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Un navire inadapté à son contexte ?
La construction de la frégate « Theresia » à deux ponts et armée de quarante canons pour la flotte impériale autrichienne fut terminée en 1768 pendant une période de paix avec l’Empire ottoman par les chantiers navals royaux et impériaux de Klosterneuburg1 créés et dirigés par l’ingénieur naval suédois Erich Åhsberg.
Ludwig Rudolf Freiherr von Ripke (1723-1796)2, commandant du bataillon de pontonniers des armées impériales autrichiennes, avait retenu la leçon des difficultés rencontrées par le prince Eugène de Savoie (1663-1736), alors qu’une nouvelle guerre avec l’Empire ottoman était imminente3, pour faire construire par l’arsenal de Vienne en 1716 dix frégates militaires à rames à destination du Danube sur lequel circulaient déjà des bateaux turques (tschaïques, nassades, brigantins, fircates…).

Joseph Friedrich Leopold (1668–1727) : plan du siège de Belgrade en 1717 par Eugène de Savoie avec l’emplacement des bateaux de la flottille impériales sur le Danube
Il proposa donc à l’impératrice Marie-Thérèse et à son fils Joseph II de construire des embarcations de guerre en temps de paix afin de pouvoir les utiliser en cas de besoin face à la menace que représentait l’Empire ottoman. Cherchant un modèle de grand bateau apte à naviguer sur le fleuve, il porta son attention vers les frégates qui naviguaient sur l’Elbe où elles assuraient le service des douanes sur la partie aval. Ripke pensait pouvoir s’en inspirer pour son projet de construction navale mais cela ne fut possible que dans une certaine mesure car le modèle de bateaux utilisés comme frégates douanières sur l’Elbe était hétérogène. Le terme de frégate ne se justifiait en fait que pour désigner le type d’activité du bateau et non pour le modèle de navire. Sur le Danube le terme de frégate ne désigna pas non plus un modèle de navire bien précis. Le bateau que Ripke fit construire s’avéra être bien plus proche d’un « brick », voilier à deux mâts avec des voiles carrées que des frégates navigant sur l’Elbe. Comme il venait de fonder en 1763 les chantiers navals de Klosterneuburg près de Vienne, il engagea pour cela un architecte naval suédois, Erik Ahsberg, originaire du port de Wiesmar sur la mer Baltique.
E. Ahsberg présenta dès 1765 les premiers plans d’un navire militaire au Conseil de guerre de la cour impériale. Celui-ci prit toutefois la précaution d’envoyer les plans au Comte Lucca Pallavacini (1697-1773), ancien commandant des forces navales autrichiennes du Danube en 1736-1739 et qui résidait à Bologne. Malgré son avis défavorable quant à sa réalisation, il fut décidé de construire la frégate. Les doutes émis par le comte Lucca Pallavacini au sujet de l’utilité d’un tel navire sur le Danube, s’avérèrent ultérieurement justifiés.
Les dimensions de cette frégate dont deux maquettes sont conservées ont pu être reconstituées :
Longueur : 26, 2 m, largeur : 8, 5 m, tirant, d’eau 1, 70 m
Nombre de rames : 30 (38) selon certaines sources, 40 selon d’autres
Équipage : 165 matelots et 40 soldats
Armement : 1 canon de 18 livres, 12 canons de 12 livres, 16 canons de 6 livres, 8 canons de 3 livres, 2 obusiers de 7 livres afin de pouvoir intervenir sur les rives du fleuve.
Le baptême du bateau eut lieu le 14 avril 1768 à Klosterneuburg grâce à une plate-forme inclinée inventée par Ripke et dans le sens du courant du Danube ce qui était considéré comme une nouveauté à l’époque, évènement auquel assistaient Marie-Thérèse et son fils Joseph II qui refusa à cette occasion qu’on donne son nom à la frégate. Ce n’est que bien plus tard que fut attribué au navire le nom de « Theresia ».
La presse viennoise (Wiener Diarum, 16 avril 1768) s’empressa de relater le baptême du bateau :
« Le jeudi 14 avril était le jour fixé pour la mise à l’eau de la frégate de guerre du Danube construite par le chantier naval près de Klosterneuburg en présence de leurs majestés l’impératrice Marie-Thérèse et de son fils Joseph II. Leurs Altesses sont arrivées au chantier naval et ont vu la plate-forme sur laquelle se trouvait une partie du navire et du bataillon de pontonniers. Le bateau fut lancé avec le succès escompté et ses pièces d’artillerie furent aussitôt tirées à plusieurs reprises, ce à quoi répondirent joyeusement les chaloupes militaires de guerre qui étaient ancrées un peu plus haut en travers du fleuve, décorées de fanions flottants au vent, et la grande artillerie installées sur la rive du Danube. La musique militaire, répartie en trois endroits, sur la galerie du bâtiment du chantier naval, sur les chaloupes de guerre et sur une île située juste en face du chantier naval, se fit entendre à tour de rôle et en même temps. Dès que la frégate s’amarra à la la rive, en face de la plate-forme et que la passerelle eut été fixée sur son bord, leurs Altesses montèrent sur le pont du bateau pour en apprécier la construction et témoigner de leur plus grande satisfaction. Le retour à Vienne s’est fait après que les festivités aient pris fin à l’approche de la soirée.
Le génie de l’architecte naval Erik Ahsberg, s’est particulièrement illustré à cette occasion. Le navire a été mis à l’eau sans vaciller ni subir le moindre dommage. La foule des spectateurs de haut et de bas rang était énorme, de sorte que non seulement les places réservées derrière celles de la cour, de la haute noblesse et de la généralité et entourées de barrières, ont été entièrement occupées mais aussi le chantier naval qui s’étend assez loin, la rive et l’île opposées. Il convient de noter en particulier que, malgré l’étroitesse du chemin qui s’étend toujours entre le pont et le fleuve, il n’est jamais arrivé le moindre accident à ceux qui voyagent, se déplacent ou qui marchent… »
La descente du bateau vers Peterweiden (Petrovaradin/Novi Sad) fut placée sous la responsabilité du sergent Magdeburg du corps des pontonniers. Le large timon (gouvernail d’étambot) et les safrans rendirent le voyage vers l’aval relativement simple. Le rapport de Magdeburg sur ce voyage vers Peterweiden permet de se rendre compte des nombreuses difficultés rencontrées. Même avec un vent latéral faible, le bateau plat et haut était poussé vers la rive. Magdeburg fit donc abattre les mâts par l’équipage, composé de marins hambourgeois, et dériver le navire vers l’aval comme un navire de commerce ordinaire. Mais il est probable que seuls les haubans et les vergues purent être affalés, car il n’était guère possible de soulever la partie inférieure des mâts avec les moyens du bord. C’est ainsi qu’est apparue la nécessité d’équiper par la suite les mâts d’un dispositif de bascule. Le modèle de frégate suivant, datant de 1769, présente déjà des mâts sans haubans, qui pouvaient être abaissés autour d’un axe et être facilement remis en place au moyen de poids en plomb. Lorsque Joseph II ordonna au navire de manœuvrer à la hauteur de Fischamend, il fallut à nouveau tout remettre en place. La manœuvre ne fut pas effectuée en raison d’un vent trop fort. Magdeburg écrit en outre dans son rapport que sur les 20 rames de chaque côté, seules 14 pouvaient être utilisées si l’on voulait se servir des canons. De plus, l’emplacement des rameurs était trop bas et la chaleur insupportable. Ces inconvénients furent également résolus par la suite.
À Peterweiden, le bateau fut mis sur une cale et entreposé dans un hangar jusqu’à ce qu’une nouvelle guerre contre les Turcs (1787-1792) rende son utilisation nécessaire. Ce n’est qu’en 1788 que l’occasion se présenta. La frégate était restée hors de l’eau une vingtaine d’années, le bois avait séché et les assemblages s’étaient disjoints. Une commission dut alors déterminer si il était possible de la remettre en état. La rénovation fut confiée à l’architecte naval italien Nocetti et le gréement considérablement simplifié. James Willians, un marin anglais, engagé comme commandant sollicita un nom pour la frégate anonyme. Après que celui-ci ait proposé de la baptiser du nom de « Princesse Elisabeth » on se souvint que Joseph II avait autrefois suggéré qu’on donne à la frégate le prénom de sa mère ce qui adopté. Le navire porta officiellement à partir de cette période le nom de « Theresia » et non pas, comme on l’a souvent affirmé à tort, celui de « Maria-Theresia ». Le navire fut encore utilisé une dernière fois lors de la dernière reconquête de Belgrade en 1789 par le maréchal autrichien Gideon von Laudon (1717-1790) et semble avoir fait ses preuves uniquement en tant que batterie flottante. Le prince de Ligne (1735-1814) qui participe au siège de la ville ne semble par contre pas avoir été convaincu de l’utilité et de la maniabilité d’un tel navire militaire sur le Danube : « Je l’ai bien éprouvé au siège de Belgrade avec ma frégate Maria-Theresia de quarante pièces de canon : on a proposé des roues, on a imaginé des rames… mais dès que ces moyens sont coûteux, ils deviennent mauvais… La flottille que j’ai eu sous mes ordres me désolait plus que celle des Turcs, puisque j’en faisais plus ce que je voulais que de la mienne, toujours sondant, échouant, louvoyant, n’allant jamais où je voulais, à moins de descendre à toutes brides et d’essuyer le feu de toute la place : j’étais un pauvre capitan bacha… »4 Après la mort de l’empereur Joseph II le 20 février 1790, son frère Léopold (1747-1792) signe le Traité de Sistova (1791) et ordonne qu’on détruise tous les navires de guerre pour des raisons d’économie.
Une vente de la frégate à la société commerciale Willeshof, qui voulait s’en servir pour faire du commerce sur le Danube jusqu’à Kherson sur le Dniepr (Crimée) en passant par la mer Noire, n’aboutît pas et le bateau à l’étrange destin fut démantelé en 1791 au pied de la forteresse de Novi Sad. Une partie du matériel fut récupéré pour une éventuelle utilisation ultérieure. Les frégates, peu adaptées à la navigation fluviale, disparaissent du Danube laissant la place aux tschaïques et barques canonnières qui circuleront bien plus efficacement sur le fleuve dans l’espace des confins militaires.

Figure de proue de la frégate Theresia avec les emblèmes de la Hongrie, des pays de Bohême, de la Bourgogne et du Tyrol, collection du musée de la navigation de Spitz/Donau, photo © Danube-culture, droits réservés
L’élégante figure de proue de cette frégate au destin contrarié, un lion de garde chinois avec la couronne de Rodolphe sur la tête et un bouclier dans les pattes, qui représentait cinq armoiries dont celles de l’archiduché d’Autriche, du Tirol de la Hongrie et des pays de Bohême, est conservée de nos jours au Musée de la Navigation sur le Danube de la petite cité de Spitz/Danube en Wachau.
Éric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour mai 2025

Proue de la frégate Theresia, maquette de Kurt Schaeffer, collection du musée de la navigation de Spitz/Donau, photo © Danube-culture, droits réservés
Notes :
1 Le chantiers naval initial de Klosterneuburg, sur la rive du Danube, à l’embouchure du Weidlingbach, employa du personnel permanent en temps de guerre tout comme en temps de paix. Il constitua une étape préliminaire importante à la création du bataillon de pontonniers de Klosterneuburg en 1767, très actifs pendant les guerres napoléoniennes contres les armées françaises et de la future unité de pionniers. Ripke sollicita pour diriger la construction de bateaux, l’architecte naval suédois Erich Åhsberg, avec plusieurs spécialistes des chantiers navals de Wismar (Suède). Il réussit également à persuader une équipe complète de Hambourg de rejoindre Klosterneuburg. Le chantier naval de Klosterneuburg construisit principalement des pontons et des tschaïques pour la flottille impériale sur le Danube qui servirent de bateaux de patrouille sur le fleuve et pour le bataillon de tschaïques stationné en Hongrie à l’embouchure de la Tisza. La frégate « Theresia » fut probablement le seul navire de guerre capable de naviguer en haute mer que le chantier naval ait jamais produit.
En 1854, le site de l’École Impériale et Royale est inauguré. Le dépôt d’outils des pionniers de l’armée impériale et royale a été érigé en 1854. Les pionniers s’illustrèrent dans la construction et la réparation de ponts et de pontons.
2 Ripke, Ludwig Rudolph Freiherr (général-major impérial et chevalier de l’ordre de Marie-Thérèse. Issu d’une famille noble de Hanovre, il s’engage à l’âge de 17 ans dans l’armée royale et impériale et sert dans le régiment du comte Schulenburg, avec lequel il combat en Italie et sur le Rhin et se distingue ensuite pendant la guerre de Sept Ans. Grâce à ses excellentes connaissances en mathématiques et en mécanique, il est nommé premier commandant du bataillon de pontonniers à Klosterneuburg après la paix de Hubertusburg (1763) puis sera promu lieutenant-colonel et capitaine du pont supérieur en Hongrie.
3 Troisième guerre austro-turque (1716-1718). Charles VI de Habsbourg (1685-1740) vient au secours de la République de Venise et intervient dans le conflit qui oppose celle-ci à l’Empire Ottoman. Ce conflit se termine par le traité de Passarowitz signé le 21 juillet 1718 au bord du Danube. Peterwardein (Novi Sad) est reconquise en août 1716 puis Belgrade en août 1717 notamment grâce à la participation de la flottille militaire du Danube composée d’une cinquantaine de bateaux de différents types (tschaïques, nassades, zilles…) et des dix frégates de la marine armés d’une artillerie légère nouvellement construites.
4 Prince de Ligne, Mémoires et mélanges historiques et littéraires, Tome troisième, Paris, Ambroise Dupont et Cie libraires, 1822, pp. 257-258, cité par Noël Buffe dans Les marines du Danube 1526-1918, « La flottille dans les Guerres turques au XVIIIe siècle », Éditions Lavauzelle, Panazol, 2011, p. 203
Sources :
BUFFE, Noël, Les marines du Danube 1526-1918, Histoire, Mémoire, Patrimoine, Éditions Lavauzelle, Panazol, 2011
SCHAEFER, Kurt, Historische Schiffe in Wien, Neuer Wisssenschaftler Verlag, Marine, Wien, 2002
SCHAEFER, Kurt, Die Donau-Fregatte « Theresia », 1768-1791, Geschichte & Modellbau, Band nr. 4, Schriftenreihe Schiffahrtsmuseum Spitz/Donau
http://www.schifffahrtsmuseum-spitz.at
Anfänge der Theresia auf www.kultur-klosterneuburg.at
https://austria-forum.org › af › AustriaWiki › Theresia_(Schiff)