantage, malgré le ciel qui s’était fait noir et plein de foudre. »

Ada-Kaleh, île turque des Portes-de-Fer

– Portes de Fer ! nous ne vous trouvâmes pas, ou plutôt, nous ne sûmes pas vous faire revivre ! Une digue moderne et bien ratée vous est un stigmate flagrant du philistinisme d’un technicien sans âme, et vous êtes privées à jamais du privilège d’être évocatrices ! Trajan a gratté quelque peu vos rochers et taillé – oui – une fort belle inscription.11

« Le seul signe de vie, c’est le déferlement tourmenté du fleuve qui bat, ce matin, hérissé de crêtes d’écume, des rives austères et muettes… »
Et le Danube fut tout autre en sortant de là : violent, brun, agité. C’est la Bulgarie. Vis-à-vis, des dunes aussi ; nues et brunes, ou bien la plaine inondée : c’est la Roumanie. Le silence et la solitude s’obstine autour de cette âme tragique soulevée de houle. Avant le coude de Belgrade, c’était si serein, si bleu ! Ici, seulement des croupes rondes et parfois effondrées de terre jaune qu’un gazon, par place, s’essaye à recouvrir. Pas un arbre, pas un arbrisseau : l’aridité dans tout son grandiose. Point de maisons. Le seul signe de vie, c’est le déferlement tourmenté du fleuve qui bat, ce matin, hérissé de crêtes d’écume, des rives austères et muettes. Un mamelon tout-à-coup se meut et s’écroule. On pense à quelque subite avalanche, à quelque glissement du sable brun : ce sont des moutons en grands troupeaux qu’un berger – point noir sur le ciel – pousse devant lui.

Dans quelque oasis, au giron de deux ou trois dunes opposées, se terre un village. Des toits violacés et des façades fraîchement repeintes disparaissent sous les acacias.

C’est le quatorzième jour depuis Vienne ; au soir, nous serons à Bucarest.

Nous ne reverrons plus le grand fleuve, notre nouvel ami. Nous le traverserons pendant quelques minutes, dans huit jours, pour passer en Bulgarie, et, pointant sur le passage du Schipka, nous descendrons résolument vers l’Orient.

Nous nous étions arrêtés à Negotin, en Serbie, dans la cour d’une auberge enclose de murs blancs et couverte d’une treille.

L’ombre est verte sur les nappes. Alentour, le soleil de midi grille la plaine. Une trentaine de convives, bourgeois de petite ville perdue, fêtent une noce et observe un calme ennuyé. Quelques discoureurs essayent bien de temps à autre un toast sans verve. Un bonhomme, gras et sanguin, harangue cependant avec virulence et roule des yeux furibonds jusqu’à ce que s’exprime l’approbation en bruits divers circonstanciés. Mais des Tziganes sont là, dix ou quinze hommes, groupés au haut de la table. Ils jouent et chantent presque sans arrêt une musique étrange. Nos oreilles s’habituent difficilement à ces assonances et à ces rythmes nouveaux ; l’éducation musicale occidentale se restreint trop à nos propres créations ; et encore les concerts ne nous révèlent-ils que peu celles-ci – une moyenne reçue, de bon ton, rien de trop neuf et rien aussi de la musique d’autrefois.

« Notre Beau Danube se déifie en le chant et le jeu des Tziganes. »
Cependant, la cour s’emplit de sons, et après quelques quarts d’heure, me voici captivé entièrement et enthousiasmé. mes souvenirs de la « Chapelle russe » s’éveillent. Il y avait eu là des combinaisons nouvelles, infiniment plus décoratives – puissantes comme le sont les soprani suraigus, des choeurs de femmes et des voix de tête, et des chorals de petits enfants. Ce sont aussi ici des timbres nouveaux, non à cause de leurs instruments semblables aux nôtres, mais à cause de leur combinaisons rythmiques et harmoniques. Et puis c’est un symbolisme musical que nous ignorons, impossible chez nous en période d’individualisme. Ainsi que par les Slavianski d’Agréneff nous avions senti les fleuves immenses et lents rouler sur les steppes sans bornes, ainsi entends-je à Negotin la voix du dieu que j’eusse adoré sur ma barque ; le grand Danube et la  « puzta » qui le baise, lui, le dominateur serein. Ou plutôt ce sont les hymnes à ce dieu, les soupirs, les langueurs et les soubresauts violents de son peuple campé sur ces terres immenses qui poussent à la mobilité, au vagabondage sans fin, à la liberté jalouse, outrancière, intégrale – et qui éveillent en chaque âme le sentiment d’une grande dignité. Un peuple chante, accroupi près des cendres d’un foyer dans les crépuscules rose vert et bleu, et se livre à l’âme brûlante qui l’agite. Et cette plaine, ces steppes et ces fleuves, qui n’éveillent que le sentiment des choses sans en permettre la perception, ne pouvaient s’exprimer que par la musique, l’art de subjectivité et de rêve.

Notre Beau Danube se déifie en le chant et le jeu des Tziganes. La forme est celle d’une  « csardas » hongroise – des violons des celli et des contrebasses, mais pas de diaboliques cymbalons. Le chef, debout, barde populaire, chante le chant de son peuple. Il invente des groupes, suivant l’émotion qui l’agite ; les éléments en sont séculaires. Rien de fixé d’avance. Il dit son credo, et les autres se lamentent ou se pâment, ou éclatent en cris, fidèles à sa pensée. Un seul frisson secoue cette poignée de sensuels.
La voix solo raconte une douce pensée – ou bien c’est la corde de mi toute seule. Tout d’un coup, le bloc s’ébranle et un cube de musique en sort ; toutes les voix partent à l’unisson et les instruments ornementent le fond de pizzicati ou d’arabesques serpentines. – Le barde récite une nouvelle pensée qui émeut la « csardas » ; et tous écrasent des pleurs sur les cordes sombres. – Il chante seul, le barde, un rêve   d’espérance ; et la joie surgit comme une tour formidable entourée de flamboiements d’acier, de cliquetis d’armes sous le soleil glorieux… Mais voici que le grand fleuve déborde ; la grave voix secoue de frissons les grasses cordes des contrebasses ; tandis qu’une voix solo monte comme une élégie, la nuit tombe toute bleue ; l’horizontale infrangible sépare en les unissant, bien loin, le Terre bourdonnante et le ciel illuminé d’étoiles… Le barde seul est debout. Tout s’est fini sur une géométrie grandiose. Bach et Haendel ont atteint les mêmes hauteurs, et les italiens du XVIIIe aussi. Les hymnes ont été comme de grands carrés posés ainsi que des tours. Et des murailles crénelées où courait une arabesque les ont reliées. Justement la veille, au matin, nous avions vu au bord du fleuve vingt-six tours carrées flanquant un grand mur sévère.

Le rubis des flacons qu’on vide dans la cour de l’auberge est exquis, provenant des ceps bordelais soignés sur la colline par des spécialistes français. Les artistes aussi, ces viticulteurs qui permettent à l’homme de se verser dans l’estomac des coins de paradis tout entiers ; ce qui fait, il est vrai, un peu divaguer et marcher de travers. Mais aussi, il n’y a que les bêtes pour marcher droit toujours, et ne jamais sortir de leur sens !

À ces deux qui se marient, on ne joue pas de la musique de Moulin rouge. Bravo ! – Mais ces gens qui les entourent (parents, amis), fâcheux ou indiscrets, ont eux-mêmes, me semblent-ils, le sentiment de leur inutilité en ce lieu. Ils usent beaucoup du rubis des flacons pour secouer leur malaise ; ils veulent se sentir gais en un jour qualifié « de fête » – ou s’enfoncer dans une torpeur rassurante. J’ai aussi bu mon compte du petit vin de Negotin. Et, perdu dans quelques rêveries, je sens un drame psychique unir ces six êtres – un homme, une femme, deux mères, deux pères – dans cette cour où les Tziganes laissent parler la race, le grand peuple des morts à travers les chansons séculaires.

Les Tziganes élèvent pour les époux leurs voix lourdes de pensées ; et leur musique creuse une fosse devant les fâcheux qu’ont attablés ici des us ridicules. Je voudrais les voir au diable, ces importuns ! Je voudrais voir ces deux mères auxquelles un fils et une fille sont enlevés, et ces deux pères qui, ainsi qu’au temps des patriarches, concluent une alliance et unissent leurs souches, et ces époux qui vont recevoir l’ultime don, je voudrais les voir ne parlant pas, mangeant quelques mets légers, évitant les embûches des vins sournois, assis en une pièce blanche dont les murs seraient nus. Là, s’élèverait la mélopée de la plaine immense proclamant l’immuabilité, et la voix du fleuve disant l’éternel mouvement. Les grandes strophes rempliraient la chambre blanche et nue, et la sève de la race pénètrerait la sensibilité des coeurs. Quand le dessin des lignes mélodiques se serait résolu, je voudrais voir les deux mères s’en aller en unissant des larmes de joie et de regret, et les deux pères citant le passé parler de l’avenir. Et je voudrais que restent seuls en la salle blanche et nue, ces deux êtres qui, au cours des jours passés et à venir, ne compteront point une minute équivalente à celle-là !

Auguste extrayait toujours le rubis des petits flacons. Mais, chose étrange, il le supporta mal, et fut malade le soir ! »

Le Corbusier, Voyage d’Orient, 1910-1911, Le Danube

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour juin 2023

Notes :
1 Il ne prendra le pseudonyme de Le Corbusier qu’en 1920, pour signer des articles dans la revue L’esprit nouveau. Il l’adoptera ensuite pour tous ses travaux à l’exception de ses peintures.
2 « Il devrait venir de l’Est… », Hölderlin, L’Ister, poème
Patrick Leigh Fermor (1915-2011), écrivain voyageur britannique, ancien officier des Services spéciaux de l’armée britannique qui partagera sa vie entre la Grèce et l’Angleterre.
4 Patrick Leigh Fermor, Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016, traduction et préface remarquables de Guillaume Villeneuve.

5 surnom de P.L. Fermor
6 Défilé des Portes de Fer, créé par le Danube en séparant le massif des Carpates de celui des Balkans.
7 L’empereur romain Trajan a fait tailler dans le rocher sur une partie du défilé une route pour ses armées lors de ses campagnes contre les Daces.
8 Nom allemand pour Bratislava
9 Solo de cor anglais dans l’opéra du même nom de Wagner
10 Le Corbusier se rebelle contre les « ciseaux du rédacteur en chef de la Feuille d’avis de La Chaux-de-Fond »  qui refuse de publier l’intégralité de ses récits.
11 La plaque se trouve toujours sur la rive gauche du Danube dans le défilé des Portes-de-Fer

Sources :
Le Corbusier, Voyage d’Orient, 1910-1911, Introduction de Marc Bédarida, Essai de Stanislaus von Moos, Éditions de La Villette, Paris, 2011
Le Corbusier, Voyage d’Orient, Carnets, Electra, Milan, 1987
Le Corbusier, L’Atelier de la recherche patiente, Éditions Vincent Fréal, Paris, 1960

La construction des ponts du Danube hongrois entre 1830 et 1930

« Au commencement du dernier siècle [XIXe] la Hongrie n’avait pas un seul pont de caractère stable sur le Danube, car entre Buda et Pest de même qu’à Komárom et Pétervárad1  il n’y avait que des ponts de bateau et à Poszony et Esztergom des ponts volants. Notre plus ancien pont danubien de caractère stable est le Pont à Chaines2, construit de 1839 à 1849 selon les plans de l’ingénieur anglais Guillaume Clarc3. Ce pont — avant l’achèvement du pont Erszébet, construit bien plus tard à Budapest — a été par la largeur de ses ouvertures le plus grand pont à chaines du monde, et à côté de cela est un chef-d’oeuvre architectonique reconnu partout au monde grâce à la beauté de ses lignes et de toute son architecture.

La largeur d’écoulement du Pont à Chaines est de 377, 16 m dont les ouvertures latérales occupent chacune 87, 25 m et l’ouverture au milieu 202, 66 m.

Le pont aux Chaines de Budapest, Ted Grauthof, Fortepan, 1936

Sa construction et sa capacité de charge répondant aux conditions de ce temps-là ne satisfaisaient plus avec le développement du trafic aux exigent du temps progressant, voilà pourquoi la reconstruction de la superstructure est devenue nécessaire, ce qui a été exécutée en 1914-1915 de sorte que l’image extérieure du pont n’a du tout changé, car les têtes de pont et les piliers n’avaient pas été modifiés dans leur parties extérieures visibles.

Les frais de construction se montaient à fl4. 6, 245 000 ceux de la reconstruction à cour[onnes] 6, 205 000.

Un pas successif pour jeter un pont sur le Danube a été fait après le rétablissement de la constitution.

À la suite du développement rapide de la capitale, la construction d’autres ponts est bientôt devenue nécessaire. En 1872-1876 fut construit le Pont Marguerite5 qui coûtait 5, 051.111 fl. Ce pont a été construit encore par une société étrangère appelée « Société de construction de Batignolles », selon les plans de E. Gouin6.

Le pont construit à l’extrémité inférieure de l’île Marguerite est jeté sur deux branches du fleuve et son axe forme une ligne de rupture. Lors de la formation du pilier commun servant de point de rupture, on a déjà compté à l’avance sur le pont d’aile conduisant à l’île Marguerite construit en 1899-1900.

Le pont Marguerite en 1900, source Fortepan/Album050

Le pont Marguerite et l’extrémité aval de l’île Marguerite, source : Fortepan / Zainkó Géza, 1930

Les ouvertures libres du pont composé de deux ponts égaux sont au-dessus des quais d’embarquement toujours de 20 m, et dans le chenal, en allant vers le pilier moyen, de 73, 50, 82, 67 et 87, 88 m.

La longueur totale du pont est de 607, 12 m. Les poutres principales du pont sont du type d’arc, et sur chaque ouverture sont jetés six arcs en fer.

La superstructure a été construite par l’Usine de Machine des Chemins de Fer d’Etat Hongrois, les travaux de fondation ont été exécutés par les entrepreneurs Keller et Kutlánya.

Après les deux ponts de la capitale ont été construits nos deux ponts danubiens de province, en 1891-1992, on a construit le pont « Erszébet » (Elisabeth) de Komárom7 qui a couté 2.800 000 couronnes or8. Son ouverture est de 4 X 100 = 400 m. Les poutres principales sont des poutres en forme de faucille sur deux appuis. La fondation pneumatique a été exécutée par les entrepreneurs Gregersen F. et Fils et la superstructure en fer construite par l’Usine de Machines des Chemins de Fer de l’État Hongrois.

Le pont Élisabeth (Erzsebet) de Komarom, source Fortepan / Kereki Sándor, 1977

En 1893-1894 on a construit à Estergom9 le pont danubien « Mária Valéria » avec des poutres principales d’un système analogue à celui des poutres principales du pont de Komárom, long de 495 m, coûtant 3, 300. 000 couronnes or.

Le pont Maria-Valeria détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, source Fortepan / Urbán Tamás, 1972

Pont Maria Valeria d'Esztergom

Le pont Maria Valeria d’Esztergom aujourd’hui, photo, Danube-culture,  © droits réservés

La superstructure en fer pesant 2, 506.000 kgs a été construite par l’Usine des machines des Chemins de Fer de l’État Hongrois, tandis que la fondation pneumatique a été exécutée par Catri S. et Fils.

La construction de pont suivante a eu lieu à nouveau dans la capitale. De 1894 à 1996 on a construit entre la place « Vámház tér » et l’ancien établissement de bains Sáros le pont « Ferenc József » (François-Joseph), reliant les deux bords du Danube dans une longueur de 331.20 m, dont 78.10 m sont occupés par chacune des ouvertures latérales, tandis que l’ouverture au milieu est d’une longueur de 175 m.

Les plans de la structure en fer ont été confectionnés conformément à l’idée contenue dans le projet couronné de Mr. Jean Feketeházy10 et à l’emploi des détails de structure compris dans le projet de concours de l’Usine de Machines de[s Chemins de fer de] l'[État] Hongrois.

Le système du pont est un pont console à trois ouvertures où la structure des ouvertures latérales s’introduit d’une console à 64 m dans l’ouverture au milieu et ce sont les extrémités flottantes des ces consoles qui supportent la partie moyenne du pont longue de 47 m. L’architecture de la fondation et de la structure de fer a été projetée par l’architecte Virgile Nagy11, plus tard professeur d’université, d’une conception si heureuse que le pont « Ferenc József », aussi à l’avis des experts étrangers, peut être appelé le plus beau pont console du monde.

La structure de fer a été fournie par l’Usine de Machines [des Chemins de Fer] de l’État Hongrois, les travaux de fondation ont été exécutés par les entrepreneurs Gaertner et Zsigmondy.

Le premier grand pont construit dans notre pays au lieu du fer soudé employé jusque-là, de fonte, a été le pont « Ferenc József ».

Le Pont François - Joseph, aujourd'hui dénommé Pont de la liberté

Le pont Ferenc József (François-Joseph), aujourd’hui dénommé Szabadság híd (pont de la liberté), photo droits réservés

La structure de fer pèse en elle-même 1102 tonnes et les frais de construction s’élevaient au total à 5,670 000 cour.

En 1896 on a construit le pont « Árpád à Ráckeve12 pour jeter un pont sur la branche du Danube de Csepel appelée Kis-Dunaág13. Ses poutres principales sont des arcs à trois articulations à une ouverture libre de 65 m. Les frais de constructions s’élevaient à 220.360 couronnes.

Le pont danubien suivant en ordre chronologique, le pont « Erzsébet », a été construit à nouveau dans la capitale dans les années 1898-1903.

Construction du pont Erzsébet (Élisabeth) de Budapest

Construction du pont Erzsébet (Élisabeth) de Budapest en 1900-1901

Pour les plans de ce pont on avait publié en 1894 un concours international, à l’occasion duquel le projet du pont à câbles à une une ouverture, couronné du premier prix, n’a pas été exécuté, car le but était de construire un pont d’un matériel du pays et au moyen des travaux hongrois. Voilà pourquoi on avait décidé à construire un pont à chaines. Le nouveau plan a été élaboré par le département pour construction des ponts du Ministère.

Le pont relie les deux bords du Danube d’une ouverture à 290 m, à laquelle se joignent de tous deux côtés des jetées de quai, chacune de 42 m.

Le système du pont est un pont suspendu renforcé où le poids propre total du pont est supporté par les chaines et les poutres renforcées ne se mettent en activité dans le plan des chaines que lors de la charge partielle du pont de la sortent qu’elles empêchent les déformations importantes de la chaine ayant lieu sous l’effet du chargement ne se répartissant pas d’une manière uniforme, ainsi que les oscillations défectueuses et dangereuses qui en résultent.

C’étaient pour les chaines de ce pont qu’on avait employé pour la première fois chez nous au lieu de la fonte,  de l’acier Martin plus dur que la première étant d’une solidité de 5000 kgs par m, donc l’acier de la même qualité que celui employé pour la première fois en Angleterre à la construction du pont Forth universellement connu qui a eu lieu en 1883-1889.

On a fabriqué la construction en fer du pont à l’Usine de Machines de l’État Hongrois, les chaines à l’Usine de fer de l’État à Diósgyör et les travaux de fondation ont été exécutés par les entrepreneurs Gross E. et Cie et Henri Fischer. Les frais de construction du pont se montaient à 13,890.000 couronnes.

Le pont Élisabeth en 1946

Le pont Élisabeth de Budapest en 1946

Après un intervalle d’environ 10 ans on a construit en 1914 le pont danubien de Tahitótfalu14 jeté sur la branche du Danube appelée Kis-Duna, à une ouverture de 58.55 + 77.99 + 58.55 = 195 m.

La poutre a treillis sur quatre appuis système Gerber a été construite par la Fabrique Hongroise de Wagons et de Machines Sté A., les travaux de fondation ont été exécutés par la maison Béla Zsigmondy. Les frais de construction s’élevaient à 416.300 couronnes.

En connexion avec la construction du port franc national d’industrie et de commerce de Budapest il a été construit en 1919-1924 le pont appelé Kis-Dunahid à Gubacs15 aux fins du trafic de voie publique et du chemin de fer.

Pont console à enceinte parallèle, statiquement déterminé, dont l’ouverture de lit du fleuve, à une construction de fer à articulation, à quatre appuis, est de 43,7 + 52,38 + 43, 7  = 139, 78 m. Viennent se joindre à cela des deux côtés les ouvertures du bord à construction de béton armé, longues de 10 m.

Concernant son dispositif de coupe transversale  il est caractéristique que proprement dit il y a ici deux ponts, l’un à côté de l’autre : l’un pour la voie publique, l’autre pour le chemin de fer à deux rails. Cependant ces deux ponts sont en connexion l’un avec l’autre, car leurs poutres principales sont reliées au moyen d’une seule structure de rails sur laquelle est encore couchée une troisième voie.

Les travaux de fondation ont été exécutés par la maison Béla Zsigmondy, la superstructure par l’Usine de Machines de l’État Hongrois. Les frais de construction se montaient à 1, 318.000 couronnes or.

À l’entrée de l’île Csepel, également en connexion avec les travaux du port, on construisit en 1926-1927 le pont appelé Kis-Dunahid situé à l’extrémité de l’île.

Sur ses deux ouvertures de 2 x47.20 = 94.20 m sont jetées deux constructions en fer à poutre principale à treillis à deux appuis. Les travaux de fondation exécutés par la maison Béla Zsigmondy sont de dimensions qu’ils sont aptes aussi à l’emplacement d’une deuxième construction de fer. La superstructure de fer a été construite par l’Usine de Machines de l’État, les frais se montaient à 605.000 pengös.

En 1926-28 on construisit le Kis-Dunahid de Györ. C’est une construction système Langer, composée d’arc et de pont à poutres pleines à une ouverture totale de 120 m, et cela avec ouvertures de bord chacune de 16 m. et une ouverture de lit du fleuve à 88 m.

La superstructure a été fabriquée d’acier silicium d’une solidité remarquable par la Fabrique Hongroise de Wagons et de Machines Sté A. Györ, les travaux de fondations ont été exécutés par les maisons Béla Zsigmondy et L. Hlatky Schlichter et Fils. Frais de construction : 1,019.800 pengös1.

Vers le Sud de Budapest, il n’y avait pas de pont routier jusqu’à la frontière actuelle de la Hongrie, ce qui était très défavorable sous le rapport du trafic routier. En 1928-30 on a construit le grand et le petit pont danubien de Dunafölvár16.

Le grand pont danubien à quatre ouvertures, est un pont de poutres à treillis à plusieurs appuis : — totalité d’ouverture : 492, 48 m. Le petit pont est un un pont de poutres à treillis à deux appuis, avec une ouverture de 84, 30 m.

La superstructure des deux ponts a été construite en acier silicium par l’Usine de machines de l’État Hongrois.

Les travaux de fondation pneumatiques ont été exécutés par la maison Béla Zsigmondy.
Frais de construction : 6, 500.000 pengös.

Le programme de construction de ponts à réaliser prochainement comprend la construction de deux nouveaux ponts danubiens à Budapest : celui de la place Boráros et celui de Óbuda. Leur construction va être déjà commencée au cours de cette année. Après la construction de ces deux ponts on projette l’élargissement du pont Marguerite, car vu le trafic actuel le pont ne répond plus aux exigences.

Les ponts danubiens énumérés ici seulement d’une manière sommaire attestent des connaissances techniques des ingénieurs hongrois qui ont donné naissance à ces oeuvres techniques d’une réputation mondiale.

Sources :
« Les ponts danubiens de la Hongrie », article mis à disposition par le Ministère r. h. du Commerce. 1933, in LE DANUBE, SA MISSION ÉCONOMIQUE ET CIVILISATRICE DANS L’EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE,  ouvrage édité avec le concours officiel de la Commission internationale du Danube et des gouvernements de tous les États riverains et publié à Vienne en 1933 chez Wirtschaftszeitung-Verlagsgesellschaft M. B. H.

Notes :
1 Novi Sad, ville serbe de la rive droite du Danube. La ville fut tour à tour celte, roumaine, byzantine, bulgare, hongroise, ottomane, autrichienne, croate-slovène, yougoslave et serbe. Elle est célèbre pour sa forteresse de Petrovaradin (Peterweiden) construite par les Autrichiens selon des plans à la Vauban à la fin des XVIIe-début XVIIIe siècles. La cité appartenait alors aux territoires frontaliers de l’Empire des Habsbourg.
Széchenyi lánchíd en hongrois
William Tierney Clark (1783-1852)
Le florin est la monnaie de l’Empire autrichien puis de l’Empire austro-hongrois à partir de 1867.
5 Margit híd en hongrois. Détruit par les allemands à la fin de la deuxième guerre mondiale, il  fut reconstruit à l’identique en 1947-1948. Les piles sont décorées par Adolphe-Martial Thabard (1831- 1905), sculpteur académique français.
Ernest-Alexandre Gouin (1815-1885)
Komárom, sur la rive droite du Danube hongrois. La ville a été partagée en deux suite au Traité de Trianon en 1920. La partie de la ville située sur la rive gauche passe alors dans le territoire de la Ière République tchécoslovaque.
8 Unité monétaire de l’Empire austro-hongrois de 1892 à 1918
Esztergom, ville de la rive droite en amont de Budapest, ancienne capitale du royaume de Hongrie et siège de l’archevêché
10 János Feketeházy (1842-1927)
11 Virgil Nagy (1859-1921)
12 Ráckeve, petite ville à 40 km au sud de la capitale, située sur l’île de Csepel, formée par deux bras du Danube. La ville abrite une importante minorité d’origine serbe.
13 Kis-Duna, petit Danube en hongrois
14 Tahitótfalu, village de la rive droite du fleuve au nord de Budapest, en face de Vác
15 Gubacs, pont ferroviaire construit à Budapest sur le bras du petit Danube
16 Dunafölvár, petite ville de la rive droite, au sud de Budapest

Danube-culture, histoire des ponts danubiens, mis à jour septembre 2023

Un voyage sur le Danube de Vienne à Ofen et Pesth vers 1850

Un exemple de cet engouement pour les voyages Danube est illustré par la publication à Vienne en langue allemande et hongroise, dans les années 1850, du superbe album intitulé Malerische Donaureise von Wien bis Ofen und Pesth/Festői dunahajózás Bécstől Buda-Pestig (Un voyage pittoresque sur le Danube de Vienne jusqu’à Ofen et Pesth), album illustré de peintures et de dessins auquel collaborent des artistes réputés comme Jacob Alt (1789-1872) et Franz Xaver Sandmann (1805-1856). Les lithographies sont gravées par B. Johann Rauch (1803-1863) et l’album est édité avec soin par Josef Bermann à Vienne.
Ces illustrations représentent un extraordinaire état du fleuve et des rives à cette époque. Y figurent de nombreux détails de la vie et des activités qui régnaient sur le fleuve et ses rives comme la présence de bateaux-moulins, de toutes sortes de d’embarcations à la voile et à la rame qui fréquentaient cette partie du fleuve et de métiers traditionnels engendrés par la présence du Danube.
Ce document appartient à la collection du Département des images et des graphiques (Sammlung Bilder und Grafiken) de la Bibliothèque Nationale d’Autriche à Vienne. Nous remercions cette institution de nous l’avoir mis à disposition et de nous avoir autorisé à en reproduire certaines gravures.

Embarcadère du Prater à Vienne avec un bateau-moulin

Hainburg et la manufacture de tabac

Pressburg/Poszony (Bratislava)

La forteresse sur le rocher de Thèbe (Devín) et un bateau-moulin

Gran/Esztergom et la basilique Saint Adalbert

Visegrad

Waizen/Vácz

 Chantier naval d’Alt Ofen (Schiffswerfte bei Alt Ofen/ Ó BudaI hajógyár)

Ofen-Buda

Pest les quais et le pont aux chaines

Le comte hongrois Ödön Széchenyi (1839-1922) et l’épopée fluviale de la « Sirène »

« Le port voisin du Champ de mars recevra au printemps prochain des steamers de toutes les parties du monde. On en a annoncé des États-Unis, de Suède et d’ailleurs. D’après le « Fremdenblatt » de Vienne, il en viendrait un de Pesth en Hongrie. En effet, le comte Széchényi aurait demandé au Gouvernement français la permission d’utiliser, pour son steamer, le canal du Rhin à la Marne. Il irait de Pe[s]th à Kehlheim, se rendrait par le Ludwigkanal dans le Rhin en passant par le Main, affluent de ce fleuve. De Strasbourg, il se dirigerait vers Nancy, et de là vers le confluent de la Seine et de la Marne… »
La Science pittoresque, 10 janvier 1867

Cet extraordinaire exploit fluvial européen d’Ödön Széchenyi, est pourtant relativement tombé dans l’oubli et ce pour plusieurs raisons : le Le 8 Juin 1867 a lieu à Pest le couronnement de l’Empereur François-Joseph de Habsbourg comme « Roi Apostolique de Hongrie » sous le nom de Ferenc-Josef. Le même jour, contrairement à la tradition qui veut que la reine ne soit couronnée que le lendemain, sa femme Elisabeth devient reine de Hongrie sous le nom d’Erzsébet. Il se peut aussi que le destin et les activités du comte Ödön Széchenyi en tant qu’infatigable organisateur des services d’incendie de Pest, de Hongrie, d’Istanbul (il sera élevé au titre de Pacha par le sultan Abdulaziz) et de ses nombreuses autres activités1, ont peut-être aussi contribué à marginaliser son extraordinaire périple fluvial accompli à l’âge de 28 ans.

Le comte Ödön Széchenyi (1839-1922), Pacha de l’Empire ottoman et général de la Turquie impériale

Le comte s’est consciencieusement préparé à ce voyage inédit depuis plusieurs années en acquérant non seulement des connaissances scientifiques avec l’aide de ses professeurs de l’université, mais aussi en naviguant, en obtenant son diplôme de capitaine et en effectuant trois allers-retours entre Budapest et Galaţi sur les vapeurs « Hildegard » et « François-Joseph ». Ses connaissances acquises en matière d’ingénierie, d’hydrographie et de navigation lui seront précieuses pour accomplir son périple fluvial de 2 000 kilomètres entre Budapest Paris. Il fait construire un bateau à vapeur avec une coque en fer, longue de 20 mètres, large de 2,33 mètres et d’un tirant d’eau de 0,56 mètre qu’il baptise du nom de « Hableány ». Ce navire à vapeur (chaudière à charbon) et à et à roues à aube, d’une forme lui permettant de naviguer sur des rivières et des canaux étroits, conçu par Adolf Höcher dans le chantier naval de József Hartmann à Újpest et propulsé par un moteur de 8 à 10 chevaux fonctionnant avec une pression de 4 atmosphères sera prêt à naviguer dès le novembre 1866. Le steamer est peint en blanc avec des moulures et des ornements dorés. L’installation intérieure est des plus confortables avec un salon meublé de divans, un piano (Ödön Széchenyi est musicien et compose), une bibliothèque, une chambre à coucher et une cuisine.

L’arrivée de l’Hableány à Paris le 18 mai 1853 

 

L’aristocrate hongrois écrit dans son journal de l’Hableány  : « J’ai été inspiré par l’idée que, sur les traces bénies de mon bienheureux père, je devrais moi aussi, selon mes maigres talents, favoriser le bien-être matériel de notre pays, mettre notre pays en communication avec les États de l’extrême Ouest de l’Europe par une voie d’eau qui existe déjà, mais qui est peu ou méconnue. Et, pour l’immense développement de notre industrie agricole, ouvrir à nos produits nationaux une voie de transport à la mesure de la demande étrangère qui est gratifiante et s’accroît chaque jour. Pour atteindre cet objectif grand et sacré, n’épargnant ni effort ni dépense, d’une part, et ne tenant pas compte des frayeurs venant de tant de côtés, d’autre part, je me mis à travailler avec une détermination inébranlable aux préparatifs de mon voyage, qui devait être prometteur mais dont la réussite était incertaine. Tout d’abord, on  construisit un bateau d’une taille adaptée aux rivières et canaux les moins profonds et les plus étroits, tant en longueur qu’en profondeur et en largeur… »

Journal de l’Hableány du comte Ödön Széchenyi, publié à Pest en 1867

S’il en est lui-même le capitaine, Alajos Folmann, président du club nautique Egyetértés de Pest en est le timonier. L’équipage modeste de cinq personnes comprend outre les deux hommes, un ingénieur, un mécanicien et un tout jeune cuisinier. Le départ du port d’hiver d’Újpest pour Paris a lieu au début du printemps, le 6 avril 1867.
Le voyage de deux mille kilomètres du « Hableány » va durer 43 jours. Quatre jours de navigation plus tard, le bateau arrive Bratislava le 10 avril, non sans avoir réussi à négocier la montée des eaux du Danube qui inondent la Petite Plaine avec l’aide du remorqueur Orsova. Malgré un incident à Vienne, c’est, deux semaines plus tard, la frontière allemande (Passau, 25 avril). Parvenu à Kelheim en Bavière le 28 avril, le « Hableány » navigue pendant trois jours sur le Ludwigkanal, inauguré en 1845, un ouvrage qui relie le Danube au Rhin via le Main. Celui-ci les conduit à Bamberg puis à Francfort. À Francfort, des hommes avertissent l’équipage que le bateau ne pourra pas naviguer sur le Rhin sans courir de grands dangers et ils lui conseillent de faire appel à un remorqueur. Le comte Széchenyi, plein de confiance dans le courage et la persévérance de ses équipiers et dans l’excellence de son moteur, dédaigne ces conseils et continue sa route (La Petite Presse, 23 mai 1867). Après avoir remonté le Rhin jusqu’à la hauteur de Strasbourg où ils arrivent le 6 mai, le bateau s’engage sur le canal de la Marne au Rhin, achevé en 1853. À Vitry-le-François, ils rejoignent la Marne et se retrouvent sur la Seine à la hauteur de Charenton en amont de Paris. Le 18 mai, Széchenyi et son équipage accostent triomphalement sur les quais de la capitale française, Les Parisiens sont stupéfaits par le vapeur du comte hongrois. Aucun navire battant pavillon hongrois n’a jamais accosté à Paris.

Plaque commémorative inaugurée le 4 juin 1997 quai Branly, au pied de la Tour Eiffel. Association Hongroise de Navigation et de Yachting « Comte Edmond Széchenyi », sources Wikipedia, domaine public

« L’Angleterre n’a qu’une embarcation à vapeur, toutes les autres chaloupes appartiennent à la Suède, à la Belgique et à la France, et sont rassemblées près de la Dahabié égyptienne, contre la berge française. Là se trouvent réunis, le Vauban, le canot des Forges et chantiers de la Méditerranée, qui a remporté l’autre jour le premier prix aux régates internationales, des chaloupes à vapeur, la Sophie, élégante suédoise bien digne du deuxième grand prix, sa sœur la Mathilde, fine, élégante et accorte comme elle, l’Éole de M. Durène, la Mouche, appartenant au prince Napoléon, et la Fille des ondes (Habléany), coquet bateau à aubes de la force de six chevaux, parti de Pesth pour venir, en remontant le Danube et les fleuves de l’Allemagne et de la France, à l’Exposition de Paris… »
Rapport de l’Exposition universelle, Matériel de sauvetage et navigation de plaisance

« Quatre jours plus tard, François-Joseph est couronné roi de Hongrie et, le mercredi 29 mai, jour de signature du Compromis austro-hongrois, l’ambassadeur Richard Klemens von Metternich donne un somptueux bal dans sa résidence de l’Hôtel de Rothelin-Charolais (101 rue de Grenelle). L’orchestre de soixante musiciens est conduit par Johann Strauss (fils), et joue Le Beau Danube bleu pour la première fois à Paris. Les plus hauts personnages sont là, autour de Napoléon III et d’Eugénie, du roi des Belges et d’un véritable parterre de souverains… Puis une valse est dansée par le prince Alfred, duc d’Édimbourg, avec la princesse Eugénie, pendant laquelle le prince de Metternich présente à l’Empereur le comte Edmond Széchenyi, qui vient d’accomplir sur un bateau de 30 mètres de long et de large [sic] le trajet de Pesth à Paris par le Danube, le Rhin, etc. L’Empereur interrogea longtemps le comte sur les incidents de la traversée, puis le voyageur désormais célèbre fut présenté à l’Impératrice. »
La Petite presse, 30 mai 1867

Napoléon III fera une courte croisière sur la Seine à bord du « Hableány » accompagné de son épouse Eugénie et décernera à Ödön Széchenyi la Légion d’honneur en reconnaissance pour sa traversée fluviale du continent européen. Le bateau sera encore récompensé d’une médaille d’or de l’Exposition universelle de Paris.
Le comte hongrois Ödön Széchenyi ne rentra pas à Budapest avec son bateau mais vendit celui-ci à l’écrivain, photographe, caricaturiste et constructeur de ballons français Félix Tournachon dit Nadar (1820-1910), un personnage qui inspirera Jules Verne pour son roman « Cinq semaines en ballon » (1863).2

Félix Nadar (1820-1910), photo domaine public

Le bateau navigue ensuite sous pavillon français sur la Marne pendant la guerre avec la Prusse puis sur le Rhin après avoir été réquisitionné comme butin de guerre. Ses aventures prennent fin brusquement en 1874. Suite à l’explosion de sa chaudière le Hableány sombre. Selon d’autres sources, le bateau aurait été coulé par un boulet prussien alors qu’il naviguait sur la Marne.
Cet exploit d’Ödön Széchenyi a peut-être été l’une des sources d’inspiration de Jules Verne pour son roman « Le pilote du Danube » paru pour la première fois en 1901 et qui a été remanié par son fils Michel Verne (1861-1925) et publié dans sa nouvelle version en 1908 sous le titre « Le beau Danube jaune« . Jules Verne s’inspira toutefois en grande partie du récit de voyage de l’hisrorien et homme politique français Victor Duruy (1811-1894), accompli en 1860, « De Paris à Bucharest » que la revue Le Tour du monde publia de 1861 à 1862, illustré par D. Lancelot.
Une réplique du « Hableány » construite en 2000 navigue sur le Balaton sous le pavillon de la Balaton Cruise Ship Ltd en tant que seul bateau à vapeur à roues à aubes sur ce lac.

Un accident tragique sur le Danube à Budapest
On se souviendra que le « Hableány » était aussi un petit bateau de promenade de conception soviétique qui, par une soirée de printemps pluvieuse, le 29 mai 2019, fut éperonné par le navire de croisière Viking Sigyn un géant de 135 mètres, sous le pont de l’île Marguerite à Budapest. Le Hableány coula très rapidement. Les fortes pluies et les courants entravèrent les efforts de sauvetage. Sur les trente-trois touristes sud-coréens et les deux membres d’équipage présents à bord ce soir-là, seules sept personnes purent être secourues.

Eric Baude, mis à jour juillet 2023, © Danube-culture, droits réservés 

Polka « Hableány » d’Ödön Széchenyi :
https://youtu.be/keKMzxRU4nU

Notes :
1
Après la mort de son père exilé en Autriche il s’installe à Pest et suit ses traces. Il devient le président du comité pour la création du Théâtre populaire de Buda et est membre actif du comité de l’Association nationale du yachting. Pour attirer plus d’adeptes du yachting il compose des morceaux de musique tels que le quatuor Régate, la polka Hableány (Syrène), et la valse Katinka etc. Il fonde le Groupement commercial et industriel hongrois ainsi que la Première société hongroise de voyageurs.

En 1860 un incendie se déclara à Nagycenk puis à Fertőszentmiklós. 98 maisons furent détruites par le feu. Széchenyi participa à l’extinction du feu et fut très touché par la détresse des gens et par les dégâts considérables.
   En 1862 il est nommé vice-commissaire du gouvernement hongrois et participa l’Exposition Universelle de Londres. Il reçoit une formation de pompiers dans la capitale anglaise. Széchenyi est promu au grade de brigadier, obtient le certificat de pompier. Puis il étudie l’organisation des pompiers et les dispositions du service de sécurité incendie dans différents pays européens.
   En 1863 il élabora le projet de statut du Corps des pompiers bénévoles de Pest et se chargea personnellement de la cueillette de fonds. L’écrivain français Alexandre Dumas qui effectua une visite en Hongrie contribua à ce projet humanitaire et utilitaire. Széchenyi lui offrit une épée de parement. Le service des pompiers bénévoles dont il devint le commandant démarra officiellement en 1870 à Pest. L’Union nationale des pompiers bénévoles fut fondée en 1871.
Ödon Széchenyi étudie les voies fluviales de l’Europe dans la perspective de relier la Mer Noire à l’océan Atlantique.  L’aménagement d’une voie fluviale internationale fut le rêve de son père. Ils sont les premiers à traverser l’Europe par voie fluviale. Napoléon III et l’impératrice Eugénie firent une promenade sur la Seine à bord du vapeur.  L’exploit de la traversée sera répété par une équipe de sportifs hongrois 110 ans plus tard.
En tant que membre du conseil des travaux publics il fut le promoteur de la construction du funiculaire à vapeur de Budavár sur le Mont de château. Inauguré le 2 mars 1870 etdeuxième funiculaire de l’Europe fonctionne jusqu’à 1944. Il est rouvert en juin 1986.
Le chemin de fer à crémaillère de Svábhegy conçu par N. Riggenbach est inauguré le 24 juin 1874 à Buda.
Széchenyi a l’idée de construire des foyers d’ouvrier, de remplacer le tramway à cheval par la voiture à vapeur. Il est aussi le promoteur de la télégraphie privée en Hongrie.
Le sultan ottoman Abdulaziz charge Széchenyi en 1874 de constituer le corps des pompiers d’ Istanbul..En 1878 il est promu colonel par le sultan Abdülhammid II puis en 1880 il accéde au rang de Pacha. En 1899 il est décoré du Grand ruban de l’ordre de l’Osmanie. Il est nommé commandant en chef des régiments de pompiers et du bataillon de marins-pompiers ainsi que général commandant en chef de la de la Turquie impériale.
Ödön Széchenyi est enterré au secteur catholique du cimetière chrétien Feraköy à Istanbul.
2 Un des héros de « De la Terre à la Lune » et d' »Autour de la Lune », romans parus en 1865 et 1869, s’appelle d’ailleurs Michel Ardan, anagramme de Nadar, sources Wikipédia.

Sources :
Dr. Balogh Tamás, Összefoglaló a brit flottaparádékról és az azokkal összefüggõ magyar katonai tradíció múltjáról, lehetséges jövõjérõl
Merci à Dániel Szávost-Vass pour les informations mises à disposition à propos du voyage fluvial de Budapest à Paris du comte Ö. Szechényi sur le site http://dunaiszigetek.blogspot.com  
http://kriegsmarine.hu

Histoire-du-livre.blogspot.com
www.hajoregiszter.hu

Maquette du Hableány, photo droits réservés

István Széchenyi (1791-1860), « le plus grand des Hongrois »

István Széchenyi est né à Vienne en 1791, année de la mort de Mozart. Entré dans l’armée autrichienne à dix-sept ans, il se bat contre les troupes napoléoniennes à Leipzig, en 1813, ainsi qu’à Tolentino face à Murat en 1815 où celui-ci connait une défaite. De 1815 à 1821, il voyage et étudie les institutions des différents pays européens. Lors d’un nouveau séjour en Angleterre, accompagné de son ami Nicolas Wesselényi il remarque l’importance du commerce et de l’industrie. En 1825, en France, il s’intéresse au Canal du midi et songe à régulariser le Danube et la Tisza. À la diète de 1825 le comte offre 60 000 florins pour aider à la fondation d’une académie hongroise, mène une politique de réformes à caractères économique et culturel pour sortir son  pays de l’état arriéré où, selon lui, il se trouve. Széchenyi veut, en particulier, moderniser l’agriculture en abolissant la corvée, développer l’élevage des chevaux et créer un réseau de communications.
La naissance de la Compagnie de navigation sur le Danube (D.D.S.G.), en 1833, est le fruit de ses efforts. Des steamer vont relier Vienne à Buda et, ultérieurement, poursuivre leur route jusqu’à à la mer Noire. Il encourage aussi la navigation de bateaux à vapeur sur la Tisza et fait construire le premier pont en dur de la capitale hongroise, le Pont des chaines (Lanchid), un ouvrage suspendu reliant Buda à Pest. Mais son programme de réformes et son libéralisme modéré sont d’ores et déjà menacés par Lajós Kossuth (1802-1894) et les libéraux extrémistes. Széchenyi craint que le radicalisme ne replonge sa patrie dans le chaos d’où il tente de la tirer et ne manque pas une occasion, à la diète, de les attaquer. Pour lui la Hongrie n’est pas encore prête pour l’indépendance ce qui le brouille avec L.  Kossuth. Le prince Batthyany l’intègre dans son premier cabinet hongrois en 1848 mais désespéré par l’évolution de la situation politique de son pays, il tombe malade, doit être interné le 5 septembre 1848 et fait un séjour dans une maison de santé de Vienne. De retour chez lui à Döbling (aujourd’hui XIXème arrondissement de Vienne), Szechenyi met fin à ses jours le 8 avril 1860 après une perquisition de la police politique.

Sources :
Jean BÉRENGER,  « SZÉCHENYI ISTVÁN comte (1791-1860) » http://www.universalis.fr/encyclopedie/istvan-szechenyi/

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