Sulina l’oubliée

 « La bouche Soulineh [Sulina] est la plus fréquentée de celles du Danube, puisqu’elle est la plus profonde. On y parvient après avoir pris connaissance de l’ile Fidonisi [Île aux Serpents] si c’est le jour, ou de son phare, d’où on fait l’O. 1/4 S. O. ; on découvre les monts Bechetépéh, puis la tour du phare Soulineh, sur laquelle on gouverne jusqu’à découvrir les bouées ; il est rare qu’on n’ y rencontre pas le pilote. Dans tous les cas, on tient le milieu du fleuve, avec assurance d’y trouver 2″ 70 à 3″ d’eau.
Après avoir franchi la barre, le fond augmente jusqu’à 20″. On annonce que cette bouche a diminué son eau assez considérablement depuis quelques années et qu’une barre se formerait, qui bientôt en interdirait l’accès ; cependant comme le gouvernement russe y a ordonné de grands travaux de curage, il est probable que ces difficultés seront facilement vaincues et que sa navigation n’en sera pas obstruée.
Le feu de Fidonisi n’est entretenu que pour signaler cet îlot dangereux, qu’il faut tenir à bonne distance, et comme point de départ ; son immense portée est d’un très-grand avantage et permet toujours de se mettre en position, pour gagner la bouche Soulineh ou dépasser son parallèle pour aller à Odessa et les ports du Nord.
Le phare de la bouche Soulineh est également d’une grande utilité ; mais il serait imprudent de fréquenter cette entrée sans un pilote ; attendu les changements et les mouvements des sables qui y sont fréquents d’une année à l’autre. La bouche Kilia a plusieurs balises sur la rive gauche en entrant, pour en marquer la passe quand on les relève au N.74°O. ; le banc sur le côté opposé est marqué par des bouées : mais elle manque de profondeur pour les grands navires…. »

« Navigation particulière des ports. », ATLAS GÉNÉRA DES PHARES ET FANAUX à l’usage des Navigateurs, PAR M. COULIER, CHEVALIER DE L’ORDRE ROYAL DE LA LÉGION D’HONNEUR, PUBLIÉ SOUS LES AUSPICES DE S.A.R.Mgr LE PRINCE DE JOINVILLE, RUSSIE (Mer Noire), PARIS, CHEZ L’AUTEUR, RUE DU BAC, 67, SAINT-PÉTERSBOURG, CHEZ J. ISSAKOFF, GOSTINOI-DVOR, 22., 1847

La bouche du bras de Sulina, gravure de S. Read, vers 1850

Le nom de Selinas ou Solina, à l’entrée du bras du fleuve du même nom est mentionné dans le long poème épique « L’Alexiade » d’Anna Comnène, princesse et historienne byzantine (1083-1153). Dans le second Empire Bulgare (XIIIe siècle), le village est un petit port fréquenté par des marins et des commerçants génois. Elle appartient ensuite au Despotat de Dobrodgée, placé sous la protection de la Valachie en 1359 puis se retrouve ottomane et à nouveau valaque en 1390 pour quelques décennies jusqu’en 1421, année où elle redevient possession de la principauté de Moldavie. Un document de juillet 1469 mentionne que « la flotte de la Grande Porte était à Soline », avant l’attaque de Chilia et de Cetatea Alba. Conquise par les Ottomans en 1484 elle prend le nom le nom de « Selimya » et restera ottomane jusqu’au Traité d’Andrinople en 1829 où elle se retrouve annexé malgré elle à l’Empire russe.
Le traité austro-russe conclu à Saint-Pétersbourg en 1840, est le premier document de droit international qui désigne Sulina comme un port fluvial et maritime. Cette convention jette les bases de la libre navigation sur le Danube. Sulina redeviendra une dernière fois ottomane après la Guerre de Crimée et le Traité de Paris de 1856.
Le nombre de navires anglais qui entrent dans le Danube par le bras de Sulina passe de 7 en 1843 à 128 en 1849 préludant à l’intensification du trafic qui transitera par ce bras après les aménagements conséquents de la Commission Européenne du Danube quelques années plus tard. La population de Sulina se montait alors à environ 1000/1200 habitants qui vivaient pour la la plupart de la pêche, de différents trafics et profitaient également des nombreux naufrages de bateaux en les pillant à proximité de cette partie de la côte de la mer Noire.


Le Traité de Paris de 1856 permet la création la Commission européenne du Danube (C.E.D.). Cette commission est composée de représentants de Grande-Bretagne, de France, d’Autriche, d’Allemagne (la Prusse à la création de la C.E.D.), d’Italie (Sardaigne), de Russie et de Turquie. Sulina obtient alors le statut de port franc. C’est à cette époque que se développe en parallèle d’une expansion économique due à l’aménagement du bras de Sulina, à l’installation de la C.E.D. sur le Bas-Danube (siège à Galaţi) à la construction d’infrastructures et à la présence d’une partie de son personnel international à Sulina, le concept d’Europe unie qui se manifeste par un esprit de tolérance et de coexistence multiethnique.

Le Carolus Primus » (Carol Ier), yacht d’inspection de la Commission Européenne du Danube

Selon un recensement de la fin du XIXe siècle, la population de Sulina se monte à 4889 habitants : 2056 Grecs, 803 Roumains, 546 Russes, 444 Arméniens, 268 Turcs, 211 Austro-Hongrois, 173 Juifs, 117 Albanais, 49 Allemands, 45 Italiens, 35 Bulgares, 24 Anglais, 22 Tartares, 22 Monténégrins, 21 Serbes, 17 Polonais, 11 Français, 7 Lipovènes, 6 Danois, 5 Gagaouzes, 4 Indiens et 3 Égyptiens. Ont été également recensés sur la ville 1200 maisons, 154 magasins, 3 moulins, 70 petites entreprises, une usine et un château d’eau pour la distribution d’eau dans la ville dont la construction a été financée par la reine des Pays-Bas venue elle-même en visite dans le delta, une centrale électrique, une ligne téléphonique de Tulcea à Galaţi, une route moderne sur une longueur de 5 miles, deux hôpitaux et un théâtre de 300 places. Le nombre d’habitants variera entre les deux guerres de 7.000 à 15.000, variation liée aux productions annuelles de céréales qui étaient stockées au port de Sulina puis chargés sur des cargos pour l’exportation, en majorité en Angleterre. Ces activités commerciales engendre l’arrivée d’une main d’oeuvre hétérogène de toute l’Europe y compris de Malte. Le système éducatif éducatif y est représenté par 2 écoles grecques, 2 roumaines, une école allemande, une école juive, plusieurs autres écoles confessionnelles, un gymnase et une école professionnelle pour les filles ainsi qu’une école navale britannique. Les institutions religieuses sont au nombre de 10 : 4 églises orthodoxes (dont 2 roumaines, une russe et une arménienne), un temple juif, une église anglicane, une église catholique, une église protestante et 2 mosquées. 9 bureaux ou représentations consulaires ont été ouverts : le consulat autrichien, les vice-consulats anglais, allemand, italien, danois, néerlandais, grec, russe et turc. La Belgique disposait d’une agence consulaire. Les représentants consulaires fondèrent un club diplomatique.

Entrée du Danube à Sulina au début du XXe siècle

    D’importantes compagnies européennes de navigation y ont des bureaux : la Lloyd Austria Society (Autriche), Deutsche Levante Linie (Allemagne), la Compagnie grecque Égée, la Johnston Line (Angleterre), la compagnie Florio et Rubatino (Italie), la Westcott Line (Belgique), Les Messageries Maritimes (France), le Service Maritime Roumain… Les documents officiels sont rédigés en français et en anglais, la langue habituelle de communication étant le grec. Une imprimerie publie au fil du temps des journaux en différentes langues comme la « Gazeta Sulinei », le « Curierul Sulinei », le « Delta Sulinei » et les « Analele Sulinei »…   Mais les activités déclinent avec la conflit de la Première Guerre Mondiale. Le commerce reprend par la suite mais pour peu de temps.

Sulina dans les années trente

Sulina perd son statut de port franc en 1939 et la C.E.D., vue d’un mauvais oeil par le régime nazi, est sabordée par le régime nazi au début de la Seconde Guerre mondiale et avec elle ses représentants consulaires. Devenue un objectif stratégique, la ville est bombardée par les Alliés le 25 août 1944. Ces bombardements détruisent plus de 60 % des bâtiments existant. Le régime roumain d’après guerre, placé sous influence soviétique, tentera d’effacer les souvenirs de la longue présence (83 ans) de la Commission Européenne du Danube à Sulina.
   Le recensement de 2002 établissait le nombre d’habitants à à 4628 soit un déclin de 20% de la population au cours des 12 dernières années, déclin du au marasme de la vie socio-économique de l’ancien port-franc malgré une fréquentation touristique en hausse. Le dernier recensement (2021) confirme une baisse importante de la population qui s’établit désormais à 3118 habitants.

Sources :
www.sulina.ro
voci autentico româneşti
https://www.voci.ro/
https://mistereledunarii.wordpress.com

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour décembre 2024

L’île de Simian (Roumanie)

L’île de Simian
Une île riche en vestiges archéologiques, dont un cimetière du IIIe siècle avant notre ère, un habitat dace, des céramiques byzantines, ainsi que des vestiges des peuples migrateurs. L’île abritera un grand ensemble composé du Musée d’Ada Kaleh (la mosquée, quelques vestiges de la cité, des maisons de l’île d’Ada Kaleh transportées et réinstallées ici) ; du Musée d’archéologie (avec des vestiges de la zone des Portes de Fer ; du Musée du Village, aux habitations caractéristiques, des agglomérations situées en bordure du Danube (Dobova, Ogradina, Sviniţa) ; un village turc. Ce complexe sera également doté d’un parc, d’un camping et d’un village de vacances.
Craïova—Drobeta-Turnu Severin—Timisoara  in Roumanie, Guide Touristique, Éditions Touristiques – Bucarest, 1974

Un projet plus récent du Conseil du Judeţ de Mehedinți envisageait en 2010 de construire sur l’île un port, des hôtels, des cinémas, des restaurants, des campings, une plage, un centre international ouvert à tous les pays riverains du Danube y compris la Turquie en souvenir de la présence ottomane sur le Bas-Danube, un théâtre de plein air ainsi qu’un centre de recherche sur le Danube…
L’objectif de l’étude de faisabilité de ce projet et de la demande de financement adressée à l’UE était de soutenir le développement d’infrastructures et d’équipements touristiques sur l’île, de mettre en valeur son patrimoine (sic !) et de promouvoir son potentiel en tant que destination touristique avec l’obtention de fonds européens de développement régional. Ce projet n’a heureusement pas été mis en oeuvre pour diverses raisons.
Certains vieux habitants du village de Șimian (rive gauche) se souviennent encore de l’époque où une partie des vestiges historiques ont été déplacés d’Ada Kaleh sur l’île de Simian et du moment où les habitations de l’île turque furent détruites à l’explosif par l’armée roumaine avant qu’Ada Kaleh ne disparaisse, engloutie dans les eaux de la retenue de la centrale hydroélectrique comme en témoignent des documentaires de l’’époque.

Île de Simian, inscription turque

Une piscine fut même construite sur l’île de Simian par le régime communiste pour inciter les anciens habitants d’Ada Kaleh à s’y installer et encourager les touristes à la visiter mais sans succès. Comment oublier Ada Kaleh et son atmosphère idyllique d’un temps révolu ?
Le pêcheur et batelier du village de Simian, Daniel Claudiu Ciolănescu, familier du fleuve, n’hésitait pas dans sa jeunesse à traverser le fleuve à la nage pour rejoindre l’île.
Ne serait-il pas judicieux de protéger enfin intégralement ces sublimes îles danubiennes dont certaines, comme Simian, sont régulièrement sous la menace d’aménagements touristiques, de projets incongrus divers (on pense aux îles des environs du Parc National croate de Kopacki Rit et au projet plus libéral que libertaire de Liberland…) au nom de la protection de la biodiversité du fleuve, elle-même déjà bien affectée par de nombreuses réalisations sur ses rives ? Peut-être aussi, comme pour d’autres cours d’eau dans le monde, donner enfin au Danube un statut juridique.
La commune de Șimian (Olténie) d’où l’île tire son nom, malheureusement traversée par l’horrible route E 70 encombrée de camions quand il y a si peu de bateaux sur le fleuve, possède de remarquables trésors patrimoniaux parmi lesquels le monastère de la sainte Trinité de Cerneţi, la « cula » (habitation fortifiée) du héros révolutionnaire roumain Tudor Vladimirescu (1780-1821), la « cula » du pandoure Nistor, toutes deux en cours de restauration et un musée du village. Cerneți fut fondé après que le sultan ottoman Soliman le Magnifique (1494-1566), qui avait écrasé les armées hongroises à la bataille de  Mohács, ait ordonné que toutes les pierres de la place forte de Turnu-Severin, construite en grande partie avec les matériaux de l’ancien Castrum romain, soient transportées sur la rive droite afin qu’une forteresse ottomane y soit édifiée. Les habitants de Turnu-Severin, pour se protéger des inondations déménagèrent en retrait du fleuve et fondèrent la cité de Cerneți, (« Cerniți », signifiant les gens endeuillés).

Une vidéo des ruines de l’île Simian en 2011)
https://youtu.be/u5m0MefXV5I?feature=shared

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour décembre 2024 

Présence et témoignages d’un médecin français sur le Bas-Danube et en Dobroudja pendant la guerre de Crimée (1853-1856)

« Durant mon séjour à Rassova, je fis de bien fréquentes excursions sur les rives du Danube et dans les gorges voisines. Je gravis souvent les hauteurs pour contempler le magnifique spectacle qu’offre aux yeux le Danube, qui de ses mille bras étreint les plaines de la Valachie. J’aimais à voir, du haut des falaises turques, le grand fleuve autrichien, mécontent de sa facile proie, venir sans cesse user le sol bulgare sans pouvoir l’envahir. J’affectionnais surtout un point, du haut duquel on voit plusieurs vallées converger vers une vallée plus profonde, qui vient s’ouvrir sur le Danube devant Rassova. Au loin, semblable à une mer enveloppant d’innombrables îles, le fleuve se resserre subitement pour diriger sa course vers le point de la rive turque que protège la levée française. Que deviendront ou même que sont déjà devenus ces travaux ? Le fleuve les a peut-être détruit à cette heure, ou les détruira sans doute bientôt si une main conservatrice ne vient pas les protéger. Mais leurs traces resteront, comme pour attester aux populations futures de ces régions qu’il n’est pas impossible de résister aux empiètements du fleuve, et que la France a donné l’exemple et a eu l’initiative de cette grande oeuvre.

Vue du port antique de Kustendjé (Constanţa), des falaises et de la route française, dessin d’après Camille Allard

Nous habitâmes Rassova jusqu’au 25 novembre, et nous pûmes voir, à l’ombre du drapeau français, la ville ruinée se ranimer peu à peu. Les émigrés rentraient de toute part ; des maisons nouvelles s’élevaient partout, et Rassova, au moment de notre départ, était transformé. Plusieurs négociants étaient venus s’y établir ; des fournisseurs de l’armée avaient élevés de grands magasins, autour desquels se groupaient une foule d’arabas1 destinés à transporter à Kustendjé2 les approvisionnements de l’armée. Les bateaux à vapeur du Danube stationnent depuis cette époque devant Rassova, et tout promet à cette ville une certaine importance, si, comme on doit l’espérer, rien ne vient entraver l’impulsion donnée par la France.

Vue générale de Kustendjé (Constanţa), prise de la maison occupée par les membres de la mission, 1855, Camille Allard, Souvenirs d’Orient, la Bulgarie orientale, Adrien Le Clère et Cie, Libraires-Éditeurs et C. Dillet, Libraire-Éditeur, Paris, 1864

Mais le 25 novembre, la première neige commençait à tomber ; les steppes avaient pris un aspect bien triste. Les rives du fleuve et les lacs étaient gelés, et le dernier paquebot autrichien revenait de Galatz, trainant une longue chevelure de glaçons… »

Notes : 
Charriot couvert tirée par des bœufs, utilisée autrefois dans l’Empire ottoman
2 Constanţa

Sources :
ALLARD, Camille (docteur), Souvenirs d’Orient, La Dobroutcha, Charles Dourniol, Libraire-Éditeur, Paris, 1859 
ALLARD, Camille, Souvenirs d’Orient, la Bulgarie orientale, Adrien Le Clère et Cie, Libraires-Éditeurs et C. Dillet, Libraire-Éditeur, Paris, 1864
ALLARD, Camille, Entre mer Noire et Danube, Dobroudja 1855, collection Via Balkanika, introduction de Bernard Lory, Éditions Non Lieu, Paris, 2013

Danube-culture, mise à jour décembre 2024

Sulina mon amour, meine Liebe, my love, Sulina, dragostea mea ! (Teofil Mihailescu)

Le sujet n’est pas fortuit : Sulina, notre petite tour de Babel roumaine, a un passé européen et un destin emblématique pour l’histoire de notre pays et pour le destin de l’architecture roumaine. J’ai décidé de vous parler de Sulina non seulement parce que personne ne parle plus de ce lieu sauf lorsqu’il se produit quelque chose d’inimaginable du style «un curé a mordu un chien», mais aussi parce que c’est tout simplement un lieu fascinant, une cité exemplaire pour illustrer la naissance, la vie et la mort de l’architecture, de l’urbanisme, de l’histoire.

Embouchure du bras de Sulina vers 1850. Comme on le voit sur la gravure, il existait déjà un phare construit par l’Empire ottoman en 1848 bien avant ceux de la Commission européenne du Danube.

   Le titre n’est pas fortuit non plus : Sulina a été entre 1856 et 1939 la ville de la Commission Européenne du Danube, une organisation internationale créée à Galaţi grâce au traité de paix qui a suivi la guerre de Crimée et qui a décidé de la neutralité de la mer Noire, la rétrocession à la Moldavie de trois judets [départements] du sud de la Bessarabie et la libre circulation de la navigation sur le Danube, sous la surveillance d’une commission internationale1. Elle a été en fait la première ville de Roumanie liée à ce qu’on peut appeler le concept européen et un lieu significatif décrit par l’écrivain Jean Bart dans son roman Europolis comme une scène de vie à mi-chemin entre le XIXe et le XXe siècles.
Sulina a été d’abord une enfant misérable du delta. Elle a grandi en toute liberté, aisément, intimement directement en lien avec la nature et à son environnement aussi longtemps qu’elle demeura un village de pêcheurs et une terre stable à l’endroit où le Danube faisait son entrée dans la mer. Elle a eu la chance de se trouver au bon endroit et au bon moment pour recevoir une éducation, acquérir la fortune et l’usage du monde, devenant une dame. Elle connut le succès et inspira confiance entre 1856 et 1939 quand elle devint la cité de la Commission Européenne du Danube.

Sulina, le grand quai du port en 1900 avec des cargos anglais en attente de chargement (de céréales), photo collection ICEM Tulcea

Le temps a passé et malheureusement la jeunesse de Sulina s’est enfuie avec lui. La deuxième guerre mondiale a bouleversé son destin. La société a changé,  le communisme est arrivé avec ses tanks venus de l’est en même temps que les vents rudes des hivers du delta. Des villes récentes, telles les cités industrielles de « l’homme nouveau », les villes-dortoirs… ont commencé à s’affirmer en se trouvant également au bon endroit et au bon moment.  Sulina s’est transformée en une vieille dame avec des valeurs qui ne correspondaient plus à celles de l’après-guerre. Les autorités du nouveau régime décidèrent de la « rééduquer » en détruisant ou en laissant à l’abandon son patrimoine architectural d’autrefois, en altérant ses structures sociales,  ses positions européennes et son avenir au profit d’un style de vie contemporain. Cette «rééducation» se concrétisa par la construction de nouveaux immeubles et l’implantation de chantiers et d’industries navals souvent liées à l’activité de la pêche.

Sulina en 1930, photo archives Commission Européenne du Danube

Les années sont passées sur Dame Sulina. Des signes de souffrance sont apparus sur son visage, son corps comme des cicatrices et des rides mais son âme  restait malgré tout jeune et vivante. Une lueur d’espoir a surgi dans ses yeux et son âme vers le crépuscule de son existence en 1989 lors des changements de société. Ces bouleversements sont brusquement apparus comme une chance et  exprimant l’espoir que Sulina puisse être enfin réhabilitée. Le changement des temps et des moeurs n’a pas engendré la concrétisation de ses espérances. De nouvelles déceptions ont commencé à ternir le moral de la ville tels l’apparition de nouveaux blocs, la destruction des identités architecturales et urbaines, le remplacement des bâtiments caractéristiques par d’autres réalisations étrangères, l’absence de véritable promotion de la petite cité portuaire, le manque d’une vision globale d’un développement durable, la pollution des voisinages. Le passé a ainsi mis cette bonne Dame Sulina, encore riche d’un potentiel touristique, de terrains et de maisons bon marché (une aubaine pour certains escrocs qui profitèrent de la naïveté des habitants), d’une interface pour les activités de pêche et de chasse dans le delta, dans une position extrêmement vulnérable, conséquence des souffrances accumulées au cours de l’histoire. Des vautours, des sociétés immobilières, des hommes d’affaires peu scrupuleux, des politiciens véreux se sont acharnés sur elle afin d’en tirer profit.… Ils l’ont harceler pour lui dérober tout ce qu’elle possédait (terrains, immeubles, position, statut…).

Sulina est aujourd’hui une dame misérable, à la fois roumaine dans le sang et européenne dans l’âme qui raconte sa vie et ses souvenirs, la gloire de sa jeunesse avec ses longues journées d’été brûlés de soleil, les interminables nuits d’hiver elles aussi brûlées non par le soleil mais par le vent d’est glacial, scrutant le monde à travers ses vieilles lunettes bulgares, dans un fauteuil français, avec un châle autour des épaules, assise sur un tabouret hongrois posé sur un tapis rose italien dans une vieille chambre au mobilier monténégrin d’une maison lipovène perdue parmi les fleurs et le ricin, buvant un café turc adouci d’un cube de sucre autrichien et d’une goutte de lait russe, dans une tasse de porcelaine grecque, avec une petite cuillère en argent arménienne et une soucoupe serbe, posées sur une table en bois peint allemande, couverte d’un napperon polonais blanc apprêté, à côté d’une carte postale albanaise, d’un bougeoir hébreu et d’un gobelet tatar en émail.

« L’Hôtel d’Administration » de la Commission Européenne du Danube construit en 1866, collection archives de la Commission Européenne du Danube

À Sulina, les habitants se sentent à l’écart et vraiment au bout du monde. D’une certaine façon c’est vrai : Sulina est à l’altitude la plus basse de Roumanie (1m 50 au dessus du niveau de la mer !). C’est le point le plus à l’Est du pays. Elle est reliée au reste du monde uniquement par des voies d’eau ou aériennes et soumise en théorie à un régime spécial de protection de la nature du fait de la création en 1993 de la réserve de Biosphère du Delta du Danube (A.R.B.B.).

Boutiques sur la rue Élisabeth avec en arrière-plan la mosquée (aujourd’hui démolie) et le phare, photo collection BAR, Bucarest

Beaucoup de visiteurs viennent à Sulina un peu par hasard, pour la plage et la mer, le camping, la pêche et pour le côté relativement sauvage et isolé des lieux. La plupart de ces touristes ne respecte ni la plage, ni la mer, ni la ville et son histoire, ni la nature du delta. Cela se voit aux tonnes de bouteilles de plastique, papiers, boîtes de conserve, poubelles jetées à chaque pas, en ville et au bord de la mer, dans les étangs et les canaux. On les trouve d’une année sur l’autre toujours en plus grand nombre. Peu d’habitants ont de la considération pour leur ville. Le fleuve est de plus en plus sale. Comment s’en étonner puisque c’est ici que se rassemblent pratiquement toutes les saletés de l’Europe emmenées par le Danube ? Le Delta a reçu le statut de réserve naturelle, mais bien trop tardivement tant pour la nature que pour Sulina elle-même.
Bien trop rares sont les habitants qui voient plus loin que la pointe de leur barque, que l’extrémité de leurs filets, de leurs lieux de pêche, que le braconnage quotidien, que les pêcheries et les promenades des pêcheurs amateurs. Bien trop rares sont ceux qui connaissent, comprennent, apprécient l’ambiance, l’histoire ou l’architecture de la ville, ceux qui en perçoivent la poésie et ne laissent pas l’atmosphère, l’histoire et l’architecture de Sulina mourir d’inanition. La ville n’est plus animée par un souffle communautaire vivant, irriguée par l’estime du passé mais seulement par une somme d’intérêts financiers, de petites ou de grandes affaires et/ou d’escroqueries.
Bien trop rares sont les visiteurs qui viennent à Sulina pour son atmosphère désuète, pour son histoire ou son architecture, à la recherche de l’âme de la ville. Ceux-là photographient des vieilles maisons ou des villas kitsch, cherchant à  retrouver quelque chose de l’authenticité du lieu mais de nombreux habitants les accusent de prendre des clichés pour leur voler leurs maisons. Ils cherchent à s’imprégner de l’esprit de la ville. Les habitants en regard de leur propre pauvreté, pensent qu’il s’agît d’une étrange perte de temps. Et c’est justement l’âme de Sulina qui tombe maintenant dans l’oubli. De ce point de vue aussi Sulina est moribonde. Ma démarche se veut comme un signal d’alarme afin que son architecture historique puisse être sauvée, que puissent préservés l’esprit du lieu et le sentiment d’appartenance à une communauté, afin que  ne meure avant même de se développer le développement durable, que ne meure la nature à l’endroit même où se trouve sur la mer Noire le seuil d’entrée en Roumanie et dans l’Union Européenne.

Pourquoi Sulina est-elle aussi intéressante ?

Jean Bart (alias Eugeniu P. Botez, 1877-1933), officier de marine, capitaine du port de Sulina et écrivain

Sulina c’est l’Europolis de l’écrivain Jean Bart (pseudonyme littéraire de l’officier de marine Eugène Botez, 1847-1933, choisi d’après le célèbre corsaire français), roman d’un amour double, d’une ville et d’une femme, oeuvre qui, au delà de l’histoire de « l’émigré américain » Nicolas Marulis, de l’officier Neagu et de la sirène noire Evantia, symbolise la cohabitation des Lipovènes, Roumains, Grecs, Polonais, Arméniens, Turcs, Tatars, Italiens, Anglais, Russes, Austro-hongrois, Albanais, Juifs, Bulgares, Allemands, Serbes, Monténégrins, et de la coexistence pacifique des mondes, orthodoxes, catholiques ou du protestantisme avec le judaïsme et l’islam.

L’ancienne maison de l’écrivain Jean Bart, photo © Danube-culture, droits réservés

Sulina a un tissu urbain original et unique en son genre : elle se découpe symboliquement sous la forme d’un quadrilatère avec un grand côté de 5, 5 km de longueur et un petit côté de seulement 500 m de largeur dont les six rues, parallèles au Danube, sont numérotées, à l’image de New York, de I à IV.
Ses caractéristiques sont intéressantes : c’est la première ville de Roumanie où l’on peut parler de concept d’Europe Unie, c’est la ville la plus à l’est de la Roumanie et de l’Union Européenne. On trouve ici le dernier poteau électrique, le dernier poteau téléphonique, l’ultime robinet d’eau potable, le dernier téléphone fixe, le dernier phare, les dernières pistes avec des barques comme ailleurs les voitures, devant la porte des maisons et l’ultime plage de sable fin à l’est du pays et de l’Union Européenne. C’est la première localité que rencontre les marins qui entrent en Roumanie et en UE et la dernière avant qu’ils ne reprennent la mer.

L’église orthodoxe roumaine Saint Nicolas, autrefois la cathédrale de Sulina et à droite l’église orthodoxe roumaine, photo © Danube-culture, droits réservés

Cette petite ville isolée, remarquable pour son patrimoine architectural, témoignage vivant de l’histoire des deux derniers siècles possède cinq églises ! Presque toutes sont consacrées à Saint-Nicolas, protecteur des marins : l’église roumaine orthodoxe Saint-Nicolas, lieu où différentes ethnies se rassemblaient pour prier et se recueillir, a été construite en 1866, à côté d’une vieille église en bois détruite ultérieurement mais restée dans les mémoires grâce à l’érection d’une croix votive placée sur le maître autel, l’église grecque Saint-Nicolas, bâtie en 1868 avec son unique et authentique ambiance, survivante oubliée, mourant peu à peu chaque jour du manque d’intérêt pour sa restauration et de nouveaux projets, l’église orthodoxe de rite ancien Saint-Pierre-et-Paul, paroisse de la communauté russo-lipovenes, construite entre 1991 et 1995 à côté d’une vieille église dont il ne reste reste que la Sainte table, l’église romano-catholique Saint-Nicolas, érigée grâce au financement de la communauté italienne de Sulina, sanctifiée en 1863, marquant sa présence discrète dans le paysage urbain environnant avec sa sobriété architecturale et son clocher à l’aspect particulier, enfin l’église Saint-Alexandre et Saint-Nicolas, actuellement cathédrale orthodoxe de Sulina et du delta. Bâtie grâce à la volonté du prêtre V. Gheorghiu, sa première pierre a été posée en 1910 en présence du roi Carol Ier et de la famille royale. C’est un extraordinaire et valeureux exemple emblématique d’architecture autochtone digne de n’importe qu’elle grande ville européenne.

L’ancien phare de la rive gauche, photo archives de la Commission Européenne du Danube

3 phares ont été construits à Sulina :
– le vieux phare, construit en 1869 au temps de la Commission Européenne du Danube [en fait érigé en 1848 à la demande de l’Empire ottoman]. Bâti à l’endroit où, au moment de sa construction, le Danube se jetait dans la mer Noire, il se trouve désormais en pleine ville, à une grande distance de l’embouchure actuelle du fleuve. Il a été transformé en musée et est provisoirement fermé en raison de sa réfection.
– le phare d’observation (rive gauche du bras de Sulina), également bâti au temps de la Commission Européenne du Danube, aujourd’hui abandonné et dont il émane une présence fantomatique dans le paysage du delta. Ce phare apparaît dans la série télévisée « Toate pînzele sus » (« Toutes voiles dehors ») de Mircea Mureșan, réalisée d’après le roman éponyme de Radu Tudoran (1910-1982). Une longue digue en pierre, à l’allure poétique, où sont inscrits les noms de tous ceux qui participèrent aux travaux de sa construction  le relie à Sulina.
-le nouveau phare, le plus à l’est de l’Europe et de la Roumanie. Sa construction impressionnante date des années 1970. Le phare domine la mer d’une hauteur de 57 m de hauteur et sa lumière est visible à plus de 50 km à la ronde.

Le château d’eau et l’usine électrique, sources archives de la Commission Européenne du Danube

Sulina possède aussi son propre château d’eau, une construction qui, à première vue, peut paraître sans grand intérêt mais dont l’origine est due à un fait singulier. Son architecture et son histoire sont typiquement hollandaise ! Ce réservoir ainsi que le réseau de distribution d’eau de la ville ont été offert par la Reine des Pays-Bas qui, faisant escale à Sulina et demandant quelque chose à boire, se vit offrir un verre d’eau du Danube. Elle fut stupéfaite qu’un port de cette importance et avec une telle densité d’activité n’ait pas de réseau d’eau potable filtrée.

Photo © Danube-culture, droits réservés

Sulina a une architecture extrêmement sensible de maisons toutes simples, qu’elles appartiennent à la communauté lipovène (en torchis, blanchies à la chaux, recouvertes de roseaux et décorées d’ornements de bois) ou des répliques architecturales d’époques influencées autant par l’orient que l’occident.
Le cimetière marin se trouve à l’extérieur de la ville, en direction de la plage.  C’est un lieu fascinant, coloré, émouvant, symbolisant un repos éternel pour les Chrétiens, les Juifs ou les Musulmans, du simple porteur, pêcheur, marin ou ouvrier du port jusqu’à l’ingénieur, officier, capitaine de navire, consul ou figure marquante de l’essor de la ville tel William Simpson, qui fut durant 13 années le Directeur de la construction de la Commission Européenne du Danube, franc-maçon, chevalier de l’Ordre de Malte ou la Princesse Ecaterina Moruzi (1757-1835), nièce de Ioan Sturza, née a Istamboul et décédée à Sulina.

Cimetière de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

Le  littoral  de Sulina est très particulier ; vaste, donnant une sensation de fin du monde, avec un sable fin et dont les vagues de la mer Noire flirtent avec les eaux douces du Danube. Terminus du bord de la mer la ville est aussi le lieu d’où partent et se terminent les circuits touristiques vers les magnifiques paysages du delta du Danube (Lac Rosu, Rosule, Porcu, Raducu, Lumina et Puiu, la forêt de Caraorman, la forêt primaire de Letea, de Gârla Împutita…).

Plage du littoral de la mer Noire à proximité de l’endroit où le Danube (bras de Sulina) rejoint la mer Noire, photo © Danube-culture, droits réservés

Je suis « Ardelean » mais Sulina m’appartient aussi parce que je suis roumain, architecte, pêcheur, photographe, peintre et passionné de l’âme de cette ville. Voyageant dans le temps et dans l’espace, là-bas où le vieux Danube noie ses flots et son nom dans la mer ainsi que l’écrit avec nostalgie Jean Bart dans l’introduction de son roman Europolis, j’ai eu la sensation physique d’aller au bout du monde pour découvrir paradoxalement et de façon métaphorique que j’étais en fait arrivé en son centre. Cette sensation a été rapidement suivie par une autre sensation bien plus triste : celle que ma quête m’avait emmenée dans un lieu qui mourrait à chaque instant un peu plus et dont l’âme, jour après jour, se détachait de son corps. Je vous ai parlé de ces trésors… Voilà un autre visage de cette ville, cette fois en position de victime : la découverte, heureuse à priori de Sulina, est assombrie par une réalité récente qui bouscule l’histoire et l’esprit des lieux. Découverte également altérée par l’agressivité d’une architecture contemporaine majoritairement kitsch, laide et de mauvaise qualité. Découverte encore altérée par la dilution dans la nature du delta de son architecture ancienne et abandonnée, découverte encore assombrie par une sensation de pauvreté et la grande résignation de ses habitants.
En résumé c’est triste Sulina n’est-ce pas ? Et tellement ressemblant au destin de la Roumanie. Les Seigneurs et les nobles Dames s’en vont comme Sulina… Que fait-on de la parabole de Sulina ? Que fait-on de la Roumanie ? On la laisse mourir peu à peu chaque jour avec toutes ses merveilleuses valeurs.

Teofil Mihailescu, architecte, photographe, écrivain, peintre, vidéaste, journaliste est né à Brasov en 1973. Après un doctorat à l’Université Ion Mincu d’architecture et d’urbanisme de Bucarest, un Master de l’École Nationale d’études politiques et administratives de Bucarest, il fonde et dirige le bureau d’architecture Teofil Mihailescu. Teofil Mihailescu est membre fondateur de l’Ordre roumain des architectes et a effectué de nombreux séjours à l’étranger (stages d’architecte au Getty Museum de Los Angeles, au Politecnico di Milano, à l’Université de Gênes ou au Royal Institute of Technology de Stockholm…) . Son expérience professionnelle et son approche personnelle non conventionnelle de l’architecture lui permettent de pratiquer les arts visuels et la photographie et de les utiliser comme moyen d’exploration anthropologique du monde.

Cet article de T. Mihailescu date de 2009, a été auparavant publié sur le site dobrogea.net, traduit et révisé par nos soins.

Sur les quais de Sulina un soir d’hiver, photo © Danube-culture, droits réservés

Sulina et la Commission Européenne du Danube

Sulina dans l’histoire européenne…

   L’histoire de Sulina et de la Dobroudja est liée à la présence dans l’Antiquité des tributs gètes et daces puis des comptoirs grecs, des empires romains ( province de Mésie), byzantin, bulgare, des nombreuses péripéties de l’histoire des principautés valaques et moldaves, du despotat de Dobroudja, des Empires turcs et russes et de la création du royaume de Roumanie ainsi que de ses querelles territoriales avec la Bulgarie. Si ces différents roumano-bulgares ont été heureusement résolus depuis, il reste encore par contre à démêler un certain nombre de litiges territoriaux entre l’Ukraine et la Roumanie qui se partagent un delta du Danube à la géographie en évolution permanente, les rives de cette partie européenne de la mer Noire et des eaux territoriales.
Sulina se situe aujourd’hui aux frontières orientales de l’Union Européenne.


Le nom de Selinas ou Solina, à l’entrée du bras du fleuve du même nom est déjà mentionné dans le long poème épique «L’Alexiade» d’Anna Commène (1083-1148), princesse et historienne byzantine. Dans le second Empire Bulgare au XIIIe siècle, le village est un petit port fréquenté par des marins et des commerçants génois qui passera sous le contrôle du Despotat de Dobrodgée, lui-même placé sous la protection de la Valachie en 1359. Sulina devient ottomane et à nouveau valaque en 1390 jusqu’en 1421 puis  possession de la principauté de Moldavie. Un document de juillet 1469 mentionne que « la flotte de la Grande Porte était à Soline », avant l’attaque de Chilia et de Cetatea Alba. Conquise avec la Dobrogée par les Ottomans en 1484 elle prend le nom le nom de «Selimya». Elle reste turque (ottomane) jusqu’au Traité d’Andrinople (1829) qui l’annexe à l’Empire russe. Le delta du Danube appartiendra à celui-ci de 1829 à 1856. La Convention austro-russe conclue à Saint-Pétersbourg (1840) est le premier document écrit de droit international qui désigne Sulina comme port fluvial et maritime. Cette convention jette les bases de la libre navigation sur le Danube. Malgré ses promesses, la Russie n’effectue aucun travaux d’entretien pour facilité la navigation fluviale sur le Bas-Danube et dans le delta afin de ne pas nuire à son propre port d’Odessa, situé à proximité sur la mer Noire. Sulina redeviendra une dernière fois turque après la Guerre de Crimée et le Traité de Paris (1856) du fait du retour des principautés de Valachie et de Moldavie dans l’Empire ottoman qui gardent toutefois  leurs propres administrations, le sultan ne faisant que percevoir un impôt sans possibilité d’ingérence dans les affaires intérieures.

Le nombre de navires de commerce anglais de haute mer qui entrent dans le Danube par le bras de Sulina est passé entretemps de 7 en 1843 à 128 en 1849, prélude à l’intensification du trafic qui transitera par ce bras après les aménagements conséquents de la Commission Européenne du Danube quelques années plus tard.
La population de Sulina se monte au milieu du XIXe siècle alors à environ 1000/1200 habitants qui vivent modestement  y compris les Lipovènes, pour la plupart de la pêche, de différents trafics et profitent également des nombreux naufrages de bateaux à proximité. Le seul aménagement existant est le phare construit par les Turcs en 1802. Les terres marécageuses qui entourent le village ne sont pas propices au développement du village.    Le traité de Paris engendre la création la Commission européenne du Danube (C.E.D.). Cette commission est composée de représentants de Grande-Bretagne, de France, d’Autriche, de la Prusse puis d’Allemagne, de Sardaigne puis d’Italie, de Russie et de Turquie et a pour mission d’élaborer un règlement de navigation, de le faire respecter et d’assurer l’entretien du chenal de navigation. Le Danube devient un lien important entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. Parallèlement le chemin de fer se développe. Les voies convergent vers les ports du Bas-Danube comme ceux de Brăila et Galaţi où accostent de nombreux cargos internationaux. Sulina obtient le statut avantageux de port franc.

M.-Bergue, Sulina, port turc sur un bras du Danube à son embouchure, 1877

Quelques années après la création de la création de la C.E.D., la ville s’est développée le long d’une rue, de façon assez anarchique. On commence à voir apparaître quelques rues transversales. Les seuls aménagements effectués sont les deux digues destinées à éviter l’ensablement naturel du Delta et assurer l’accès des gros bateaux. La digue Sud a commencé à modifier l’aspect de l’embouchure. Les quais n’existent pas encore. La ville est avant tout une infrastructure dédiée au commerce. Le développement se fait sans aucun lien avec le territoire environnant (marécages), ni avec le reste du pays. C’est aussi à cette époque que se développe, en parallèle d’une expansion économique considérable due aux travaux d’aménagement de ce bras du Danube, à l’installation de la C.E.D. sur le Bas-Danube avec son siège à Galaţi, à la construction d’infrastructures (ateliers, hôpital…) et à la présence d’une partie de son personnel technique à Sulina, le concept d’Europe unie qui se manifeste par un esprit de tolérance et de coexistence pacifique multiethnique.

Selon un recensement de la fin du XIXe siècle le port et la ville sot alors peuplés de 4889 habitants parmi lesquels on compte 2056 Grecs, 803 Roumains, 546 Russes, 444 Arméniens, 268 Turcs, 211 Austro-Hongrois, 173 Juifs, 117 Albanais, 49 Allemands, 45 Italiens, 35 Bulgares, 24 Anglais, 22 Tartares, 22 Monténégrins, 21 Serbes, 17 Polonais, 11 Français, 7 Lipovènes, 6 Danois, 5 Gagaouzes, 4 Indiens et 3 Égyptiens ! Ont été également recensés sur la ville 1200 maisons, 154 magasins, 3 moulins, 70 petites entreprises, une usine et un réservoir pour la distribution d’eau dans la ville dont la construction a été financée par la reine des Pays-Bas venue elle-même en visite à Sulina, une centrale électrique, une ligne téléphonique de Tulcea à Galaţi, une route moderne sur une longueur de 5 miles, deux hôpitaux et un théâtre de 300 places.

L’hôpital de Sulina construit par la C.E.D., photo Danube-culture © droits réservés

Le nombre d’habitants variera entre les deux guerres de 7.000 à 15.000, variation due aux emplois liés aux productions annuelles de céréales qui étaient stockées au port de Sulina et chargées sur des cargos pour l’exportation, en majorité pour l’Angleterre. Ces activités commerciales engendrent l’arrivée d’une main d’oeuvre hétérogène de toute l’Europe y compris de Malte.

Le système éducatif éducatif est assuré par 2 écoles grecques, 2 roumaines, une école allemande, une école juive, plusieurs autres écoles confessionnelles, un gymnase et une école professionnelle pour filles ainsi qu’une école navale britannique. Les monuments religieux sont au nombre de 10 : 4 églises orthodoxes (dont 2 roumaines, une russe et une arménienne), un temple juif, une église anglicane, une église catholique, une église protestante et 2 mosquées.

9 bureaux ou représentations consulaires ont été ouverts : un consulat autrichien, les vice-consulats anglais, allemand, italien, danois, néerlandais, grec, russe et turc. La Belgique dispose d’une agence consulaire. Les représentants consulaires fondent un club diplomatique.

   D’importantes compagnies européennes de navigation ont ouvert des bureaux  et des agences : la Lloyd Austria Society (Autriche), la Deutsche Levante Linie (Allemagne), la Compagnie grecque Égée, la Johnston Line (Angleterre), la compagnie Florio et Rubatino (Italie), la Westcott Line (Belgique), les Messageries Maritimes (France), le Service Maritime Roumain… Les documents officiels sont rédigés en français et en anglais, la langue habituelle de communication étant le grec. Une imprimerie locale édite au fil du temps des journaux comme la «Gazeta Sulinei»,le «Curierul Sulinei»,le «Delta Sulinei» et les «Analele Sulinei»…


Les activités économiques déclinent avec la Première Guerre Mondiale et reprennent à la fin du conflit, la Roumanie ayant obtenue la Transylvanie et la Bessarabie. Les empires autrichiens et ottomans ont disparu.  Après quelques années favorables Sulina connaît une sombre période avec la perte de son statut de port franc en 1939 et avec la dissolution de la C.E.D. voulue par l’Allemagne. Les représentations consulaires ferment. Devenue objectif stratégique la ville est bombardée par les Alliés le 25 août 1944, bombardements qui conduisent à la destruction de plus de 60 % des bâtiments.

Cimetière multi-confessionnel de Sulina, photo Danube-culture © droits réservés

Une nouvelle Commission du Danube est créée à Belgrade en août 1948. Cette institution succède à la Commission Européenne du Danube instaurée par le Traité de Paris de 1856 et à la Commission Internationale du Danube. Le Danube est toutefois coupé en deux blocs comme le continent européen. De plus la construction pharaonique du canal entre Cernavodă et Constanţa imposée par les dirigeants communistes et qui ne sera achevé qu’en 1989, permettra aux navires de rejoindre directement la mer Noire par Constanţa en évitant Sulina et le delta du Danube.

Le palais de la Commission Européenne du Danube, occupé aujourd’hui par l’Administration Fluviale Roumaine du Bas-Danube, photo Danube-culture, © droits réservés

Le même régime communiste roumain d’après guerre tentera également d’effacer les souvenirs de la longue présence (83 ans) de la Commission Européenne du Danube dans la ville. Le patrimoine historique de la C.E.D. est heureusement aujourd’hui en voie de rénovation grâce à des fonds européens.

Maison du marin et écrivain Jean Bart, photo Danube-culture © droits réservés

   Le recensement de 2002 établissait le nombre d’habitants à à 4628 habitants soit un déclin de 20% de la population au cours des 12 dernières années, déclin du au marasme de la vie socio-économique de l’ancien port-franc, au manque de dynamisme politique local malgré une fréquentation touristique en hausse.

Sources :
voci autentico româneşti
https://www.voci.ro/

Tulcea

Vue sur le Danube et le monument de l’indépendance à l’arrière-plan, photo © Danube-culture, droits réservés

« Le soir, vers cinq heures, on s’arrêtait à Toultcha, l’une des plus importantes villes de la Moldavie. En cette cité de trente à quarante mille âmes, où se confondent Tcherkesses, Nogaïs, Persans, Kurdes, Bulgares, Roumains, Grecs, Arméniens, Turcs et Juifs, le seigneur Kéraban ne pouvait être embarrassé pour trouver un hôtel à peu près confortable. C’est ce qui fut fait. Van Mitten eut, avec la permission de son compagnon, le temps de visiter Toultcha, dont l’amphithéâtre, très pittoresque, se déploie sur le versant nord d’une petite chaîne, au fond d’un golfe formé par un élargissement du fleuve, presque en face de la double ville d’Ismaïl. Le lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant Toultcha, et s’aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur est dite la branche de Toultcha ; la seconde, plus au nord, passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s’être ramifiée en cinq chenaux. C’est ce qu’on appelle les bouches du Danube. Au delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie, qui, pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral de la mer Noire. »
Jules Verne, Kéraban-le-têtu, 1882

Tulcea 1771, lors de la guerre russo-turco-polonaise de 1768-1774 pendant le règne de Catherine II de Russie, guerre qui se termine le le Traité de Kutchuk-Kaïrnadji (Bulgarie) attaque de la ville alors ottomane par le général Weismann commandant la cavalerie de l’armée russe. 

La Dobrogée et le delta du Danube sont habités depuis l’ère paléolithique mais Tulcea, qui porte dans l’Antiquité le nom d’Aegyssos ou Aegyssus, a été probablement fondée au VIIIsiècle av. J.-C. par des tributs daces et/ou gètes auxquelles succèdent des navigateurs grecs qui établissent plusieurs comptoirs dans le delta du Danube. Lors de ses conquêtes en Europe orientale au Ier siècle ap. J.-C, Rome intègre la Dobrogée à son territoire sous le nom de province de Mésie inférieure. Des légionnaires bâtissent sur une colline la citadelle de Caestrum Aegyssus.

Fouilles archéologiques sur le site du Caestrum d’Aegyssus, photo © Danube-culture, droits réservés

   C’est à partir de cet emplacement que la ville se développe peu à peu. Point stratégique pour la navigation sur le Danube, Tulcea sert aussi de base à la Classis, une flotte romaine qui surveille et protège la frontière avec les peuples barbares (Limes) puis aux bateaux de l’Empire byzantin et à ceux de la République de Gêne. Après Rome et Byzance la ville appartiendra à l’Empire bulgare. Elle passe brièvement entretemps sous domination russe et tatare, tombe à la fin du XIVe siècle sous le joug du voïvode de Valachie Mircea Ier l’Ancien ou Mircea cel Bătrân (env. 1355-1418) avant d’être conquise en 1416 par l’Empire ottoman et de rester sous son joug  jusqu’en 1878. Tulcea est alors attribuée à la Roumanie au moment du partage de la Dobrogée.

Le port de Tulcea en 1938

La cité connaîtra un essor rapide dès son intégration au réseau ferré roumain (1925). Elle entrera ensuite, après la seconde guerre mondiale, dans une longue léthargie pendant la dictature communiste qui, comme dans tant d’autres lieux de ce pays, détruit consciencieusement le centre ville et une partie de son patrimoine historique pour « reconstruire » selon d’étranges canons esthétiques des immeubles au style déprimant.

Une architecture communiste inesthétique a largement défiguré le centre ville. Sur la droite, à l’arrière-plan, le minaret de la vieille mosquée. La « Faleza a été  récemment réaménagée sans pour autant que sa physionomie ait beaucoup changé photo © Danube-culture, droits réservés

Tulcea et la Dobrogée abritaient autrefois des moulins à vent. Dès le XIXsiècle s’installent des chantiers navals (qui existent encore aujourd’hui sous le nom de VARD Tulcea et appartiennent à l’armateur italien Fincantieri, présent également sur le Danube roumain amont à Brǎila). La Commission Européenne du Danube (CED) avait localisé à Tulcea une partie de ses activités tout en ayant son siège à Galaţi. Des industries de pêche, de conserveries de poissons et de légumes se sont également implantées et développées, activités auxquelles se sont jointes par la suite une petite industrie et beaucoup plus récemment un tourisme encore saisonnier qui se disperse depuis Tulcea dans les bras du delta et jusqu’à la mer Noire. De nombreux pécheurs la fréquentent. Du port de Tulcea partent ou accostent certains grands bateaux de croisière qui naviguent sur le Danube. Le siège de l’administration de la réserve de biosphère du delta du Danube se trouve sur la falaise (ARBB).

Le Danube à Tulcea, photo Danube-culture, © droits réservés

Le fleuve qui, peu après Tulcea, se divise, s’éparpille en plusieurs bras et forme un impressionnant delta-labyrinthe naturel, refuge d’une incroyable faune et flore sauvage et de rares petits villages, poursuit son patient chemin vers la mer. Le Danube débute son apogée ici à Tulcea. La proximité de son delta, donne à cette dernière ville de son cours, malgré (ou peut-être eu fond grâce à) une architecture que la municipalité tente depuis quelques années d’améliorer, d’égayer en rénovant et en repeignant certains immeubles du centre-ville, une atmosphère au parfum presque singulier. Le voyageur éprouve également la sensation étonnante d’être à la frontière d’un autre monde, d’un univers à la fois proche et lointain engendré par cette omniprésence du Danube et son incessant trafic de bateaux en tous genres,  un fleuve fil d’Ariane aux eaux douces reliant Tulcea autant à l’amont qu’à l’aval, juste avant qu’il ne se sépare aux confins de la ville en entrant dans son ultime décor, inventant enfin son propre royaume dans un infini d’eau et semblant vouloir effacer de sa mémoire toutes traces de paysages, reliefs, plaines, défilés et cultures.

Départ pour une pêche (miraculeuse ?) dans le delta, photo © Danube-culture droits réservés

Le port et la promenade le long du Danube (Faleza), lieu de rendez-vous de départ et d’arrivée des bateaux et vedettes pour Sulina, Chilia Veche, Sfântu Gheorghe et les villages disséminés dans le delta, offre un regard sur tout ce qui se passe sur l’eau et les innombrables embarcations qui circulent. Le parc du monument de l’indépendance qui abrite le Musée d’histoire et d’archéologie et les fouilles de la cité d’Aegyssus domine la ville et la zone industrielle orientale.

Le quartier lipovène, photo © Danube-culture, droits réservés

Ferries, bacs, cargos, paquebots anciens et nouveaux-nés des chantiers navals, barques de pêche, se dispersent ou se rassemblent en un manège permanent, s’approchant et s’éloignant inlassablement des deux rives et des embarcadères, des esplanades où se pressent, se promènent, se mélangent joyeusement pendant la belle saison touristes, scientifiques, naturalistes, ornithologues, archéologues, pêcheurs et habitants de la ville et des environs.

La mosquée de Tulcea (Geamia Azizie), symbole d’une longue domination ottomane, photo © Danube-culture, droits réservés

Tout en étant aujourd’hui majoritairement roumaine, Tulcea abrite des minorités bulgares, turques musulmanes, grecques, roms, russes, lipovènes (Vieux Russes) et ukrainiennes comme en témoignent divers édifices religieux et associations.

La cathédrale orthodoxe saint-Nicolas, photo © Danube-culture, droits réservés

Les bateaux et hydroglisseurs qui partent de Tulcea permettent de rejoindre tous les villages du delta accessibles par le fleuve sur ses trois bras principaux ainsi que la petite ville de Sulina : le bras de Sfântu Gheorghe au sud, celui de Sulina au centre, aménagé et rectifié par la Commission Européenne du Danube qui avait ici une petite partie de ses activités, et celui septentrional de Chilia, bras faisant office de frontière entre la Roumanie et l’Ukraine. Le port abrite également une base de pilotage pour les gros navires.

Un des bateaux semi-rapides de la compagnie Navrom qui desservent le delta depuis Tulcea, photo © Danube-culture, droits réservés

Il est nécessaire pour chaque personne souhaitant visiter le delta d’acheter un permis valable le temps du séjour. Ce permis est en vente aux comptoirs de la compagnie Navrom ou à l’ARBDD. ( www.ddbra.ro)

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour novembre 2024, droits réservés 

Photo © Danube-culture, droits réservés

Photo © Danube-culture,  droits réservés

Bibliographie :
ARITON, Nicolae C. Tulcea, The exquisite Romantic and Nostalgic Traveler’s Guide, ZOOM print & copy center, Iași, 1976
POSTELNICU, Valentina, Tulcea in documente de archivă, Ed. Ex Ponto, Tulcea, 2006
VRABIE, Sofia, Sfinxul Deltei, Municipul Tulcea, Ghid turistic, Harvia S.R.L., Tulcea, 2005

www.navromdelta.ro
Plusieurs types de bateaux plus ou moins rapides pour le delta. Horaires suivant la saison disponibles sur le site.

Office de Tourisme de Tulcea
Strada portului (rue du port)

Photo © Danube-culture, droits réservés

Centre National d’information et de promotion touristique de Tulcea
www.cnipttulcea.ro

Culture/environnement
Centre d’informations de l’ARBDD
N° 34a, strada portului
Exposition sur la biodiversité du delta et ses populations mais aussi nombreuses informations sur le site concernant les autorisation nécessaires pour se rendre dans le delta, les horaires et les destinations des bateaux, les excursions et l’hébergement (bureau de tourisme Antrec).
www.ddbra.ro

Villa Avramide, siège de l’Institut éco-muséal , photo © Danube-culture, droits réservés 

Villa Avramide, photo © Danube-culture, droits réservés

ICEM, Institut de Recherches Éco-muséales
Cet institut réputé et logé dans la superbe villa Avramide qu’on peut visiter regroupe plusieurs musées de Tulcea et sites historiques de la Dobrogée (Centre écotouristique de Tulcea, Musée des Arts, Musée d’Ethnographie et d’Art Populaire, Musée d’Histoire et d’Archéologie, Villa Avramide, Monument paléochrétien de Niculiţei, forteresse d’Halmytis, Musée du Vieux-phare de Sulina, Forteresse médiévale d’Enisala, Gospodăria Țărănească conservată « in situ », Enisala, Mémorial Panaït Cerna). Bibliothèque possédant un fonds de 50 000 volumes dont des manuscrits et éditions anciennes.
www.icemtl.ro

Centrul Ecoturistic Tulcea (Centre écotouristique de Tulcea, ancien Musée d’Histoire Naturelle)
N°1, strada 14 Noiembrie (1 rue du 14 novembre)
Un complexe muséal avec un aquarium présentant la faune, la flore et les spécificités environnementales du delta du Danube. Salles de projection video, salles de conférence…

Museul de Ethnografie şi Artǎ Popularǎ (en cours de rénovation)
N° 2, strada 9 Mai
Collection de costumes, de meubles, traditions régionales

Museul de Artǎ
N° 2, strada Grigore Antipa
Belle collection d’oeuvres de grands peintres et sculpteurs roumains et d’artistes régionaux, icônes, peinture sur verre, meubles et objets de l’occupation turque dans un bâtiment avenant.
Expositions permanentes et temporaires.

 Magdalena Chersoi, Delta, photo © Danube-culture, droits réservés 

Musée d’Histoire et d’Archéologie
Parc archéologique Aegyssus IV
Parc du Monument de l’Indépendance

La gare maritime et les guichets de Navrom, photo © Danube-culture, droits réservés

Embarquement pour Europolis (Sulina) et les autres bras du delta, photo © Danube-culture, droits réservés

Ada Kaleh (I)

« Les femmes de l’île chantent des chansons traditionnelles. Elles essaient de chanter dans des tonalités plus élevées en faisant vibrer leurs voix cristallines […]. Les pêcheurs fredonnent des airs de récitatifs qu’ils terminent par des fins de phrases aiguës. […]. Puis le soir vient et Ada kaleh s’élève doucement à travers la phosphorescence de l’eau. »
Tout comme l’ancienne et proche cité roumaine d’Orşova et les îles Poreci, érigée à l’emplacement de la colonie romaine de Tierna et qui marquait la fin de la voie trajane, prouesse technique et humaine taillée dans les rochers le long du fleuve par les armées romaines, la minuscule mais singulière île danubienne d’Ada Kaleh (1,7 km de long sur 500 m de large) fut recouverte en 1970 par les eaux d’un lac artificiel, conséquence de la construction du premier des deux imposants barrages/centrales hydroélectriques roumano-serbe des Portes-de-Fer, Djerdap I.

Cette île en forme de croissant au milieu du grand fleuve, formée par les sédiments d’un affluent de la rive gauche roumaine, la rivière Cerna, fut submergée par la volonté des dictateurs roumains Gheorghe Gheorghiu-Dej (1901-1965) et Nicolae Ceauşescu ( 1918-1989) qui ne voyaient dans cette île « exotique » qu’un désuet et encombrant souvenir de la longue domination ottomane sur les principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie. L’histoire de cette île remonte jusqu’à l’antiquité et à la mythologie grecque. Elle portait avant l’arrivée des turcs sur l’île au XIVe siècle encore, semble-t-il, son nom grec d’origine, Erythia. Hérodote la mentionne sous le nom de Cyraunis. Les chevaliers teutoniques la baptisèrent Saan. L’île répondit aussi aux noms de Ducepratum, l’île ville Ata / Ada, l’Ile forteresse, Ada-Kale, Ada-i-Kebir, l’île d’Orsova, la Nouvelle Orsova, Karolina, Neu Orsova… Les Serbes la mentionnent sous le nom d’Oršovostrvo, les Hongrois la nomment Uj-Orsova sziget et les Roumains continuent à l’appeler de son nom turc Ada Kaleh (l’île fortifiée).

La vieille Orsova, la Nouvelle Orsova et les récifs en aval, dessin du XVIIIe siècle

Certains archéologues supposent que l’empereur Trajan lors de la guerre daco-romaine de 101-102, aurait traverser le Danube avec ses légions juste à l’endroit où se trouvait l’île, après avoir fait construire un pont de bateaux qui s’appuyait sur celle-ci. L’existence d’un canal de navigation pourrait confirmer qu’Ada Kaleh, de par sa position stratégique pour la défense de l’accès au canal, devait être déjà peuplée durant les Ier et IIe siècles après J.-C.1
Pour l’archéologue serbe Vladimir Kondic, la forteresse romaine de Ducepratum ou Ducis pratum, utilisée du IVe au VIe siècle, aurait été construite sur l’île-même.2
   « Une légende populaire de la région des Portes-de-Fer raconte qu’Hercule a séparé des rochers au lieu dit « Babakaï » ouvrant de ce fait les gorges du fleuve qui s’écoule vers la mer Noire. Les Valaques croient à un être surnaturel qu’ils appellent Dzuna, terme ressemblant beaucoup au mot Danube. Dzuna habite dans les profondeurs des eaux, sort de l’eau pour se laisser porter par le vent quand il souffle et on entend alors la musique de flûtes. Vue de la falaise, l’île d’Ada Kaleh ressemblait énormément par sa forme à un dragon dont la tête plongeait dans les profondeurs de Danube. Et selon de nombreuses croyances populaires de la région des Portes-de-Fer, on croit que la carpe, à partir d’un certain âge acquiert des ailes et sort de l’eau pour se transformer en dragon, d’où probablement la légende d’un combat mystique entre le héros populaire serbe Baba Novak et un terrible dragon de la région des Portes-de-Fer. Baba Novak coupa la tête du dragon qui dégringola de la colline et laissa des traces de sang  formant la rivière Cerna sur  la rive gauche confluant avec le grand fleuve près de l’île Saan-Ada Kale. L’origine du mot Saan renvoie au mot sang en latin et roumain, d’où une légende racontant que  l’île aurait été créée soit à partir de la tête en sang du dragon, soit à partir de gouttes de ce sang versé à l’endroit où la rivière Cerna se jette dans le Danube. »5
L’île est mentionnée sur une carte autrichienne de 1716 sous le nom de Carolaina.

Plan de l’île d’Orsova, Nicolas de Sparr : Atlas du Cours du Danube avec les plans, vues et perspectives des villes, châteaux et abbayes qui se trouvent le long du cours de ce fleuve depuis Ulm jusqu’à Widdin dessiné sur les lieux, fait en MDCCLI.TM (1751), collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche de Vienne

Les avantages de l’emplacement stratégique de l’île permettant de contrôler la navigation sur le fleuve à un endroit où la largeur de celui-ci est restreinte en raison du relief traversé, sont remarqués par les armées de l’empire des Habsbourg qui, après avoir repoussé les Turcs au XVIIsiècle, la dote d’un solide dispositif de fortifications afin de se prémunir contre de nouvelles menaces ottomanes, transformant peu à peu l’île à chacune de leurs occupations, en une sorte de  « Gibraltar » de l’occident en Europe orientale. Mais en 1739, suite au Traité de Belgrade entre l’Autriche et l’Empire ottoman, négocié avec l’aide de la France, l’île est rendue à la Sublime Porte ainsi que la Serbie et Belgrade. Elle sera difficilement reconquise par l’Empire autrichien en 1790 lors d’une nouvelle guerre austro-turque et demeurera par la suite ottomane jusqu’en 1918.

Ada Kaleh (Neu Orsova) sur la carte de Pasetti

Elle fut étonnement (volontairement ?) un des « oublis » des négociations du Congrès de Berlin (1878). Occupée de force par les armées austro-hongroises au moment de la Première guerre mondiale, Ada Kaleh devient officiellement un territoire roumain suite au Traité de Lausanne (1923). Les autorités du royaume de Roumanie laissent la jouissance de l’île à la population turque insulaire tout en lui donnant un statut fiscal avantageux, statut qui encourage la contrebande de diverses marchandises.

Elles la dotent en même temps de nouvelles infrastructures, construisent une école officiant en roumain et en turc, une église orthodoxe, une mosquée, une mairie, un bureau de poste, une bibliothèque, un cinéma, des fabriques de cigarettes, de loukoums, de nougats, des ateliers de couture et y installent même une station de radio !

Intérieur de la mosquée

La réputation grandissante de l’île lui permet d’attirer alors de nombreux visiteurs6 au nombre desquels le roi Carol II de Roumanie, des dignitaires du régime communiste et des curistes de la station thermale proche de Băile Herculane (Herkulesbad, les Bains d’Hercule). On raconte aussi que des tunnels auraient été creusés et remis en service par des trafiquants de marchandises sous le fleuve depuis l’île vers la rive droite yougoslave7. Les habitants y vivent de la fabrication de tapis, de la transformation du tabac, de la fabrication du sucre oriental rakat, d’autres produits non imposés, du tourisme et profitent sans doute aussi de diverses contrebandes.

Boite de lokoums « La favorite du sultan » d’Ada Kaleh

Il ne reste qu’un peu moins d’un demi-siècle avant sa disparition définitive, rayée de la carte par la dictature communiste. Mais qui sait si Ada Kaleh dont le minaret de la mosquée réapparaît parfois en période de basses-eaux du Danube, comme pour rappeler sa présence silencieuse sous les eaux assagies par la construction du barrage, ne redeviendra pas un jour ce qu’elle fut autrefois ?

Ada Kaleh, photo Rudolf Koller, 1931, collection Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

Informés du projet mégalomane les habitants turcs commencent à déserter « l’île sublime » bien avant le début des travaux du barrage. Certains choisissent de repartir en Turquie, d’autres s’installent dans la région de la Dobroudja, à Constanţa qui a conservé un quartier  turc ou à Bucarest, attendant vainement la réalisation de la promesse du gouvernement roumain d’être rapatriés avec le patrimoine d’Ada Kaleh sur l’île toute proche en aval de Şimian (PK 927). Mais le projet de second barrage en aval, près de Gogoşu, (PK 877) qui commence dès 1973 et dont le lac de retenu aurait du à son tour noyé cette terre d’accueil, décourage les habitants de s’y installer. Il reste encore aujourd’hui sur cette petite île abandonnée, au milieu d’une végétation abondante, des ruines de ce nouveau paradis turc perdu. Des villages voisins serbes et roumains des bords du fleuve, Berchorova, Eșelnița, Jupalnic, Dubova, Tufari, Opradena, l’ancienne Orşova, d’autres îles des environs d’Ada Kaleh, des sites archéologiques remarquables, subissent le même sort.

L’île de Şimian (PK 927) avec ses quelques vestiges mais sans le charme de sa soeur Ada Kaleh, photo © Danube-culture, droits réservés

Quelques monuments et maisons furent malgré tout reconstruits sur l’île de Simian mais l’architecture et l’ambiance insulaire ottomane unique des petits cafés, des ruelles pittoresques, de la mosquée à la décoration élégante, des bazars turcs d’Ada Kaleh, de ses ruelles pittoresques et de ses jardins parfumés, disparurent dans les flots de la nouvelle retenue.

Le bazar d’Ada Kaleh en 1912

« Je me souviens encore de l’odeur du tableau Ada Kaleh quand je sautais de mon lit. L’île verte avec son minaret jaune pâle […] et la femme turque peinte au premier plan lévitait sur les profondeurs vert Nil du Danube […] Ma chambre était pleine jusqu’au plafond de cette odeur d’huile de lin et quand j’ouvrais la fenêtre, je le voyais littérairement se déverser et couler en cascades le long des cinq étages de façade rugueuse de notre immeuble en préfabriqué… »
Mircea. Cărtărescu, « Ada-Kaleh, Ada-Kaleh », Fata de la marginea vieţii, povestiri alese, Humanitas, Bucarest, 2014

Notes : 
1 Srdjan Adamovicz, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
2 idem

3 idem
4 idem
5 Cartarescu Mircea « Ada Kaleh, Ada Kaleh (Vallée du Danube/Roumanie) », dans Last andLost, Atlas d’une Europe fantôme, sous la direction de Katharina Raabe et Monika Sznajderman. Traduit du roumain par Laure Hinckel, Éditions Noir sur Blanc 2007, p. 155-173, cité par Srdjan Adamovicz, dans « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne », opus citatum.
6 Voir l’article
L’expérience de l’Orient : le tourisme sur l’île danubienne submergée d’Ada Kaleh (1878-1918, 1ère partie)
7 Tunnels sous le Danube : un secret non résolu. L’infatigable voyageur M.T. Romano raconte que, dans l’entre-deux-guerres, on pouvait encore voir des traces des tunnels depuis les rives du Danube du côté serbe. Il affirmait que, selon les habitants, une autre galerie communiquait avec la rive roumaine et concluait que de tels travaux avaient dû soulever de nombreuses difficultés. Les murs de la forteresse, d’une épaisseur maximale de 25 mètres, avaient résisté, en 1737, pendant 69 jours, aux deux sièges turcs. En 1810, les drapeaux russes sont hissés brièvement sur l’île par le bataillon dirigé par Tudor Vladimirescu.

Eric Baude  pour Danube-culture, mis à jour août 2024, © droits réservés

Au revoir Adah-Kaleh, photo de 1964

Adah Kaleh, 1964

Sources :
ADAMOVICZ, Srdjan, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
LORY, Bernard, « Ada Kale », Balkanologie, VI-1/2, décembre 2002, p. 19-22. URL : http://balkanologie.revues.org/437
MARCU, P. « Aspects de la famille musulmane dans l’île d’Ada-Kaleh », Revue des Études Sud-Est Européennes, vol. VI, n°4, 1968, pp. 649-669
NORRIS, Harry T., Islam in the Balkan, religion and society between Europe and the Arab world, Columbia (S.C.) University of South Carolina Press, Columbia, 1993

ŢUŢUI, Marian, Ada-Kaleh sau Orientul scufundat (Ada Kaleh ou l’Orient englouti), Noi Media Print, Bucureşti, 2010
VERBEGHT, Pierre, Danube, description, Antwerpen, 2010
https://en.wikipedia.org › wiki › Ada_Kaleh
Ada Kaleh, an Ottoman Atlantis on the Danube
Ada-Kaleh: the Balkan Island Where People Once Lived with no State or Masters, Petar Georgiev Mandzhukov’s memoir Harbingers of Storm (Sofia: FAB, 2013)
Ada Kaleh: the lost island of the Danube – photogallery

Au revoir les enfants, au revoir Adah Kaleh…

 Documentaires :
The Turkish Enclave of Ada Kaleh, documentaire de Franck Hofman, Paul Tutsek et Ingrid Schramme pour la Deutsche Welle (en langue anglaise)
https://youtu.be/pNOLbkE4524
Le dernier printemps d’Adah Kaleh (1968) et Adah Kaleh, le Sérail disparu (en roumain)
npdjerdap.org

 

Patrick Leigh Fermor : « quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes-de-Fer »

D’impressionnants et nombreux bateaux de croisière franchissent désormais cette succession de défilés assagis grâce au lac de retenu de la centrale hydro-électrique qui remonte loin, très loin et dont l’influence se fait sentir jusqu’à 150 km en amont. Ces défilés furent aussi, avant de devenir territoires roumains (rive gauche) et serbes (rive droite). pendant plusieurs siècles, des lieux d’affrontements entre l’Empire ottoman et le Saint Empire romain germanique dont faisaient partie le royaume de Hongrie et l’archiduché d’Autriche.
« Le progrès a aujourd’hui immergé l’ensemble de ce paysage. Un voyageur assis à ma vieille table sur l’embarcadère d’Orşova serait obligé de l’envisager à travers un gros disque de verre monté sur charnière de   cuivre ; ce dernier encadrerait une perspective de boue et de vase. Le spectateur serait en effet chaussé de plomb, coiffé d’un casque de scaphandrier et relié par cent pieds de tubes à oxygène à un bateau ancré dix-huit brasses plus haut. Parcourant un ou deux milles vers l’aval, il se traînerait péniblement jusqu’à l’île détrempée, au milieu des maisons turques noyées ; vers l’amont il trébucherait entre les herbes et les éboulis jonchant la route du comte Széchenyi pour discerner de l’autre côté du gouffre obscur les vestiges de Trajan ; et tout autour, au-dessus et en-dessous, l’abîme sombre baillerait, les rapides où se précipitaient naguère les courants, où les cataractes frémissaient d’une rive à l’autre, où les échos zigzaguaient le long des vertigineuses crevasses, étant engloutis dans le silence du déluge. Alors, peut-être, un rayon hésitant dévoilerait l’épave éventrée d’un village ; puis un autre, et encore un autre, tous avalés par la boue. Il pourrait s’épuiser à arpenter bien des jours ces lugubres parages, car la Roumanie et la Yougoslavie ont bâti l’un des plus gros barrages de béton et l’une des plus grosses usines hydroélectriques du monde entier, en travers des Portes de Fer. Cent trente milles du Danube se sont transformés en une vaste mare, qui a gonflé et totalement défiguré le cours du fleuve. Elle a supprimé les canyons, changé les escarpements vertigineux en douces collines, gravi la belle vallée de la Cerna presque jusqu’aux Bains d’Hercule. Des milliers d’habitants, à Orşova et dans les hameaux du bord de l’eau, ont du être déracinés et transplantés ailleurs. Les insulaires d’Ada Kaleh ont été déplacés sur une autre île en aval, et leur vieille terre a disparu sous la surface comme si elle n’avait jamais existé. Espérons que l’énergie engendrée par le barrage a répandu le bien-être sur l’une et l’autre rive, en éclairant plus brillamment que jamais les villes roumaines et yougoslaves, car, sauf du point de vue économique, les dommages causés sont irréparables. Peut-être, avec le temps et l’amnésie, les gens oublieront-ils l’étendue de leur perte.
D’autres ont fait mal, ou pis ; mais il est patent qu’on n’a jamais vu nulle part aussi complète destruction des souvenirs historiques, de la beauté naturelle et de la vie sauvage. Mes pensées vont à mon ami d’Autriche, cet érudit qui songeait aux milliers de milles encore libres que les poissons pouvaient parcourir depuis la Krim Tartarie jusqu’à la Forêt-Noire, dans les deux sens ; en quels termes, en 1934, avait-il déploré le barrage hydroélectrique prévu à Persenbeug, en Haute-Autriche : « Tout va disparaître ! Ils feront du fleuve le plus capricieux d’Europe un égout municipal. Tous ces poissons de l’Orient ! Ils ne reviendront jamais. Jamais, jamais, jamais !
Ce nouveau lac informe a supprimé tout danger pour la navigation, et le scaphandrier ne trouverait que l’orbite vide de la mosquée : on l’a déplacée pierre par pierre pour la reconstruire sur le nouveau site des Turcs, et je crois qu’on a soumis l’église principale au même traitement. Ces louables efforts pour se faire pardonner une gigantesque spoliation ont ravi à ces eaux hantées leur dernier vestige de mystère. Aucun risque qu’un voyageur imaginatif ou trop romantique croit entendre l’appel à la prière sorti des profondeurs ; il ne connaîtra pas les illusoires vibrations des cloches noyées comme à Ys, autour de la cathédrale engloutie : ou bien dans la légendaire ville de Kitège, près de la moyenne Volga, non loin de Nijni-Novgorod. Poètes et conteurs disent qu’elle disparu dans la terre lors de l’invasion de Batu Khan. Par la suite, elle fut avalé par un lac et certains élus peuvent parfois percevoir le chant des cloches. Mais pas ici : mythes, voix perdues, histoire et ouï-dire ont tous été vaincus, en ne laissant qu’une vallée d’ombres. On a suivi à la lettre le conseil goethéen : « Bewahre Dich von Raüber und Ritter und Gespentergeschichten », et tout s’est enfui… »

Patrick Leigh Fermor,  « La rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer », in Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935), traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016

Danube-culture, mis à jour août 2024

Drobeta Turnu-Severin et les Portes-de-Fer par Lucien Romier

Les Portes-de-Fer
   « Le Danube, au sortir de la longue suite de défilés qui forment une coupure entre la chaînes des Carpates et celle des Balkans, s’apaise dans une grande courbe avant de prendre possession des plaines qui le conduiront à la mer Noire. Une route, venant de l’Orient par l’Olténie, arrive en terrasse sur cette courbe du Danube. Des collines boisées, d’où la route descend en lacets vers la vallée, on aperçoit, à l’Ouest, la masse de montagnes que le fleuve a traversée, et, marquant la sortie des Portes-de-Fer, deux petites villes, Kladovo (Serbie) du côté serbe, Turnu-Severin (Drobeta Turnu-Severin) du côté roumain. Ces deux villes correspondent à peu près aux deux têtes du pont de Trajan.

Vestiges du pont de Trajan

Peu de sites, mieux que celui-là, présentent le caractère d’un passage stratégique, différent d’un passage commercial. L’accès commercial de la Transylvanie est plus haut, par les routes de la Hongrie, ou plus bas par les routes de la Valachie. Mais quiconque est maître des Portes-de- Fer et de leurs issues, peut atteindre d’un coup de surprise le centre du réduit transylvain et en briser les artères de communication. Par là s’avancèrent les soldats de Trajan, résolus à en finir avec les Daces montagnards, pour mettre la main sur les mines d’or les plus riches du monde antique. Rome, au lieu de mordre dans la chair et les membres du royaume de Décébale, le saisit à la jointure de ses défenses montagneuses… Quelque qu’éphémère que fut la conquête proprement militaire de la Dacie par les Romains, le pays des Carpates a gardé de ce coup brutal et décisif une marque indélébile, que ni les Byzantins, ni les Germains, ni les Hongrois, ni les Turcs, envahisseurs successifs, n’ont pu effacer.
La ville de Turnu-Severin, reconstruite sur un plan géométrique à la russe par le général Kisselef1, gouverneur des provinces danubiennes, il y a environ un siècle, a des rues droites, bordées de maisons basses sans étage, aux murs blancs et aux toits rouges.

Plan de Drobeta Turnu-Severin

Elle s’enorgueillit d’un château d’eau en forme de donjon gothique. Des jardins en pente, que dominent un grand théâtre et une rangée de villas, descendent vers le fleuve. La ville moderne a prospéré par sa garnison, ses fonctionnaires, ses écoles, le commerce fluvial et quelques industries. Elle possède un large boulevard avec des cafés qui feraient envie à une sous-préfecture de notre Midi. On y rencontre des gens flânant toute la journée, et le soir, des dames qui ne semblent pas hostiles à l’étranger. Dans le quartier pauvre, des enfants jouent sans exubérance. C’est une population de fond olténien, alourdie par des influences balkaniques, hongroises et germaniques. Mais dans les champs, hors de la ville, le type du montagnard des Carpates, très haut de taille, très maigre, les cheveux couleur de chanvre, les yeux clairs et un peu tristes, voisine avec le type de l’Olténien au sang chaud et le type presque latin de certains Roumains de l’ancien Banat.

Le château d’eau de Drobeta Turnu-Severin

Bien qu’au dire des habitants, le château d’eau moderne soit la principale curiosité de la ville, je préfère m’attarder dans les ruines de la citadelle romaine. Les restes de l’enceinte et des tours dominent encore le bord de la vallée. On y accède par un parterre de fleurs discrètes. En bas, sur la rive, un haut bloc de briques maçonnées, rongé par le temps, vestige du pont de Trajan, dresse une silhouette qu’on dirait de défi, entre la ligne de chemin de fer et le fleuve où glissent les remorqueurs.
Le Danube, vers le soir, se dépouille un moment de toute brume. Ses eaux pâles et calmes reflètent les petites maisons de la rive serbe, et font paraître plus menaçante, à l’Ouest, la chaîne sombre des Balkans…La promenade aux Portes-de-Fer et au défilé de Kazan vaut bien une journée. En remontant la vallée, au-dessus de Turnu-Severin, on aperçoit la sortie du long goulot, de plus de cent kilomètres, par lequel le Danube s’est échappé de la plaine hongroise. À l’endroit où les dernières montagnes s’éloignent de ses deux rives, le fleuve devient soudain plus rapide : il coule sur des bancs d’écueils immergés qui tiennent toute la largeur de son cours. Ce sont les Portes-de-Fer. Jusque’à la fin du siècle dernier, la navigation n’y était possible qu’à l’époque des fortes crues et par des bateaux très légers. Depuis, le fleuve a été régularisé par des travaux de canalisation latérale aux passages les plus dangereux.
Le canal des Portes-de-Fer2, qu’inaugura en 1896 l’empereur François-Joseph, fut conçu et réalisé pour une utilité surtout germanique. Il assure, par une magnifique voie naturelle, le débouché de l’Europe centrale vers l’Orient. Mais cette oeuvre n’intéressait que fort peu les riverains du Bas-Danube.

Le vapeur Ferenc-Jozsef de la compagnie hongroise de navigation sur le Danube lors de l’inauguration du canal de Sip 

Elle menaçait même de porter dommage à leur trafic intérieur. Les défilés du Danube, dans le passé, furent beaucoup plus un obstacle et une frontière qu’un lien entre les pays riverains. C’est pourquoi sans doute les Romains avaient construit leur pont en aval, de manière à tourner l’obstacle. Les deux routes historiques de l’Europe centrale vers l’Orient étaient des routes de terre : l’une, que suit encore à peu près l’Orient-Express, passait par le coeur de la Transylvanie, faisait la fortune des colonies saxonnes établies à l’entrée des Carpates et débouchait vers Bucarest ; l’autre, que suit également, aujourd’hui, une voie ferrée, traversait la péninsule balkanique pour atteindre d’une part Salonique et d’autre part Constantinople.
Il était évident que la voie fluviale du Danube, dans la mesure où elle capterait le trafic de l’Europe centrale à destination ou en provenance de l’Orient, ferait un tort grave à la route de terre de Transylvanie. Les marchands saxons des villes transylvaines, quelle que fut leur fidélité aux traditions germaniques, apercevaient le péril depuis longtemps : dès le début du XIXe siècle, ils commencèrent de se plaindre de la concurrence danubienne.
Aujourd’hui que les clefs du passage entre le Moyen et le Bas-Danube appartiennent à la Roumanie et à la Yougoslavie, les deux États les plus intéressés à la prospérité des routes de terre, on sent comme une hésitation, un ralentissement dans le trafic danubien.
Pour la Roumanie, en particulier, le problème est capital. L’avenir commercial de ce jeune Etat réside dans l’exploitation éventuelle de deux grandes lignes de transit vers la mer Noire et le proche-Orient : la ligne Nord-Sud, venant de la Pologne et des pays de la Baltique, la ligne Ouest-Sud-Est, venant de l’Europe centrale. Selon que le trafic de l’Europe centrale empruntera la voie fluviale du Danube ou la voie de terre qui traverse la Transylvanie, cette dernière province perdra une partie de ses chances traditionnelles ou les verra croître, et l’axe de prospérité de la Grande Roumanie se déplacera au profit de la région des plaines ou de la région des plateaux. Les deux régions, plaines danubiennes et plateaux subcarpatiques, ayant subi des mélanges de populations et des influences historiques de caractère assez différent, cette question particulière rejoint le problème général de savoir sur quelle formule l’État roumain établira finalement son équilibre, entre le « vieux royaume » et les nouvelles provinces… »

Lucien Romier (1885-1944), Le carrefour des Empires morts, du Danube au Dniestr, Librairie Hachette, Paris, 1931

Notes :
1 Le comte Paul Kisseleff (1788-1872) fut gouverneur des principautés roumaines de 1829 à 1834. Il sera également nommé ambassadeur de l’Empire russe à Paris en 1852.
2 En réalité le canal de Sip inauguré le 27 septembre 1896 par l’empereur d’Autriche et roi de Hongrie François-Joseph de Habsbourg (1830-1916), le roi Alexandre Ier de Serbie (1876-1903)  et le roi de Roumanie Carol Ier (1839-1914). 

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour juin 2024

Les monts de Mǎcin (Dobroudja danubienne), sanctuaire de biodiversité

   Les paysages contrastés, forestiers ou semi-arides parfois érodés2 ou escarpés mais toujours fascinants, parmi les plus beaux des rives danubiennes, abritent plusieurs types d’écosystème (pontique, forêts sub-méditerranéennes et balkaniques) ainsi que, de part cette variété de milieux, une importante biodiversité, en particulier plus de la moitié des espèces végétales de Roumanie, un millier d’espèces de papillons et quelques espèces peu communes de rapaces (aigle criard, pomarin, circaète Jean-le-Blanc, faucon sacre autrefois utilisé en fauconnerie…) ce qui en fait un paradis particulièrement apprécié des entomologistes, des ornithologues et autres naturalistes. Il s’inscrit également dans le corridor de migration des oiseaux qui suivent les cours des rivières Prut et Siret, deux affluents du Danube de la rive septentrionale.

Pivoines sauvages dans les monts de Mǎcin au printemps, photo Dorina Moisa, © droits réservés

   La pivoine sauvage, la campanule de Dobroudja, une espèce végétale endémique d’une incroyable frugalité et résistance et qu’on retrouve sur le blason du parc, aiment se faire remarquer par leur floraison printanière aux couleurs intenses. Mais l’espèce emblématique du parc c’est la tortue terrestre de Dobroudja dont la vie dans ce biotope spécifique est un modèle d’adaptation. Quand aux ciels de Dobroudja, l’endroit idéal est au sommet du Dealul Pietrisului sur la commune de Luncaviţa se trouve un observatoire astronomique.

La vue sur le bras du Danube de Măcin et la Balta depuis les ruines de la forteresse de Troesmis, photo © Danube-culture, droits réservés

   Aux pieds des Mont de Mǎcin se trouvent plusieurs anciennes cités et forteresses grecques, daco-byzantines (Ogeţia) et romaines (Troesmis). Des monastères orthodoxes comme celui de Cocoş, proche du village viticole Niculiţei, fondé en 1833 par trois moines roumains ayant séjourné au Mont Athos, ont trouvé refuge dans ces contrées dont le moindre qu’on puisse dire est qu’elles peuvent inciter à une vie monacale et mystique et susciter des vocations religieuses.

Fresque du monastère orthodoxe de Cocoș, photo droits réservés

18 ethnies (russes, grecques, bulgares, ukrainiennes, tatares, turques, roumaines, tsiganes, arméniennes, italiennes…) peuplent cette région et se côtoient pacifiquement sur ce territoire insolite de la Dobroudja à la multiculturalité ancestrale.

Monts de Mǎcin, Dobroudja, photo Dorina Moisa © droits réservés

www.parcmacin.ro
Notes : 
1 « La Dobroudja, peuplée depuis les temps très anciens « c’est cette province que dessine le cours du Danube inférieur du Danube, dans sa grande boucle finale, avant de se jeter dans la mer Noire dans son célèbre delta. C’est un grand rectangle d’environ 200 km dans le sens nord-sud et d’une centaine dans le sens est-ouest, que se partagent la Roumanie, qui en détient les deux tiers septentrionaux et la Bulgarie pour le tiers méridional. C’est l’arrière-pays des stations balnéaires roumaines ; le port bulgare de Varna en marque l’extrême limite. Au nord, les monts de Măcin parmi les plus vieux reliefs d’Europe, dominent le delta du Danube, terre d’alluvions où notre continent est en pleine croissance. Au centre, un paysage de steppe domine dont l’élevage nomade fut longtemps la ressource majeure. Au sud des ondulations douces proposent un environnement plus propice à l’agriculture. La façade maritime, du nord au sud, se compose d’immenses marais, de vastes lagunes, de plages de sable fin, de falaises calcaires. »
Bernard Lory, introduction du livre de Camille Allard, Entre mer Noire et Danube, Dobroudja, 1855, collection Via Balkanica, Éditions Non Lieu, Paris, 2013
2 Le nom de Mǎcin  pourrait avoir pour origine le verbe a măcina, moudre, moulu.
Danube-culture, © droits réservés, mis à jour mai 2024

Dans les monts de Mǎcin, photo © Danube-culture, droits réservés

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