Periprava (delta du Danube)

Photo Guy-Pierre Chaumette, Regards de l’Est

Les lieux sont peuplés par des pêcheurs d’origine lipovène dans les années 1860 ,à proximité d’un monastère orthodoxe situé en lisière de forêt. Une église orthodoxe, dédiée à saint Dimitri est construite en 1882.

L’église saint Dimitri, photo droits réservés

En 1900, le village compte une population exclusivement lipovène de 344 habitants logés dans 65 maisons, 559 en 1912, 558 en 1930, 602 en 1948, 593 en 1956, 1048 en 1966, 615 en 1977, 322 en 1992 et 312 en 2002. Ces variations démographiques peuvent s’expliquer par la présence d’un goulag, le camp de la maison rouge construit vers 1950 par Gheorghe Gheorghiu-Dej (1901-1965) et le régime communiste et qui a été « transformé » en prison pour détenus de droits communs en 1975 et continué à fonctionner comme tel jusqu’à la révolution de 1989.

Ruine de la colonie pénitentiaire de Periprava. Tout ce qui a pu être récupéré a été emporté ou encore détruits par les habitants des environs comme pour exorciser ce passé douloureux, photo droits réservés

L’objectif officiel de la colonie pénitentiaire était de construire un barrage de 16,5 km de long entre Periprava et Sfiştofca afin de protéger des inondations les champs sur le point d’être débarrassés des roseaux et de les utiliser comme surfaces agricoles. Un autre objectif était de rehausser la route de Periprava sur plusieurs kilomètres. Ainsi, à partir de 1959, des milliers de prisonniers politiques ont été amenés dans la colonie jusqu’en 1964, date des amnisties collectives. Le but non déclaré mais implicite de ces transferts était d’exploiter brutalement leur travail et de les soumettre à un régime d’extermination. Ces conditions atroces ont entraîné la mort de 124 prisonniers, principalement des prisonniers politiques, mais aussi des prisonniers de droit commun. Selon des informations documentaires, ainsi que de nombreux témoignages d’anciens prisonniers politiques ayant survécu à la détention dans le camp de travail de Periprava, les causes de décès sont les suivantes : la famine, le froid, le manque d’eau potable et l’absence de soins de santé, les accidents dus à l’environnement de travail épuisant et aux expériences antérieures dans d’autres camps de détention. Certains d’entre eux ont été abattus dans différentes circonstances, notamment lorsqu’ils tentaient de s’échapper.1 Une croix peinte en blanc, sans aucune inscription, commémore ceux qui y perdirent la vie. Les femmes âgées du village qui s’occupent des tombes du cimetière local, racontent qu’elle a été installée à l’endroit où leurs dépouilles étaient enterrées.

Photo droits réservés

Le village souhaite mettre en place à l’intention des visiteurs un parcours mémorial rappelant cette histoire douloureuse mais il est quand même étrange que l’hôtel  « Ultima Frontiera », un établissement écotouristique dans une propriété de 10 000 ha, ait été construit sur l’emplacement même de ce camp de prisonniers.

Complexe écotourisitique « Ultima frontiera », photo droits réservés

Cette région du delta est un trésor de biodiversité et représente la plus importante zone de nidification d’oies sauvages de tout le delta du Danube, Des petits cormorans, des sternes nocturnes et des cigognes noires en grand nombre la fréquentent également.

L’embarcadère pour Tulcea, photo droits réservés

Notes :
1  Sources : Institut d’enquête sur les crimes communistes et la mémoire de l’exil roumain, www.iiccmer.ro

Ada-Kaleh

Tout comme l’ancienne et proche cité roumaine d’Orşova et les îles Poreci, érigée à l’emplacement de la colonie romaine de Tierna et qui marquait la fin de la voie trajane, prouesse technique et humaine taillée dans les rochers le long du fleuve par les armées romaines, la minuscule mais singulière île danubienne d’Ada-Kaleh (1,7 km de long sur 500 m de large) fut recouverte en 1970 par les eaux d’un lac artificiel, conséquence de la construction du premier des deux imposants barrages/centrales hydroélectriques roumano-serbe des Portes-de-Fer, Djerdap I.

Cette île en forme de croissant au milieu du grand fleuve, formée par les sédiments d’un affluent de la rive gauche roumaine, la rivière Cerna, fut submergée par la volonté des dictateurs roumains Gheorghe Gheorghiu-Dej (1901-1965) et Nicolae Ceauşescu ( 1918-1989) qui ne voyaient dans cette île « exotique » qu’un désuet et encombrant souvenir de la longue domination ottomane sur les principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie.         L’histoire de cette île remonte jusqu’à l’antiquité et à la mythologie grecque. Elle portait avant l’arrivée des turcs sur l’île au XIVe siècle encore, semble-t-il, son nom grec d’origine, Erythia. Hérodote la mentionne sous le nom de Cyraunis. Les chevaliers teutoniques la baptisèrent Saan. L’île répondit aussi aux noms de Ducepratum, l’île ville Ata / Ada, l’Ile forteresse, Ada-Kale, Ada-i-Kebir, l’île d’Orsova, la Nouvelle Orsova, Karolina, Neu Orsova… Les Serbes la mentionnent sous le nom d’Oršovostrvo, les Hongrois la nomment Uj-Orsova sziget et les Roumains continuent à l’appeler de son nom turc Ada-Kaleh (l’île fortifiée).

La vieille Orsova, la Nouvelle Orsova et les récifs en aval, dessin du XVIIIe siècle

Certains archéologues supposent que l’empereur Trajan lors de la guerre daco-romaine de 101-102, aurait traverser le Danube avec ses légions juste à l’endroit où se trouvait l’île, après avoir fait construire un pont de bateaux qui s’appuyait sur celle-ci. L’existence d’un canal de navigation pourrait confirmer qu’Ada-Kaleh, de par sa position stratégique pour la défense de l’accès au canal, devait être déjà peuplée durant les Ier et IIe siècles après J.-C.1
Pour l’archéologue serbe Vladimir Kondic, la forteresse romaine de Ducepratum ou Ducis pratum, utilisée du IVe au VIe siècle, aurait été construite sur l’île-même.2
   « Une légende populaire de la région des Portes-de-Fer raconte qu’Hercule a séparé des rochers au lieu dit « Babakaï » ouvrant de ce fait les gorges du fleuve qui s’écoule vers la mer Noire. Les Valaques croient à un être surnaturel qu’ils appellent Dzuna, terme ressemblant beaucoup au mot Danube. Dzuna habite dans les profondeurs des eaux, sort de l’eau pour se laisser porter par le vent quand il souffle et on entend alors la musique de flûtes. Vue de la falaise, l’île d’Ada-Kaleh ressemblait énormément par sa forme à un dragon dont la tête plongeait dans les profondeurs de Danube. Et selon de nombreuses croyances populaires de la région des Portes-de-Fer, on croit que la carpe, à partir d’un certain âge acquiert des ailes et sort de l’eau pour se transformer en dragon, d’où probablement la légende d’un combat mystique entre le héros populaire serbe Baba Novak et un terrible dragon de la région des Portes-de-Fer. Baba Novak coupa la tête du dragon qui dégringola de la colline et laissa des traces de sang  formant la rivière Cerna sur  la rive gauche confluant avec le grand fleuve près de l’île Saan-Ada Kale. L’origine du mot Saan renvoie au mot sang en latin et roumain, d’où une légende racontant que  l’île aurait été créée soit à partir de la tête en sang du dragon, soit à partir de gouttes de ce sang versé à l’endroit où la rivière Cerna se jette dans le Danube. »5
L’île est mentionnée sur une carte autrichienne de 1716 sous le nom de Carolaina.6

Plan de l’île d’Orsova, Nicolas de Sparr : Atlas du Cours du Danube avec les plans, vues et perspectives des villes, châteaux et abbayes qui se trouvent le long du cours de ce fleuve depuis Ulm jusqu’à Widdin dessiné sur les lieux, fait en MDCCLI.TM (1751), collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche de Vienne

Les avantages de l’emplacement stratégique de l’île permettant de contrôler la navigation sur le fleuve à un endroit où la largeur de celui-ci est restreinte en raison du relief traversé, sont remarqués par les armées de l’empire des Habsbourg qui, après avoir repoussé les Turcs au XVIIsiècle, la dote d’un solide dispositif de fortifications afin de se prémunir contre de nouvelles menaces ottomanes, transformant peu à peu l’île à chacune de leurs occupations, en une sorte de  « Gibraltar » de l’occident en Europe orientale. Mais en 1739, suite au Traité de Belgrade entre l’Autriche et l’Empire ottoman, négocié avec l’aide de la France, l’île est rendue à la Sublime Porte ainsi que la Serbie et Belgrade. Elle sera difficilement reconquise par l’Empire autrichien en 1790 lors d’une nouvelle guerre austro-turque et demeurera par la suite ottomane jusqu’en 1918.

Ada Kaleh (Neu Orsova) sur la carte de Pasetti

Elle fut étonnement (volontairement ?) un des « oublis » des négociations du Congrès de Berlin (1878). Occupée de force par les armées austro-hongroises au moment de la Première guerre mondiale, Ada-Kaleh devient officiellement un territoire roumain suite au Traité de Lausanne (1923). Les autorités du royaume de Roumanie laissent la jouissance de l’île à la population turque insulaire tout en lui donnant un statut fiscal avantageux, statut qui encourage la contrebande de diverses marchandises.

Elles la dotent en même temps de nouvelles infrastructures, construisent une école officiant en roumain et en turc, une église orthodoxe, une mosquée, une mairie, un bureau de poste, une bibliothèque, un cinéma, des fabriques de cigarettes, de loukoums, de nougats, des ateliers de couture et y installent même une station de radio !

Intérieur de la mosquée

La réputation grandissante de l’île lui permet d’attirer alors de nombreux visiteurs au nombre desquels le roi Carol II de Roumanie, des dignitaires du régime communiste et des curistes de la station thermale proche de Băile Herculane (Herkulesbad, les Bains d’Hercule). On raconte aussi que des tunnels auraient été creusés et remis en service par des trafiquants de marchandises sous le fleuve depuis l’île vers la rive droite yougoslave6. Les habitants y vivent de la fabrication de tapis, de la transformation du tabac, de la fabrication du sucre oriental rakat, d’autres produits non imposés, du tourisme et profitent sans doute aussi de diverses contrebandes.

Boite de lokoums « La favorite du sultan » d’Ada-Kaleh

Il ne reste qu’un peu moins d’un demi-siècle avant sa disparition définitive, rayée de la carte par la dictature communiste. Mais qui sait si Ada-Kaleh dont le minaret de la mosquée réapparaît parfois en période de basses-eaux du Danube, comme pour rappeler sa présence silencieuse sous les eaux assagies par la construction du barrage, ne redeviendra pas un jour ce qu’elle fut autrefois ?

Ada-Kaleh, photo Rudolf Koller, 1931, collection Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

Informés du projet mégalomane les habitants turcs commencent à déserter « l’île sublime » bien avant le début des travaux du barrage. Certains choisissent de repartir en Turquie, d’autres s’installent dans la région de la Dobroudja, à Constanţa qui a conservé un quartier  turc ou à Bucarest, attendant vainement la réalisation de la promesse du gouvernement roumain d’être rapatriés avec le patrimoine d’Ada-Kaleh sur l’île toute proche en aval de Şimian (PK 927). Mais le projet de second barrage en aval, près de Gogoşu, (PK 877) qui commence dès 1973 et dont le lac de retenu aurait du à son tour noyé cette terre d’accueil, décourage les habitants de s’y installer. Il reste encore aujourd’hui sur cette petite île abandonnée, au milieu d’une végétation abondante, des ruines de ce nouveau paradis turc perdu. Des villages voisins serbes et roumains des bords du fleuve, Berchorova, Eșelnița, Jupalnic, Dubova, Tufari, Opradena, l’ancienne Orşova, d’autres îles des environs d’Ada Kaleh, des sites archéologiques remarquables, subissent le même sort.

L’île de Şimian (PK 927) avec ses quelques vestiges mais sans le charme de sa soeur Ada-Kaleh, photo © Danube-culture, droits réservés

Quelques monuments et maisons furent malgré tout reconstruits sur l’île de Simian mais l’architecture et l’ambiance insulaire ottomane unique des petits cafés, des ruelles pittoresques, de la mosquée à la décoration élégante, des bazars turcs d’Ada-Kaleh, de ses ruelles pittoresques et de ses jardins parfumés, disparurent dans les flots de la nouvelle retenue.

Le bazar d’Ada-Kaleh en 1912

« Je me souviens encore de l’odeur du tableau Ada-Kaleh quand je sautais de mon lit. L’île verte avec son minaret jaune pâle […] et la femme turque peinte au premier plan lévitait sur les profondeurs vert Nil du Danube […] Ma chambre était pleine jusqu’au plafond de cette odeur d’huile de lin et quand j’ouvrais la fenêtre, je le voyais littérairement se déverser et couler en cascades le long des cinq étages de façade rugueuse de notre immeuble en préfabriqué… »
Mircea. Cărtărescu, « Ada-Kaleh, Ada-Kaleh », Fata de la marginea vieţii, povestiri alese, Humanitas, Bucarest, 2014

Notes : 
1 Srdjan Adamovicz, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
2 idem

3 idem
4 idem
5 Cartarescu Mircea « Ada Kaleh, Ada Kaleh (Vallée du Danube/Roumanie) », dans Last andLost, Atlas d’une Europe fantôme, sous la direction de Katharina Raabe et Monika Sznajderman. Traduit du roumain par Laure Hinckel, Éditions Noir sur Blanc 2007, p. 155-173, cité par Srdjan Adamovicz, dans « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne », opus citatum.
6 Tunnels sous le Danube : un secret non résolu
L’infatigable voyageur M.T. Romano raconte que, dans l’entre-deux-guerres, on pouvait encore voir des traces des tunnels depuis les rives du Danube du côté serbe. Il affirmait que, selon les habitants, une autre galerie communiquait avec la rive roumaine et concluait que de tels travaux avaient dû soulever de nombreuses difficultés. Les murs de la forteresse, d’une épaisseur maximale de 25 mètres, avaient résisté, en 1737, pendant 69 jours, aux deux sièges turcs. En 1810, les drapeaux russes sont hissés brièvement sur l’île par le bataillon dirigé par Tudor Vladimirescu.

Eric Baude  pour Danube-culture, mis à jour novembre 2023, © droits réservés

Au revoir Adah-Kaleh, photo de 1964

Adah-Kaleh, 1964

Sources :
ADAMOVICZ, Srdjan, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
LORY, Bernard, « Ada Kale », Balkanologie, VI-1/2, décembre 2002, p. 19-22. URL : http://balkanologie.revues.org/437
MARCU, P. « Aspects de la famille musulmane dans l’île d’Ada-Kaleh », Revue des Études Sud-Est Européennes, vol. VI, n°4, 1968, pp. 649-669
NORRIS, Harry T., Islam in the Balkan, religion and society between Europe and the Arab world, Columbia (S.C.) University of South Carolina Press, Columbia, 1993

ŢUŢUI, Marian, Ada-Kaleh sau Orientul scufundat (Ada Kaleh ou l’Orient englouti), Noi Media Print, Bucureşti, 2010
VERBEGHT, Pierre, Danube, description, Antwerpen, 2010

Au revoir les enfants, au revoir Adah-Kaleh…

 Documentaires :
The Turkish Enclave of Ada Kaleh, documentaire de Franck Hofman, Paul Tutsek et Ingrid Schramme pour la Deutsche Welle (en langue anglaise)
https://youtu.be/pNOLbkE4524
Le dernier printemps d’Adah Kaleh (1968) et Adah Kaleh, le Sérail disparu (en roumain)
npdjerdap.org

 

Patrick Leigh Fermor :« quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes-de-Fer »

« Le progrès a aujourd’hui immergé l’ensemble de ce paysage. Un voyageur assis à ma vieille table sur l’embarcadère d’Orşova serait obligé de l’envisager à travers un gros disque de verre monté sur charnière de   cuivre ; ce dernier encadrerait une perspective de boue et de vase. Le spectateur serait en effet chaussé de plomb, coiffé d’un casque de scaphandrier et relié par cent pieds de tubes à oxygène à un bateau ancré dix-huit brasses plus haut. Parcourant un ou deux milles vers l’aval, il se traînerait péniblement jusqu’à l’île détrempée, au milieu des maisons turques noyées ; vers l’amont il trébucherait entre les herbes et les éboulis jonchant la route du comte Széchenyi pour discerner de l’autre côté du gouffre obscur les vestiges de Trajan ; et tout autour, au-dessus et en-dessous, l’abîme sombre baillerait, les rapides où se précipitaient naguère les courants, où les cataractes frémissaient d’une rive à l’autre, où les échos zigzaguaient le long des vertigineuses crevasses, étant engloutis dans le silence du déluge. Alors, peut-être, un rayon hésitant dévoilerait l’épave éventrée d’un village ; puis un autre, et encore un autre, tous avalés par la boue. Il pourrait s’épuiser à arpenter bien des jours ces lugubres parages, car la Roumanie et la Yougoslavie ont bâti l’un des plus gros barrages de béton et l’une des plus grosses usines hydroélectriques du monde entier, en travers des Portes de Fer. Cent trente milles du Danube se sont transformés en une vaste mare, qui a gonflé et totalement défiguré le cours du fleuve. Elle a supprimé les canyons, changé les escarpements vertigineux en douces collines, gravi la belle vallée de la Cerna presque jusqu’aux Bains d’Hercule. Des milliers d’habitants, à Orşova et dans les hameaux du bord de l’eau, ont du être déracinés et transplantés ailleurs. Les insulaires d’Ada Kaleh ont été déplacés sur une autre île en aval, et leur vieille terre a disparu sous la surface comme si elle n’avait jamais existé. Espérons que l’énergie engendrée par le barrage a répandu le bien-être sur l’une et l’autre rive, en éclairant plus brillamment que jamais les villes roumaines et yougoslaves, car, sauf du point de vue économique, les dommages causés sont irréparables. Peut-être, avec le temps et l’amnésie, les gens oublieront-ils l’étendue de leur perte.
D’autres ont fait mal, ou pis ; mais il est patent qu’on n’a jamais vu nulle part aussi complète destruction des souvenirs historiques, de la beauté naturelle et de la vie sauvage. Mes pensées vont à mon ami d’Autriche, cet érudit qui songeait aux milliers de milles encore libres que les poissons pouvaient parcourir depuis la Krim Tartarie jusqu’à la Forêt-Noire, dans les deux sens ; en quels termes, en 1934, avait-il déploré le barrage hydroélectrique prévu à Persenbeug, en Haute-Autriche : « Tout va disparaître ! Ils feront du fleuve le plus capricieux d’Europe un égout municipal. Tous ces poissons de l’Orient ! Ils ne reviendront jamais. Jamais, jamais, jamais !
Ce nouveau lac informe a supprimé tout danger pour la navigation, et le scaphandrier ne trouverait que l’orbite vide de la mosquée : on l’a déplacée pierre par pierre pour la reconstruire sur le nouveau site des Turcs, et je crois qu’on a soumis l’église principale au même traitement. Ces louables efforts pour se faire pardonner une gigantesque spoliation ont ravi à ces eaux hantées leur dernier vestige de mystère. Aucun risque qu’un voyageur imaginatif ou trop romantique croit entendre l’appel à la prière sorti des profondeurs ; il ne connaîtra pas les illusoires vibrations des cloches noyées comme à Ys, autour de la cathédrale engloutie : ou bien dans la légendaire ville de Kitège, près de la moyenne Volga, non loin de Nijni-Novgorod. Poètes et conteurs disent qu’elle disparu dans la terre lors de l’invasion de Batu Khan. Par la suite, elle fut avalé par un lac et certains élus peuvent parfois percevoir le chant des cloches. Mais pas ici : mythes, voix perdues, histoire et ouï-dire ont tous été vaincus, en ne laissant qu’une vallée d’ombres. On a suivi à la lettre le conseil goethéen : « Bewahre Dich von Raüber und Ritter und Gespentergeschichten », et tout s’est enfui… »

Patrick Leigh Fermor,  « La rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer », in Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935), remarquablement traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016

Danube-culture, mis à jour novembre 2023

Adamclisi et le trophée de l’empereur Trajan

On découvre au nord de la commune d’Adamclisi (70 km au sud-ouest de Constanţa, préfecture du judets de Dobrogée), dominant un paysage de coteaux en terrasse, le site du Tropaeum Traiani, une réplique de l’antique construction élevée après la victoire des troupes romaines emmenées par l’empereur Trajan au début du IIe siècle après J.-C.

Détail du trophée de Trajan, photo Alstyle — Travail personnel, CC BY-SA 3.0 ro, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=16778534

Les fouilles sur les lieux ne commencent qu’au XIXe siècle à la suite de la découverte par les Ottomans des ruines d’un monument en pierre qui s’apparentait à une église d’où le nom qu’ils donnent au lieu Adamclisi (adam = homme, Kilisse = église). Le trophée de Trajan, construit entre 106 et 109 à la demande de l’empereur, dédié à Mars, dieu de la guerre et qui commémore sa victoire en 101 sur un de ses plus farouche adversaires, le roi dace Décébale (?-106) que les Roumains ont placé au panthéon de leur histoire et de leur mythologie populaire et sur les Sarmates, ne subsistait alors qu’à l’état de ruines, une partie des pierres ayant été subtilisée par les populations locales pour divers bâtiments.

Décébale (?-106)

Le trophée fait d’abord l’objet d’une reconstitution en 1977 par le régime communiste. Rénové ultérieurement, mesurant à la base 31 m de diamètre et 40 m de hauteur, il est coiffé d’un toit conique recouvert de tuiles en écailles, à l’origine des dalles de pierre imbriquées. Les socles hexagonaux, placés au sommet du tronc de cône portaient sur deux faces, dans la partie supérieure, une inscription dédicatoire à Mars Ultor (Mars le dieu vengeur)1. La base cylindrique est décorée de 54 métopes2 (dont 49 originaux se trouvent au musée d’Adamclisi), en calcaire de Deleni qui glorifient la victoire romaine et la soumission des tributs daces vaincues. L’empereur y est notamment représenté accompagné d’un officier tout comme la scène  d’un combat entre un soldat romain et un « barbare » dace, deux prisonniers daces amenés à Trajan, trois joueurs de trompette, deux porte-enseigne ou encore une famille indigène.

  L’empereur Trajan avec un de ses lieutenants, photo Cristian Chirita, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4474017 

Le musée romain, dans le village rassemble les 48 panneaux sculptés originaux (sur 54) ou métopes et un certain nombre d’objets afférents à la présence romaine dans ces lieux de la Dobrogée.  À proximité du trophée se trouve l’admirable site romano-byzantin, le Municipium tropaeum Trajani, fondé à la même époque, au IIe siècle après J.-C. Ce site prend rapidement de l’ampleur du fait de sa situation sur la voie nord-sud de la Dobrogée. Démoli au IIIe siècle, reconstruit à la fin de ce siècle et au début du IVe, il est abandonné et détruit par les Avares au VIe siècle. Il émane une atmosphère étonnement émouvante en visitant ces lieux lorsque l’on franchit les anciennes portes de l’enceinte fortifiée comme si l’on remontait au IIe siècle ap. J.-C. et en marchant sur l’artère principale, au milieu de laquelle se trouve un caniveau et qui était bordée à l’époque romaine bordée de nombreux portiques et arcades.

    L’excellent Guide Bleu « Roumanie » (édition de 1966) en donne une description assez détaillée : « La porte Est, par laquelle on pénètre dans l’enceinte fortifiée, était flanquée de deux tours dont il subsiste des soubassements. Une grande porte à deux battants fermait l’entrée ; elle était maintenue par une grosse barre métallique coulissant dans un logement que l’on voit encore dans le massif de droite. Dans l’axe de la porte s’ouvre la grande artère principale, creusée d’un caniveau central qui à l’époque était couvert. Des portiques et d’arcades bordaient la chaussée. À droite de la rue (10 m env.) apparaissent les soubassements d’une basilique chrétienne du IVe siècle de notre ère, composée de trois nefs à abside et d’un narthex3. — À gauche de la rue, les ruines d’une basilique chrétienne byzantine, en forme de croix, également à trois nefs avec un narthex et peut-être un exonarthex. La crypte est bien conservée (fin du Ve, début du Ve).
Plus loin on franchit une rue transversale pour atteindre, à gauche, les ruines de la basilique de Forensis qui semble avoir été imposante à en juger par la taille des dix-huit bases de colonnes qui séparent l’édifice en trois nefs. Cet édifice, construit au IIIe s. et rebâti sous Constantin le Grand (280-337 ap. J.-C.), servait de lieu pour des réunions publiques.
En continuant à descendre la rue principale, on trouve à gauche encore une autre basilique du IVe, complétée au VIe, par l’adjonction d’une crypte. On arrive à la porte Ouest où les murs d’enceinte sont mieux conservés qu’à la porte Est. En se dirigeant ensuite par le Nord, on rejoint la basilique marmoréenne,  la basilique chrétienne de l’évêché dont on voit le baptistère à droite de l’entrée. L’édifice remonte aux Ve et VIe siècle et forme aussi un plan à trois nefs avec absides. — À proximité se dresse une tour où l’on entreposait des vivres.
Il est tout à fait possible de suivre le mur d’enceinte sur tout son pourtour où plusieurs restes de tours de défense en plus ou moins bon état sont encore visibles.
Les fouilles entreprises entre 1891 et 1909 n’ont en fait dégagé qu’un dixième des vestiges de la ville : neuf hectares restent encore à mettre au jour.

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, novembre 2023
Notes :
1 Métope : intervalle rectangulaire situé entre les triglyphes de la frise dorique, et généralement orné de reliefs. Les métopes du Parthénon. Demi-métope, portion de métope qui termine une frise, sur les monuments hellénistiques et romains. (source dictionnaire de l’Académie française).

2 Narthex : dans les premières basiliques chrétiennes, portique élevé en avant de la nef, après l’atrium, et formant une sorte de vestibule où se tenaient ceux qui n’avaient pas le droit d’accéder au lieu consacré, catéchumènes, pénitents, etc. Narthex extérieur. Narthex intérieur, séparé du naos par des portes, par une cloison.Par extension. Galerie couverte s’étendant à l’extérieur ou à l’intérieur d’une église, sur toute la largeur de la façade. Le narthex de la basilique de Vézelay. L’exonathex est une pièce réservée  aux tombeaux dans les églises et cathédrales orthodoxes. 

3 L’inscription partiellement conservée a pu être toutefois reconstituée :

 MARTI ULTOR[I]
IM[P(erator) CAES]AR DIVI
NERVA[E] F(ILIUS) N[E]RVA
TRA]IANUS [AUG(USTUS) GERM(ANICUS)]
DAC]I[CU]S PONT(IFEX) MAX(IMUS)
TRIB(UNICIA) POTEST(ATE) XIII
IMP(ERATOR) VI CO(N)S(UL) V P(ater) P(atriae)
?VICTO EXERC]ITU D[ACORUM]
?—- ET SARMATA]RUM ———————]E

Pour Mars vengeur, l’empereur César,
Fils du divin Nerva,
Nerva Trajan Augustus, qui a vaincu les Germains,
Les Daces, grand pontife,
Pour la 13e fois détenteur de la puissance tribunitienne,
Proclamé général victorieux par l’armée pour la sixième fois,
consul pour la cinquième fois, père de la patrie,
Après avoir vaincu les armées Daces
?—- et Sarmates

https://muzeedelasat.ro
https://www.romanforts.eu › en › tropaeum-тraiani

Sources :
Guide bleue Roumanie, Hachette, Paris 1966
Guey Julien. Le « Tropaeum Trajani  » est-il l’œuvre de l’empereur Valens ? À propos d’un passage de Thémistius. In: Revue des Études Anciennes. Tome 40, 1938, n°4. pp. 387-398. www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1938_num_40_4_3006

Vue sur les collines et le sommet du  trophée de Trajan (Tropaeum Traiani ) depuis la forteresse romano-byzantine, photo © Danube-culture, droits réservés

Au bout du delta du Danube et du continent européen, Sulina

   Le nom de Selinas ou Solina, à l’entrée du bras du fleuve du même nom est mentionné dans le long poème épique « L’Alexiade » d’Anna Comnène, princesse et historienne byzantine (1083-1153)1. Dans le second Empire Bulgare au XIIIe siècle puis valaque, le village est un petit port fréquenté par des marins et des commerçants génois. Elle appartient au Despotat de Dobrodgée, placé sous la protection de la Valachie en 1359 puis se retrouve ottomane et à nouveau valaque en 1390 pour quelques décennies jusqu’en 1421, année où elle redevient possession de la principauté de Moldavie. Un document de juillet 1469 mentionne que « la flotte de la Grande Porte était à Soline », avant l’attaque de Chilia et de Cetatea Alba. Conquise par les Ottomans en 1484 elle prend le nom le nom de « Selimya » et restera ottomane jusqu’au Traité d’Andrinople en 1829 où elle se retrouve annexé malgré elle) à l’Empire russe. Le traité austro-russe conclue à Saint-Pétersbourg en 1840 est le premier document de droit international qui désigne Sulina comme un port fluvial et maritime. Cette convention jette les bases de la libre navigation sur le Danube. Sulina redeviendra une dernière fois ottomane après la Guerre de Crimée et le Traité de Paris de 1856.
Le nombre de navires anglais qui entrent dans le Danube par le bras de Sulina passe de 7 en 1843 à 128 en 1849 préludant à l’intensification du trafic qui transitera par ce bras après les aménagements conséquents de la Commission Européenne du Danube quelques années plus tard. La population de Sulina se montait alors à environ 1000/1200 habitants qui vivaient pour la la plupart de la pêche, de différents trafics et profitaient également des nombreux naufrages de bateaux à proximité de cette côte de la mer Noire.
Le traité de Paris de 1856 permet la création la Commission européenne du Danube (C.E.D.). Cette commission est composée de représentants de Grande-Bretagne, de France, d’Autriche, d’Allemagne (la Prusse à la création de la C.E.D.), d’Italie (Sardaigne), de Russie et de Turquie. Sulina obtient un statut de port franc. C’est à cette époque que se développe en parallèle d’une expansion économique due à l’aménagement du bras de Sulina, à l’installation de la C.E.D. sur le Bas-Danube (siège à Galaţi) à la construction d’infrastructures et à la présence d’une partie de son personnel international à Sulina, le concept d’Europe unie qui se manifeste par un esprit de tolérance et de coexistence multiethnique. Selon un recensement de la fin du XIXe siècle, Sulina a une population de 4889 habitants : 2056 Grecs, 803 Roumains, 546 Russes, 444 Arméniens, 268 Turcs, 211 Austro-Hongrois, 173 Juifs, 117 Albanais, 49 Allemands, 45 Italiens, 35 Bulgares, 24 Anglais, 22 Tartares, 22 Monténégrins, 21 Serbes, 17 Polonais, 11 Français, 7 Lipovènes, 6 Danois, 5 Gagaouzes, 4 Indiens et 3 Égyptiens. Ont été également recensés sur la ville 1200 maisons, 154 magasins, 3 moulins, 70 petites entreprises, une usine et un château d’eau pour la distribution d’eau dans la ville dont la construction a été financée par la reine des Pays-Bas venue elle-même en visite, une centrale électrique, une ligne téléphonique de Tulcea à Galaţi, une route moderne sur une longueur de 5 miles, deux hôpitaux et un théâtre de 300 places. Le nombre d’habitants variera entre les deux guerres de 7.000 à 15.000, variation liée aux productions annuelles de céréales qui étaient stockées au port de Sulina puis chargés sur des cargos pour l’exportation, en majorité pour l’Angleterre. Ces activités commerciales engendre l’arrivée d’une main d’oeuvre hétérogène de toute l’Europe y compris de Malte. Le système éducatif éducatif est représenté par 2 écoles grecques, 2 roumaines, une école allemande, une école juive, plusieurs autres écoles confessionnelles, un gymnase et une école professionnelle pour filles ainsi qu’une école navale britannique. Les institutions religieuses sont au nombre de 10 : 4 églises orthodoxes (dont 2 roumaines, une russe et une arménienne), un temple juif, une église anglicane, une église catholique, une église protestante et 2 mosquées. 9 bureaux ou représentations consulaires ont été ouverts : le consulat autrichien, les vice-consulats anglais, allemand, italien, danois, néerlandais, grec, russe et turc. La Belgique disposait d’une agence consulaire. Les représentants consulaires fondent un club diplomatique.

Entrée du Danube à Sulina au début du siècle

 D’importantes compagnies européennes de navigation y ont ouvert des bureaux : la Lloyd Austria Society (Autriche), Deutsche Levante Linie (Allemagne), la Compagnie grecque Égée, la Johnston Line (Angleterre), la compagnie Florio et Rubatino (Italie), la Westcott Line (Belgique), Les Messageries Maritimes (France), le Service Maritime Roumain… Les documents officiels sont rédigés en français et en anglais, la langue habituelle de communication étant le grec. Une imprimerie imprime au fil du temps des journaux en différentes langues comme la « Gazeta Sulinei », le « Curierul Sulinei », le « Delta Sulinei » et les « Analele Sulinei »…   Les activités ont déjà déclinées avec la conflit de la Première Guerre Mondiale. Le commerce reprend par la suite mais pour peu de temps. Sulina perd son statut de port franc en 1939 et la C.E.D., vu d’un mauvais oeil par le régime nazi, disparaît à cause de la Seconde Guerre mondiale et avec elle ses représentants consulaires. Devenue un objectif stratégique la ville est malheureusement bombardée par les Alliés le 25 août 1944. Ces bombardements détruisent plus de 60 % des bâtiments. Le régime roumain d’après guerre, placé sous influence soviétique, tentera d’effacer les souvenirs de la longue présence (83 ans) de la Commission Européenne du Danube à Sulina.
   Le recensement de 2002 établissait le nombre d’habitants à à 4628 soit un déclin de 20% de la population au cours des 12 dernières années, déclin du au marasme de la vie socio-économique de l’ancien port-franc malgré une fréquentation touristique en hausse. Le dernier recensement (2021) confirme une baisse importante de la population qui s’établit à 3118 habitants.

Sources :
www.sulina.ro
voci autentico româneşti
https://www.voci.ro/
https://mistereledunarii.wordpress.com

L’île de Simian (Roumanie)

Un projet du Conseil du Judet de Mehedinți envisageait en 2010 de construire sur l’île un port, des hôtels, des cinémas, des restaurants, des campings, une plage, un centre international ouvert à tous les pays riverains du Danube y compris la Turquie (souvenir de la présence ottomane sur le Bas-Danube), un théâtre de plein air ainsi qu’un centre de recherche sur le Danube…
L’objectif de l’étude de faisabilité de ce projet et de la demande de financement adressée à l’UE était de soutenir le développement d’infrastructures et d’équipements touristiques sur l’île, de mettre en valeur son patrimoine (sic!) et de promouvoir son potentiel en tant que destination touristique avec l’obtention de fonds européens de développement régional.       Ce projet n’a heureusement pas été mis en oeuvre pour diverses raisons.
Certains vieux habitants du village de Șimian (rive gauche) se souviennent encore de l’époque où une partie des vestiges historiques ont été déplacés d’Ada Kaleh sur l’île de Simian et du moment où les habitations de l’île turque furent détruites à l’explosif par l’armée roumaine avant qu’Ada Kaleh ne disparaisse, engloutie dans les eaux de la retenue de la centrale hydroélectrique comme en témoignent des documentaires de l’’époque.

Île de Simian, inscription turque

Une piscine fut même construite sur l’île de Simian par le régime communiste pour inciter les anciens habitants d’Ada Kaleh à s’y installer et encourager les touristes à la visiter mais sans succès. Comment oublier Ada Kaleh et son atmosphère idyllique d’un temps révolu ? De son côté, le pêcheur et batelier du village de Simian, Daniel Claudiu Ciolănescu, familier du fleuve, n’hésitait pas dans sa jeunesse à traverser le fleuve à la nage pour rejoindre l’île.
Ne serait-il pas judicieux de protéger enfin intégralement ces sublimes îles danubiennes dont certaines, comme Simian, sont en permanence sous la menace d’aménagements touristiques, de projets incongrus divers (on pense aux îles des environs du Parc National croate de Kopacki Rit et au projet plus libéral que libertaire de Liberland…) au nom de la protection de la biodiversité du fleuve, elle-même déjà menacée par de nombreuses réalisations sur ses rives ? Peut-être aussi, comme pour d’autres cours d’eau dans le monde, donner enfin au Danube un statut juridique.
La commune de Șimian (Olténie) d’où l’île tire son nom, malheureusement traversée par l’horrible route E 70 encombrée de camions quand il y a si peu de bateaux sur le fleuve, possède de remarquables trésors patrimoniaux parmi lesquels le monastère de la sainte Trinité de Cerneţi, la « cula » (habitation fortifiée) du héros révolutionnaire roumain Tudor Vladimirescu (1780-1821), la « cula » du pandoure Nistor, toutes deux en cours de restauration et un musée du village. Cerneți fut fondé après que le sultan ottoman Soliman le Magnifique (1494-1566), qui avait écrasé les armées hongroises à la bataille de  Mohács, ait ordonné que toutes les pierres de la place forte de Turnu-Severin, construite en grande partie avec les matériaux de l’ancien Castrum romain, soient transportées sur la rive droite afin qu’une forteresse ottomane y soit édifiée. Les habitants de Turnu-Severin, pour se protéger des inondations déménagèrent en retrait du fleuve et fondèrent la cité de Cerneți, (« Cerniți », signifiant les gens endeuillés).

Eric Baude pour Danube-culture, août 2023 © droits réservés 

Les vignobles danubiens ; des terroirs d’exception !

Les somptueux vignobles de la Wachau autrichienne et leurs voisins de la vallée de la rivière Krems (Kremstal, rive gauche), du Kamp (Kamptal), de la Traisen (Traisental, rive droite) ou des coteaux adoucis de Wagram (rive gauche), pour ne citer que ceux-ci, sont emblématique des magnifiques vins blancs qui sont élaborés sur les terroirs danubiens autrichiens. Le niveau de qualité de ces vins danubiens est toutefois, comme partout, contrasté et va des vins les plus extraordinaires des meilleurs terroirs et parcelles aux plus simples des breuvages (vins rouges) n’apaisant guère (et encore !) que la soif.

Spitz/Danube (rive gauche) et ses vignobles au coeur de la Wachau, une région classée au patrimoine mondial de l’Unesco pour ses paysages viticoles ancestraux, photo © Danube-culture, droits réservés

Quand à Vienne, unique capitale européenne à avoir préserver un vignoble conséquent, elle s’enorgueillit aussi à juste titre de ses nombreuses charmantes et joyeuses auberges et caveaux de vignerons avec cours, jardins, les « Heuriger » et parfois vue sur la ville. Ici l’on vous sert un gouleyant, traditionnel et joyeux vin blanc de production tout-à-fait locale, le « Gemischter Satz » qui peut être élaboré avec 20 différents cépages, parfois biologique (voir l’article sur les vins de Vienne sur ce site).

Le plus petit vignoble viennois, place Schwarzenberg, dont les vins sont vendus au profit d’oeuvres caritatives, photo © Danube-culture, droits réservés

Le Danube est peut-être aujourd’hui, avec le Rhône, la Loire, l’estuaire de la Gironde, le Neckar, la Moselle et le Rhin, l’un des cours d’eau les plus propices à la culture de la vigne du continent européen. Comme pour le sel et d’autres matières (bois, fer, céréales…), on a longtemps acheminé par bateaux sur ce fleuve, avec en particulier les fameuses « Zille », grandes barques en bois à fond plat parfaitement adaptées à la délicate navigation danubienne, depuis les régions de production, d’importantes quantités de barriques de vin vers les capitales et les grandes villes qui jalonnent son parcours, telles Vienne, Bratislava, Budapest, Belgrade et au delà...

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Les vignobles du Haut et Moyen-Danube
   Bien que la vigne soit cultivée en Allemagne dans quelques villages bavarois des bords du fleuve comme à Bach/Danube (rive gauche), entre Ratisbonne et Wörth, c’est en Autriche que le fleuve rencontre ses premières grandes régions viticoles : les régions de la Wachau, Kremstal, Wagram, Kamptal, Donauland, Vienne et ses collines, Petronell-Carnuntum (rive droite), la région des thermes (Thermenland, au sud de Vienne) et enfin la région orientale aux frontières de la Hongrie du nord du Burgenland (rive droite), plate et chaude, plaine et terroir féconds pour les vins de cépage Blaufränkisch, Zweigelt, Pinot noir, Carbernet-Sauvignon… mais aussi de grands vins blancs y compris de vendange tardive (Eiswein), plus particulièrement sur les reliefs autour du Neusiedlersee, grand lac peu profond, vestige de l’antique et immense mer panonnienne. La Styrie, la Carinthie méridionale et le Tyrol du sud, aux frontières de l’Italie, se joignent avec bonheur aux territoires viticoles danubiens.
Le niveau moyen de qualité de l’ensemble de la production autrichienne qui s’étend sur 50 000 ha de vignes est l’un des plus élevés d’Europe.

L’Abbaye de Göttweig comme celles de Melk et de Klosterneuburg, possède ses propres vignobles, photo © Danube-culture, droits réservés

C’est incontestablement dans la région de la Wachau, entre l’abbaye de Melk et l’abbaye de Göttweig, que s’élaborent les vins blancs secs les plus réputés de ce pays voire d’Europe. On aurait désormais tort de négliger malgré tout les vins des régions voisines de Wagram, Kamptal (rive gauche),Traisental le vignoble de Carnuntum (rive droite), en aval de Vienne, et celui du « Thermenland » avec ses jolis villages, au sud de la capitale, qui réservent de belles surprises à l’amateur oenophile éclairé.

Slovaquie méridionale et Hongrie danubienne (Moyen-Danube)
   Le vignoble slovaque (vins blancs) se tient sur la rive gauche (nord) du Danube et borde ses affluents. La production vinicole slovaque a beaucoup progressé depuis quelques années grâce à des vignerons entreprenants et soucieux de qualité. De l’autre côté, sur la rive hongroise se tiennent sur la rive droite les vignobles de la région de l’abbaye de Pannonhalma, au sud de Győr, puis apparaissent les premiers reliefs hongrois et l’excellent petit vignoble d’Ázsár-Nezmély. L’origine de ce vieux vignoble remonte à l’époque romaine. Un bon ensoleillement et une arrière-saison, souvent chaude, permettent de produire en majorité des vins rouges, plutôt légers et quelques vins blancs de qualité. Le Danube baigne ensuite sur la rive droite plusieurs grandes régions viticoles hongroises, de Budapest (district d’Etyek-Buda) jusqu’à la frontière méridionale avec la Croatie danubienne qui n’est pas non plus avares de divins breuvages (vignoble croate septentrional des régions de Baranja et d’Ilok). Ces paysages viticoles ont été façonnés par l’homme avec l’aide du fleuve et de ses affluents dont la Drava (Slavonie croate). Parmi les meilleurs vins rouges hongrois, on peut recommander ceux  des régions de  Szekszard, Tolna, Villány, Pecs… D’autres vignobles s’épanouissent aussi sur la rive gauche entre Danube et Tisza (vignobles de Kunság, Congrád, Hajós-Baja…).
Les vins hongrois danubiens offrent de belles émotions tant en rouge qu’en blanc voire rosé et méritent une redécouverte et une reconnaissance plus largement partagée comme celle que connait le légendaire Tokaji Aszú, l’un des vins doux les plus raffinés au monde et qui est désormais inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco. La surface viticole compte en totalité 65 000 hectares cultivés par 32 000 vignerons. Quelques cépages :  Bikáver, Blauburger, Cabernet Franc, Kadarka, Pinot Noir, Zweigelt, Turán, Kékfrankos, Merlot,  Portugieser… (rouges), Chardonnay, Cirfandli, Irsai Olivér, Hárslevelü, Olaszrisling, Sauvignon blanc, kéknyelü, Kövidinka, Sárgamuskotály, Tramini Zenit, Szürkebarát, Zöldveltelini…(vins blancs).

Les vignobles serbes, croates, roumains et bulgares du Bas-Danube : le renouveau d’un savoir faire ancestral
   Dans les Balkans danubiens, l’amateur de découvertes sera tout à la joie de rencontrer des vins et des cépages parfois inconnus qui sortent encore relativement peu de leur zone de production comme celles du Banat serbo-roumain, de Vojvodine et de Fruška Gora en Serbie septentrionale, de Ruse, Pleven, Veliki Tarnovo et Vidin en Bulgarie (rive droite), des collines de l’Olténie (Dealu Mare) et de la Drobrogea en Roumanie. Malmenés par la période communiste, peu avide en élaboration de vins de qualité, ces vignobles apportent de bonnes (et moins bonnes) surprises qui illustrent l’hétérogénéité actuelle de la production mais il est évident que la qualité progresse rapidement. À noter que des vignerons français et italiens se sont, depuis quelques temps, installés sur les terroirs serbes et roumains danubiens et les versants septentrionaux de la Dobrogea roumaine. Leur présence influence les méthodes de vinification. Les vins élaborés ces dernières années, parfois de façon biologique, suscitent de plus en plus nombreux commentaires élogieux et de belles perspectives dans l’avenir. Certains vins serbes et roumains (et hongrois) se retrouvent dans les caves et sur les tables de grands restaurants fraçais !
Les conditions climatiques de la prochaine décennie seront déterminantes pour l’avenir des vignobles du Bas-Danube.

Le « Bermet », un vin serbe d’anthologie inclassable et à l’élaboration secrète, toujours cultivé en Vojvodine à Sremski Karlovci (rive droite), sur les bords du Danube, au pied de la belle Fruška Gora, photo © Danube-culture droits ré,servés

Mentionnons parmi les cépages cultivés le long du fleuve, outre les Riesling d’origine allemande et les transfuges français comme les Cabernet, Merlot et Pinot pour les rouges, le Sauvignon et le Chardonnay pour les blancs, les excellents Grüner Veltliner autrichiens (blanc), les Frankovka (rouge) ou l’Ezerjo slovaque, le Kadarka et  l’Olazriesling hongrois.

Photo © Danube-culture, droits réservés

En Croatie continentale on pourra déguster des vins de cépages Graševina et Traminer, en Serbie on découvrira un vieux cépage local traditionnel, le Procupac. Si l’on a beaucoup et sans doute un peu trop planté de Cabernet et de Merlot en Bulgarie danubienne, le pays possède aussi des cépages locaux intéressants comme le Mavrud, le Melnik (rouge), le Dimiat ou le Rkatsiteli (blanc).
La Roumanie est également riche en variétés locales et trésors insoupçonnés. Vignerons et oenologues valorisent de mieux en mieux les cépages Feteasca Neagra et Babeasca Neagra (rouge), les Feteasca Alba, Feteasca Regala, Cramposia (blanc). Là aussi souvent le meilleur comme le plus médiocre se côtoient encore mais la transition fait progresser la qualité. De beaux vins blancs aux raisins sucrés et ensoleillés sont produits à partir des variétés Grasa et Tamioasa jusque dans le delta du Danube.
La Moldavie peut aussi revendiquer des vins dignes d’être appréciés par les connaisseurs. Quant aux villages ukrainiens du delta, leurs habitants produisent un vin sympathique et de consommation uniquement locale .

Sources :
Sur les vins roumains et le réchauffement climatique :
Irimia, L.M., Patriche, C.V. & Roșca, B. Theor Appl Climatol (2018) 133: 1. Climate change impact on climate suitability for wine production in Romania
https://doi.org/10.1007/s00704-017-2156-z

 Sur les vins autrichiens :
www.vinea-wachau.at
www.kremstal-wein.at
www.wienerwein.at
www.oesterreichischwein.at

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour juillet 2023

Le Monastère de Mraconia, gardien des « chaudrons danubiens »

Mraconia, Portes de Fer, Roumanie

Le monastère du ‘Lieu caché »

Un premier monastère orthodoxe fût construit aux XIIIe-XIVe siècles sur l’emplacement actuel de la petite commune roumaine de Dubova (Km 970, rive gauche), à une quinzaine de kilomètres d’Orşova, dans un lieu presque inaccessible, en contrebas de la route actuelle, d’où son nom de monastère de Mraconia ou monastère du « Lieu caché ». Il est placé sous la protection du prophète Élie. Le chroniqueur et protopope orthodoxe roumain Nicolae Stoica de Haţeg (1751-1833) raconte dans une chronique de 1829, que, par peur des Turcs et en particulier après la bataille de Varna et la prise en 1453 de Constantinople par les Ottomans, les moines du monastère de Mraconia cherchèrent refuge à Orşova. En 1523, le lieu de culte passe sous la juridiction de l’Evêché de Vârset, à l’initiative de Nicola Gârlisteanu, gouverneur militaire de la région de frontière Caransebeş-Lugoj. Faute d’un entretien véritable, les bâtiments s’altèrent au fil du temps. Il est pourtant toujours habité par des moines en 1788 mais subit de graves endommagements pendant le conflit austro-turc du fait de sa situation inconfortable aux frontières militaires de l’Empire autrichien et aux premiers postes des affrontements. En 1823, le sceau du monastère, portant une intéressante inscription en vieux-slavon est retrouvé dans les ruines. Une icône de la Vierge y est également découverte en 1853. Elle est exposée à Vienne, grâce à l’intervention d’un peintre bavarois.
Le monastère est reconstruit en 1931, l’église achevée en 1947. Suite aux travaux de construction du barrage, les bâtiments sont définitivement détruits en 1967 par le régime communiste et les ruines de ce lieu de culte disparaissent sous la surface des eaux du nouveau lac de retenue du premier barrage des Portes-de-Fer. On peut apercevoir leur sommet affleurer à la surface du fleuve pendant certaines périodes de basses eaux.

Le monastère orthodoxe de Mraconia

Le « nouveau » monastère orthodoxe de Mraconia photo © Danube-culture, droits réservés

Ce monastère traversa ainsi toutes les vicissitudes de l’histoire de cette région de l’Europe, depuis les pillages des envahisseurs, les conflits entre les empires, le paiement de lourds tributs aux occupants jusqu’à son engloutissement, comme sa proche voisine insulaire turque d’Adah Kaleh et la vieille ville d’Orşova.
L’archevêché d’Olténie prit en 1995 la décision de reconstruire le monastère à proximité des anciens bâtiments. Celui-ci se situe sur l’emplacement de l’ancien point d’observation et de guidage des bateaux naviguant sur le Danube (PK 965,5). Le paysage des Portes-de-Fer s’est métamorphosé par la main de l’homme.

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour juillet 2023, © droits réservés

Brǎila

Brǎila la séduisante valaque, ville au passé prestigieux

   Brǎila, en Valachie roumaine, est une ville et un port danubiens de la rive gauche (Km 170) qui se situe en amont de Tulcea (rive droite) et de Galaţi (rive gauche). Elle porta différents noms à travers l’histoire : Bailago, Baradigo, Berail, Brailano, Braylam, Breill, Brigala, Brilago, Brilague, Brilagum, Drinago, Ueberyl, Proilavum, Ibrail, Brăilof… Lieu de batailles acharnées dès le Moyen-Âge, Brǎila était aussi surnommée autrefois la ville des restaurants et des belles filles. Elle fut encore au début du vingtième siècle la capitale européenne des Tsiganes.
C’est le lieu de naissance, dans un bas quartier d’une grande pauvreté des bords du fleuve, de l’écrivain et conteur Panaït Istrati (1884-1935) dont certains ses romans (Codine, Kyra Kiralyna, Nerantsoula…) contiennent des descriptions colorées et émouvantes de sa ville natale, de ses populations multiethniques. de ses quartiers populaires, grecs, turcs, de son port, de ses importantes activités et bien évidemment aussi de son cher Danube.

À l’époque de Panaït Istrati et des armateurs grecs de Brăila

« En ce temps, le port n’avait point de quai, et on pouvait avancer de dix et vingt pas, jusqu’à ce que l’eau vous arrivât à la poitrine. Pour entrer dans une barque, il fallait traverser de petites passerelles en bois ; les voiliers, ancrés au loin, frottaient leurs coques contre des pontons qui contenaient un bout du grand pont fait de billots et de planches. Une fourmilière de chargeurs turcs, arméniens et roumains, le sac au dos, allait et venait en courant sur ces ponts qui pliaient sous le poids. »
Panaït Istrati, Kyra Kiralyna (Les récits d’Adrien Zografi)

La grande actrice roumaine Maria Filotti (1883-1956), d’origine grecque comme un grand nombre des habitants de cette ville portuaire du Bas-Danube, directrice de théâtre, contemporaine de Panaït Istrati, est également née à Brǎila. Le théâtre municipal porte son nom. Bien d’autres personnalités de toutes obédiences sont nées ou ont vécu à Brăila.

Le Théâtre municipal Maria Filotti, photo © Danube-culture, droits réservés

Centre commercial fondé en 1368, elle est conquise avec la Valachie en 1542 par  Soliman le Magnifique (1494-1566) et occupée militairement. La principauté danubienne, (l’autre principauté danubiennes étant la Moldavie) état médiéval historique qui possédait une armée, une flotte fluviale (bolozanele) et un corps diplomatique est alors soumise par l’Empire ottoman à un tribut conséquent et à d’autres impôts dont celui de fournir à Constantinople des poissons du Danube, du blé, du miel et d’autres produits.
Brǎila va demeurer ottomane pendant près de trois siècles, de 1544 à 1828. Elle subit ensuite l’occupation des troupes du tsar russe Nicolas Ier (1796-1855) pendant la guerre russo-ottomane de 1828-1829 puis est rattachée avec Turnu Magurele et le port de Giurgiu (rive gauche), suite au Traité d’Andrinople (Édirne) de septembre 1829, à la principauté de Valachie qui, tout en devenant territoire ottoman à l’administration autonome, reste malgré tout occupée par les troupes russes jusqu’en 1834. Les dispositions économiques de ce traité pour les Principautés roumaines vont donné une forte impulsion à l’agriculture et au commerce, les déchargeant de l’obligation d’approvisionner Constantinople et reconnaissant leur liberté de commerce avec tous les pays. Le Traité d’Andrinople, très favorable à la Russie, renforce considérablement et pour longtemps la position de cette principauté sur le Bas-Danube et dans le delta. La forteresse érigée par les Ottomans est détruite. Alexandru Dimitrie Ghica (1795-1862 ?) est élu prince de Valachie et règne de 1834 à 1842 puis, comme Caïmacan (dignitaire de l’Empire ottoman), de 1856 à 1858. L’union de la Valachie et de la Moldavie est réalisée en 1859 sous l’autorité d’Alexandru Ion Cuza (1820-1873), soutenu activement par Napoléon III.

Avec sa voisine portuaire moldave et concurrente moldave Galaţi, Brǎila obtient le statut avantageux de port franc ce qui entraine un important développement des activités économiques des deux principautés. Ce sera « l’âge d’or économique » de la cité. Le monopole du commerce des marchands et négociants turcs dans le delta avait toutefois déjà été rompu en 1784 avec des concessions du point de vue des libertés commerciales concédées aux étrangers. En 1838, le Royaume-Uni, soucieux de contrer l’influence russe dans la région et en plein essor industriel et croissance économique mais devant faire face à un déclin de son agriculture et à une forte demande en céréales conclue des accords avec l’Empire ottoman.

Place des pécheurs

La place des pécheurs autrefois

Le port de Brǎila est relié à la mer Noire et accessible aux cargos de petit tonnage grâce aux travaux entrepris dans la deuxième moitié du XIXe et au début du XXe siècle par la Commission Européenne du Danube et à la chenalisation du bras de Sulina. La cité et ses établissements portuaires avec ses ateliers est alors le théâtre d’une grande activité et de nombreux échanges commerciaux. La communauté des armateurs grecs, très entreprenants, y joue un rôle central et de somptueuses villas sont érigées dans le centre ville et ses environs en particulier à sa demande.

La principale activité économique locale, aux côtés du port et de la pêche, reste longtemps centrée sur la transformation des roseaux du delta en papier et en matériau de construction ainsi que sur d’autres industries annexes. Les chantiers navals ont été également, dans le passé et jusqu’à récemment, de gros pourvoyeurs d’emplois.
La prise de conscience d’un patrimoine environnemental danubien fragile et d’exception a permis la création d’un parc naturel « Balta Mică a Brăilei », actif dans le domaine de la protection de la biodiversité et de la pédagogie de l’environnement

Les chantiers navals de de Brǎila, photo © Danube-culture, droits réservés

Brǎila, grâce à la rénovation, financée en partie par l’Union Européenne, de son centre historique et de son riche patrimoine architectural (églises, anciennes villas et hôtels particuliers d’industriels, banquiers, armateurs et riches commerçants), à ses infrastructures éducatives et culturelles (université, musées) bénéficie du développement du tourisme dans cette région proche du delta. Pour la première fois de son histoire un pont suspendu sur le Danube va relier prochainement la ville à la rive droite.

Le Musée Carol Ier, photo © Danube-culture, droits réservés

Une citadelle convoitée… 
L’historien Ionel Cândea, directeur du Musée Carol Ier et auteur de la monographie La Cité de Brăila. Historique. Reconstitution. Valorisation, connaît bien l’histoire de la citadelle :
« Elle a été édifiée en novembre ou décembre 1540. Un rapport polonais d’octobre 1540 fait état du commencement des travaux et dans un autre document, écrit six années plus tard, le sultan ottoman Soliman le Magnifique (1494-1566) ordonne au prince de la Valachie, Mircea V Ciobanul (?-1559), de transporter les grumes et les hommes nécessaires pour achever la citadelle. Elle fut donc construite par les Ottomans qui ont utilisé pour cela une main d’œuvre locale. Sa démolition en 1829-1830 est la conséquence d’un ordre du tsar Nicolas Ier (1796-1855). Pas moins de 3000 hommes originaires des comtés de Gorj, Dolj, Dâmboviţa et d’autres régions, ont été nécessaires pour sa destruction. »
La citadelle subit de nombreux sièges et change plusieurs fois d’aspect. Au XVIe siècle, elle est attaquée à trois reprises : par le voïvode Jean II Voda (1521-1574) dit « Le cruel » en 1574 et par les Turcs en 1594 et 1595. Michel Ier le Brave (1558-1601) réussit toutefois à la libérer des ottomans pour une courte période mais ceux-ci la reprennent et reconstruisent ses murailles détruites. Mihnea III Michel l’assiège en 1659 au moment de sa révolte contre Constantinople. Au XVIIIe, la citadelle se voit ajouter un fossé et une palissade qui entoure l’agglomération civile.
Les batailles les plus sévères pour s’emparer de la citadelle voient s’affronter les empires russe et ottoman : « Au XVIIIe, Brăila est régulièrement assiégée. En 1711, les armées placées sous le commandement d’un général russe envoyé par Pierre le Grand (1672-1725), alliées à celles de Thomas Cantacuzène, un boyard roumain commandant de l’armée valaque passé du côté des Russes, marchent sur Brăila en passant par Măxineni et son monastère qui abrite pour la nuit les 55.000 soldats. Au moment où le commandant ottoman de la citadelle remet les clefs au général russe, ce dernier reçoit un courrier du tsar qui lui dit de quitter les lieux. Les Ottomans ayant infligé une défaite aux troupes russes à Stănileşti, ces derniers doivent se retirer au plus vite. »
Même si aujourd’hui la citadelle de Brăila n’existe plus, des vestiges importants ont été récemment mis à jour comme la nouvelle poudrière et les souterrains militaires qui ont leur histoire propre. En mars 1810, alors que les Russes étaient déjà maîtres de la citadelle depuis la guerre russo-turque de 1806, un de leurs officiers enfreignant le règlement est entré avec ses éperons dans la poudrière. La citadelle fut secouée par une explosion extraordinaire qui fit plus de 300 morts et qui fut entendue en Moldavie jusqu’aux environs de Iaşi. Lorsque les Turcs reprennent la citadelle en 1812, la construction d’une nouvelle poudrière s’avère nécessaire et c’est celle-ci qui a pu être conservée.
En décembre 2014, un chemin d’accès spectaculaire et des barils de poudre à  l’intérieur et à l’extérieur de la citadelle ont été découvert, à proximité de l’un des derniers bastions. Ce chemin passait sous les tombes de l’archevêché de Brăila. Plusieurs souterrains attenants à la citadelle ont également été mis à jour sous le jardin municipal. Le réseau de galeries souterraines réalisées en briques de bonne qualité, s’étendait sur plusieurs dizaines de kilomètres avec de nombreuses ramifications et était pourvu de bouches d’aération. »

Cité artistique et culturelle
   Outre Maria Filotti, de nombreuses autres personnalités artistiques et musicales sont nées à Brǎila parmi lesquelles la cantatrice préférée du compositeur Giacomo Puccini (1858-1924) Haricléa Darclée (1860-1939) qui débuta à Paris en 1888 et créa le rôle de Tosca et de la Wally d’Alfredo Catalani (1854-1893) . La ville lui rend hommage depuis 1995 avec un concours de chant international portant son nom.

La maison natale restaurée de Petru Stefanescu Goanga (1902-1973) dont la façade est partiellement (provisoirement ?) cachée par un panneau d’information ! Photo © Danube-culture, droits réservés

Le compositeur George Cavadia (1858-1926), d’origine macédonienne, a été durant son séjour un grand promoteur de la vie musicale de Brǎila et le fondateur de l’école de musique devenue par la suite conservatoire, de la société musicale Lyra et de l’orchestre philharmonique qui porte aujourd’hui son nom. Il peut être également considéré comme le mentor d’Haricléa Darclée à ses débuts. George Cavadia a été récemment fait citoyen d’honneur de Brǎila.

Portait de George Cavadia (1858-1926) par Jozef Kózmata (Sources Bibliothèque Nationale Roumaine)

Le chanteur d’opéra (baryton) Petre Stefanescu Goanga (1902-1973) dont la maison natale a été restaurée et transformée en centre culturel et le compositeur Iannis Xenakis (1922-2001) sont  également originaires de Brǎila tout comme le remarquable contrebassiste, pianiste et compositeur Johnny Rǎducanu (1931-2011) qui a donné son nom à un festival de musique.

Maison natale de I. Xenakis dans le vieux Brăila, photo © Danube-culture, droits réservés

L’historien des sciences et psychologue social Serge Moscovici (1925-2013) né à Brăila a passé une partie de son enfance dans sa ville.

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour novembre 2022, droits réservés

Sources :
Ioan Munteanu : Stradele Brăilei, Ed. Ex Libris Brăila, 2005
Musée Carol Ier de Brǎila (y compris le Mémorial Panaït Istrati) :  www.muzeulbrailei.ro

https://brailaveche.wordpress.com
Festival de jazz Johnny Rǎducanu de Brǎila
www.johnnyraducanu.ro
Association des amis de Panaït Istrati (France)
www.panait-istrati.com

Le jardin public de Brǎila, un dix mai « patriotique » (Panaït Istrati)

   « Le Jardin Public de Braïla permet d’imaginer ces fameux jardins suspendus de Sémiramis, puisqu’il est lui aussi suspendu à pic au bord du plateau qui domine le majestueux Danube et son incomparable delta marécageux.
Entièrement clôturé du côté de la ville, par des maisons seigneuriales, il semble avoir été autrefois un superbe parc réservé aux seuls riches. Mais aujourd’hui, grâce à ce satané » régime démocratique » qui abâtardit toute « beauté pure », rien n’est plus respecté, et c’est pourquoi, surtout les jours de fêtes, les allées du Jardin sont envahies par une foule faubourienne qui apporte avec elle, en même temps que le pittoresque violent de ses couleurs et de son babil indiscret, toutes les odeurs possibles et inimaginables dans un quartier du genre Comorofca.

Le kiosque du Jardin public, photo © Danube-culture, droits réservés

   Aussi, bon gré, mal gré, les anciens riches ont dû céder le pas à l’envahisseur intempestif. Rarement pouvait-on voir encore, et aux seules heures de calme, la silhouette bouledogue de quelques princes du maïs, ou la tête blanche de l’armateur grec, au visage rendu grave par leur fortune acquise, traînant l’un et l’autre leurs jambes de goutteux sur le sable fin de ce lieu de repos.
Adrien, qui n’était pourtant ni un prince du maïs ni un grave armateur, choisissait comme eux, pour se promener dans le Jardin, les jours et les heures où celui-ci était désert. (Les extrêmes se touchent.) On peut donc se figurer sa rage quand, de 10 mai patriotique, y arrivant vers les cinq heures avec sa « bande », il trouva le paisible Jardin entièrement possédé par la soldatesque et les corporations d’ouvriers de la ville. Il recula, effrayé devant les vagues furibondes d’une foule qui se mouvait péniblement sous la pluie de confetti et de serpentins, hurlant, se débattant, transpirant comme des forgerons et puant des pieds et des aisselles….
Dès qu’ils se furent mêlés à la foule, les bras chargés de sacs à confetti, des meutes de sous-offs et de civils aux gueule hilares les cernèrent. Les deux mères en furent écrasées. Adrien, Léana et son frère, se défendirent de leur mieux mais, les « munitions » épuisées, ils ne purent à la fin que se couvrir le visage avec les bras et « battre en retraite », la « forteresse » étant « prise d’assaut ». Ces termes militaires, en vogue ce jour-là, furent poussés au-delà de toutes les limites de la bienséance, et Léana, cible de toutes les convoitises, dut subir des outrages et entendre des compliments qui lui firent plus d’une fois regretter d’avoir cherché ces « entourages-là ». Des mains cavalières — on ne pouvait plus savoir à qui elles appartenaient — allèrent jusqu’à la prendre par la taille, par le cou, lui fourrer des confetti dans le sein et même la pincer, pendant que ses compagnons étaient isolés et aveuglés par d’autres comparses. »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, « Mikhaïl »

Photo © Danube-culture, droits réservés

     L’art de boire le thé à Brǎila (Panaït Istrati)

   « Pourquoi fuyait-on, comme la peste, le « sucre farineux » ? Parce que, à Braïla, à l’exemple de la sainte Russie, on ne boit pas le thé comme à Paris ou à Londres. Libre à vous de sucrer votre jus tiède et même de le « salir » d’une goutte de lait ou plus, ou de ne rien faire et de l’avaler — glouc ! — comme on avale une purge, ou, encore, de l’accepter » pour faire plaisir » et de vous en aller — avec un « merci beaucoup » — sans l’avoir touché. Dans le second port danubien de la Roumanie, les habitants boivent le thé tout autrement. Ces habitants, qu’ils soient nationaux get-beget ou pravoslavniks lipovans aux barbes à la Tristan Bernard, aux bottes d’égoutiers et à vaste lévite qui trimballent dans une poche l’inséparable verre, lourd comme un caillou, dont on se sert là-bas individuellement pour avaler dans des bistrots impurs de la votka pure, après s’être copieusement signé, ces habitants sont, avant tout, de grands buveurs de thé. Ils le boivent, du matin à la nuit, pour ses multiples vertus : apéritif, nutritif, digestif, laxatif, constipant, excitant, calmant et diurétique. On le boit l’hiver pour se réchauffer, l’été pour dr rafraîchir, et on en absorbe de deux à quatre litres par jour comme un rien. Mais, direz-vous, que fait-on de cette masse d’eau dans le ventre ? Eh bien, on boit verre sur verre en toute tranquillité, puis, avec la même innocence, on sort dans la rue et on pisse sur le trottoir, en s’épongeant le front et, parfois, en tournant le dos à une aimable personne qui passe tout justement. Ainsi, le thermosiphon circule à souhait. Les boyaux, lavés à grande eau, sont pincés par la faim, et souvent aussi les bronches par le froid, lorsqu’on sort en hiver « pour faire des trous d’ambre dans la neige immaculée. »

Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi « Mikhaïl », Éditions Gallimard, Paris 1968 

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour juin 2023

Sources : Maison (mémorial) Panaït Istrati, Musée Carol Ier, Brǎila, droits réservés 

De Timisoara à Vienne et la mer du Nord en bateau via le Danube…

En bateau de Timisoara jusqu’à Vienne via le canal de Bega et le Danube ?

Les nombreux marécages qui couvraient autrefois la province austro-hongroise du Banat ont pu être en grande partie asséchés par la construction d’un dense réseau de canaux parmi lesquels celui de la Bega. Ils sont transformés à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles en terres propices à l’agriculture. Ces territoires ont été cultivées par des colons roumains, serbes et d’autres populations originaires de l’ouest de l’Empire d’Autriche parmi lesquels des Souabes et quelques Lorrains1…). Les travaux de construction du canal de Bega durèrent de 1718 à 1723. Ce canal commence à Timisoara, capitale du Banat roumain, rejoint le village serbe de Klek (Клек) en Vojvodine (Serbie) et conduit jusqu’à la rivière Bega. Pour relier le Danube, il faudra encore emprunter après un bref parcours sur la Bega, le canal Danube-Tisza-Danube (DTD) qui rejoint lui-même la rivière Tisza environ 10 km en amont de son confluent sur la rive gauche avec le Danube (PK 1214, 5).

le Canal Danube-Tisza-Danube (petit canal Bačka), photo Danube-culture, © droits réservés

   La longueur de la partie navigable du canal de la Bega représente 114,5 km, dont 44,5 km se trouvent en Roumanie et 70 km sur le territoire serbe. Pour le rendre navigable les structures hydroélectriques du noeud hydraulique de Sânmihaiu ont déjà  été rénovées.

L’ancien barrage hydroélectrique de Sânmihaiu sur le canal de Bega, photo Danube-culture, © droits réservés

Une grande partie de ce réseau, n’était plus, faute d’entretien, en activité. La signature en 2019, au siège de l’Administration du bassin hydrographique du Banat, en présence du ministre roumain des Eaux et Forêts, d’un projet de remise en service de la navigation entre le canal de Bega et la Serbie financé en partie par l’Union Européenne a été suivi par la réalisation des travaux. Il reste encore après la rénovation du noeud hydraulique de Sânmihaiu deux autres nœuds ouvrages à moderniser du côté serbe.
Le montant total des travaux s’élève à 13,85 millions d’euros répartis de la manière suivante : 11,77 millions d’euros de financement de l’Union Européenne (programme IAP), 917 000 euros de l’État roumain et 141 000 euros de participation de l’entreprise APA Banat et du Conseil du Judeţ de Timis.

Un point de passage frontalier sera ouvert dès la fin des travaux du côté serbe, à la fois sur le canal et sur ses rives pour permettre le passage fluvial dans les deux sens.

Le canal de Bega à la hauteur de Timisoara, photo Danube-culture, © droits réservés

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour mai 2023
Notes :
1 Dans les années 1830, l’homme politique français Charles Lemercier de Longpré, baron d’Haussez, (1778-1854) visite l’Europe centrale et rencontre des descendants d’émigrés lorrains installés dans le Banat, alors sur le territoire du Royaume de Hongrie. Il écrit à leur propos : « Je me suis détourné de ma route pour voir quelques villages habités par des Français dont les pères avaient été attirés et fixés là par l’impératrice Marie Thérèse. Ces villages sont situés dans un pays marécageux, arrosé et souvent inondé par le Moros  (Mureș, sous-affluent du Danube via la Tisza) et la Bega et dont la fécondité paraît compenser l’insalubrité. Mes compatriotes n’ont pas semblé me tenir compte de la peine que j’avais prise pour venir les visiter. C’est tout au plus s’ils se souvenaient de leur origine, dont la tradition ne s’accompagne d’aucune sympathie. La langue française, déjà tout altérée et dégénérée en patois mêlé d’allemand et de slave, cessera d’être parlée chez la génération qui remplacera celle existante. »
Charles Lemercier de Longpré, baron d’Haussez, Alpes et Danube ou voyages en Suisse, Styrie, Hongrie et Transylvanie, Volume 2, p. 211, Ambroise Dupont, Paris,  1837. On lira encore à propos des Lorrains dans l’Empire d’Autriche et dans le Banat, le livre de François Roth, « La Lorraine et les Lorrains dans l’Europe du Saint-Empire », 1697-1790, 1999.

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