Belgrade sous les canons austro-hongrois

   Journaliste, correspondant de guerre, écrivain et homme américain, militant communiste et pacifiste, John Reed (1887-1920) passe plusieurs mois de l’année 1915 dans les Balkans et publiera peu après son livre The War in Eastern Europe en 1916, témoignage impressionnant de la première guerre mondiale dans cette partie du continent européen, conflit succédant à la terrible guerre balkanique de 1912-1913 qui opposa tout d’abord les Slaves du sud et les Grecs à l’Empire ottoman puis, à la toute fin de celle-ci, les Bulgares aux Serbes, Grecs, Roumains et Turcs réunis. The War in Eastern Europe sera traduit en français par François Maspéro sous le titre La guerre dans les Balkans et publié aux Éditions du Seuil en 1996. 
   À l’occasion de ces deux conflits du début du XXe siècle le fleuve et ses rives sont encore une fois les témoins d’affrontements sanglants et de nombreuses atrocités entre peuples des Balkans, empires turcs, russes et austro-hongrois. Ces affrontements qui auront pour conséquences la nécessité de « redessiner » dans la douleur de nouvelles frontières presque toutes aussi incertaines voire parfois aussi absurdes que les précédentes, n’épargneront aucune population civile balkanique.   

Si du côté de l’Europe occidentale « il n’y avait pas de véritable contentieux devant nécessairement conduire à la guerre entre l’Allemagne et la France, en revanche, dans les Balkans, les raisons de conflits n’étaient pas, au début du XXe siècle, du domaine du fantasme. Multiples, elles tournaient toutes, cependant, autour de la question nationale qui, depuis alors un siècle, soulevait les peuples des Balkans contre les dominations qu’ils étaient forcés de subir — domination turque, mais aussi autrichienne… »1
   Après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg et de sa femme à Sarajevo le 28 juin 1914 par un petit groupe d’étudiants serbes nationalistes originaires de Bosnie-Herzégovine et faisant leurs études à Belgrade, la réaction de l’Autriche-Hongrie est lente à venir. Mais, à l’expiration de l’ultimatum adressé à la Serbie, le 28 juillet 1914, l’Empire des Habsbourg déclare la guerre à la Serbie et commence par bombarder symboliquement Belgrade avec ses monitorsnaviguant sur le Danube.

Belgrade sous les canons autrichiens

« Le ferraillement de notre attelage se répercutait dans Belgrade silencieuse. L’herbe poussait dans la rue abandonnée depuis six mois. Les canons s’étaient totalement tus. Les rayons du soleil couchant se réverbéraient sur les murs blancs des maisons, et un petit vent chaud soulevait des spirales de poussière qui tourbillonnaient sur la chaussée nue ; il était difficile d’imaginer que l’artillerie lourde autrichienne nous dominait et qu’à tous moments elle pouvait bombarder la ville, comme elle l’avait fait des douzaine de fois. Les effets de son tir étaient visibles partout. De profonds entonnoirs, de cinq mètres de diamètre s’ouvraient au milieu de la rue. Un obus avait écrasé le toit du collège militaire et explosé à l’intérieur, faisant sauter toutes les fenêtres ; le mur Ouest du ministère de la guerre s’était écroulé sous le tir concentré des gros canons ; la légation d’Italie était éventrée, grêlée d’éclats de shrapnell, et le drapeau déchiqueté pendant de sa hampe brisée. Des maisons sans porte, toits effondrés sur le trottoir, montraient des cadres de fenêtres de guingois et sans la moindre vitre. Le long du boulevard sinueux, qui est l’artère principale de Belgrade et la seule qui soit pourvue de pavés, les dégâts étaient pires encore. Des obus avaient arrachés le toit du Palais royal et dévasté l’intérieur.

Le palais royal serbe après les bombardements autrichiens sur Belgrade, 1915, photo Bibliothèque Nationale de France

Au moment où nous passions devant, un paon déplumé qui avait fait jadis l’ornement du jardin royal se tenait à une une fenêtre en poussant des cris aigus, tandis qu’au dessous un groupe de soldats hilares l’imitaient. Rien ou presque n’avait échappé à ce pilonnage — maisons, remises, écuries, hôtels, restaurants, magasins et bâtiments publics —, et l’on voyait les ruines toutes fraîches du dernier bombardement qui ne datait que de dix jours. Un immeuble de bureaux de cinq étages, dont les deux supérieurs avaient été soufflés par un obus de 305, exhibait une pièce coupée en deux : un lit de fer suspendu dangereusement dans les airs et papier mural à fleurs avec des tableaux que la déflagration avait laissés miraculeusement intacts. L’université de Belgrade n’était plus qu’une masse de ruines béantes. Les Autrichiens en ont fait leur cible privilégiée, parce qu’elle a été le foyer de la propagande panserbe : c’est parmi ses étudiants que s’est formée la société secrète dont les membres ont assassiné l’archiduc François-Ferdinand.
Nous avons rencontré un officier qui avait appartenu à cette société — un condisciple du meurtrier.
— Oui, nous a-t-il dit, le gouvernement était au courant. Il essayait de nous décourager, mais il était impuissant. Évidemment le gouvernement n’encourageait pas notre propagande.  — Il a souri, en clignant de l’oeil. — Mais comment pouvait-il l’empêcher ? Notre Constitution garantit la liberté de réunion et d’association… Nous sommes un pays libre !
Johnson restait impavide devant le désastre. Il nous a expliqué son point-de-vue :
— Pendant des années, la vétusté du bâtiment nous a rendu la vie impossible. Mais l’université était trop pauvre pour en construire un neuf. Nous exigerons, dans le traité de paix, qu’on nous livre une université allemande — bibliothèques, laboratoires et tout le reste. Ils en ont beaucoup, nous n’en n’avons qu’une. Nous n’avons pas encore décidé si nous demanderons Heidelberg ou Bonn…
Déjà, les habitants commençaient à revenir dans la ville qu’ils avaient désertée six mois plus tôt, aux temps des premiers bombardements. Le soir, au coucher du soleil, les rues étaient de plus en plus fréquentées. Quelques boutiques ouvraient timidement, des restaurants, et les cafés où le vrai Belgradois passe son temps à boire de la bière et à regarder passer les gens élégants. Johnson s’est lancé dans un flot de commentaires sur les gens qui étaient assis aux tables ou qui flânaient dans la rue.
— Vous voyez ce petit homme à lunettes qui prend des airs importants ? C’est M. R…, il est très ambitieux et se considère comme un grand homme. Il est le rédacteur en chef d’un journal insignifiant qui s’appelle la La Dépêche, et il l’a publié quotidiennement sous le bombardement : du coup, il se prend pour un héros. Mais tout Belgrade chante une petite chanson sur lui :

Un obus autrichien arrivait en volant.
Il disait : « Je vais détruire Belgrade, la Ville Blanche. »
Mais quand il a vu qu’il allait tomber sur M. R…
Il s’est pincé le nez en criant : « Pouah ! »
Et il a pris une autre direction !

Au coin de la rue, un gros homme crasseux qui avait l’air d’un politicien juif pérorait au milieu d’un groupe de jeunes gens.
— C’est S…, le rédacteur en chef du Mali Journal. Ils sont trois frères, dont l’un est coureur cycliste. Cet homme et l’autre frère ont fondé un petit journal qu’ils finançaient en faisant chanter les gens importants. Ils restaient désespérément pauvres.  Alors ils ont publié chaque jour pendant deux semaines une photo du coureur cycliste jambes nues, bras nus, la poitrine bardée de médailles, en espérant qu’une héritière couverte de millions de dinars tomberait amoureuse de son superbe physique et voudrait l’épouser !
Nous avons visité l’ancienne citadelle turque3 qui couronne le promontoire abrupt dominant le confluent de la Save et du Danube. C’était là qu’étaient placés les canons serbes, et le feu des Autrichiens l’a lourdement frappée ; pas un bâtiment qui n’ait été littéralement écrasé. Les rues et espaces à découvert étaient criblés de cratères creusés par les gros obus. Tous les arbres étaient décapités. Nous avons rampé sur le ventre entre deux murs effondrés jusqu’au bord de l’a-pic qui surplombe le fleuve.
— Ne vous faites pas repérer, nous a recommandé le capitaine qui nous avait pris en charge. Dès que les Swabos4 voient quelque chose qui bouge, ils nous envoient un obus.

Soldat serbe sur la falaise au-dessus du Danube, photo domaine public

Du haut de la falaise, la vue était magnifique : le Danube en crue roulait des eaux boueuses, les îles inondées ne laissaient apparaître que la cime de leurs arbres, et les plaines immenses de Hongrie étaient noyées sous une mer jaune qui s’étendait jusqu’à l’horizon. À trois kilomètres, de l’autre côté de la Save, le village autrichien de Semlin5 dormait sous le soleil radieux. C’était sur cette colline basse, au sud-ouest, qu’était installée la redoutable artillerie ennemie. Et au-delà, dans la même direction, en suivant les méandres de la Save aussi loin que la vue pouvait porter, les montagnes bleues de Bosnie se découpaient sur le ciel pâle.

Semlin (Zemun), entre 1914 et 1918, collection Bibliothèque Nationale d’Autriche

Presque directement au-dessous de nous, gisait le pont détruit du chemin de fer internationale qui reliait Constantinople à l’Europe de l’Ouest dont l’armature de fer plongeait de façon impressionnante ses énormes piliers dans l’eau trouble.

Pont de chemin de fer détruit par les bombardements autrichiens entre Semlin (Zemun) et Belgrade, 1915, collection Bibliothèque Nationale Autrichienne

Et plus en amont encore, s’étendait l’îlot à moitié submergé de Cigalnja, d’où l’avant-garde serbe, enterrée dans des tranchées, tenait sous son feu l’ennemi qui se trouvait à une centaine de mètres, sur une autre île. Le capitaine a désigné plusieurs points noirs sur le Danube, à quelques kilomètres au-delà de la bosse de Semlin.
— Ce sont les [moniteurs] autrichiens. Et ce bateau bas et noir, tout près sur la berge, à l’est, c’est la canonnière anglaise. La nuit dernière, elle a remonté le fleuve sans être vue et a torpillé un [moniteur] autrichien. Depuis, nous nous attendons à ce que la ville soit bombardée d’une minute à l’autre. D’habitude, les Autrichiens se vengent sur Belgrade.

Un monitor et des soldats autrichiens en face de Semlin (Zemun)

Mais la journée est passée et l’ennemi ne s’est pas manifesté, sauf une fois, lorsqu’un avion français a survolé la Save. Un shrapnell blanc a explosé juste au-dessus de nos têtes, et, bien après que le biplan eut plongé vers l’est, les canons ont continué à tirer, à des kilomètres de là. Johnson nous a expliqué d’un air suffisant :
— Ils ont compris la leçon. La dernière fois qu’ils ont bombardé Belgrade, les canons de marine anglais, français et russes, dont ils ne connaissent pas encore la présence, leur ont donné la réplique. Nous avons bombardé Semlin et fait taire deux positions autrichiennes.
Le lendemain, nous avons effectué le tour des batteries étrangères en compagnie du capitaine. Les canons français et les marins qui les servaient étaient postés parmi les arbres, au sommet d’une hauteur boisée dominant la Save. Plus loin, des soldats russes se prélassaient sur l’herbe près de leur grosses pièces, tandis que les Anglais étaient en position sur les pentes herbeuses derrière Belgrade, pour interdire le passage du Danube aux bateaux de ravitaillement autrichiens qui mouillaient en amont de Semlin en attendant une occasion propice pour descendre le fleuve avec leur cargaison d’armes et de munitions destinées aux Turcs. Les pièces des batteries serbes formaient un étonnant mélange ; on y voyait de vieux canons de campagne français fabriqués au Creusot pour la première guerre des Balkans, d’antiques pièces de bronze coulées pour le roi Michel lors de la guerre contre les Turcs, et toutes sortes de modèles de tous calibres pris aux Autrichiens : canons légers allemands, artillerie fabriquée à Vienne pour le sultan et ornées de symboles turcs, canons neufs commandés par Yuan Shikai, dont les culasses étaient couvertes de caractères chinois.
Notre fenêtre donnait sur les toits de la ville et, au-delà, sur le large lit de la Save et les collines sinistres qui abritaient les canons ennemis. La nuit, les rayons aveuglants du puissant projecteur autrichien balayaient à l’improviste le ciel au-dessus du fleuve et de la ville ; ils s’allumaient et s’éteignaient dans les arbres, et nous pouvions entendre le crépitement des coups de fusil venant des avant-postes où les hommes, enterrés dans la boue et les pieds dans l’eau, s’entre-tuaient dans le noir. Une nuit, les batteries anglaises ont tonné derrière la ville ; les obus destinés à repousser les [moniteurs] autrichiens qui tentaient de se faufiler pour descendre le fleuve sifflaient au-dessus de nos têtes. Puis les canons invisibles des hauteurs situées de l’autre côté de la Save se sont mis à cracher le feu ; pendant une heure, les énormes projectiles ont sillonné le ciel, explosant plusieurs kilomètres derrière la fumée des batteries anglaises : nous avons senti le sol trembler.
— Vous voulez vraiment visiter les tranchées ? a répété le capitaine.
Nous avions roulé sur plus d’un kilomètre à travers les faubourgs de la ville qui bordent la Save, toujours à la vue des canons autrichiens. Nos attelages maintenaient entre eux une distance de deux cent mètres : deux voitures ensemble auraient offert une cible trop facile.
À l’endroit où nous nous trouvions, la rive s’avançait dans le fleuve en crue derrière les arbres d’une île submergée qui nous rendaient invisibles de la rive autrichienne.
— Le lieu n’est pas très sûr. Nous devons faire trois cents mètres en bateau pour franchir un espace à découvert commandé par un canon autrichien.
La vieille barque était prétendument blindée ; un épais toit de tôle recouvrait le moteur et de minces plaques de fer surmontaient le bastingage. Dès que le rideau protecteur des arbres a été dépassé, le soldat qui faisait office à lui seul de pilote, de mécanicien et d’équipage s’est levé et a tendu le poing vers l’endroit où se trouvait le canon autrichien.
— Enfants de salauds ! Pourquoi vous ne tirez pas, Swabos de merde ? C’est la vue de Serbes désarmés qui vous donne du mou dans les genoux ?
Ol a continué ainsi jusqu’à ce que la barque se trouve hors d’atteinte derrière Cigalnja et vienne se mettre bord à bord avec un énorme chaland peint en noir  dont les flancs étaient percés de meurtrières pour les fusils. À l’avant, on pouvait lire en grosses lettres jaunes : Nebojsa, ce qui veut dire « sans peur  » en serbe, maus aussi « dreadnought  » — cuirassé — en anglais.
— Voilà la marine serbe, a dit le capitaine en riant. Nous avons livré une grande bataille avec ce bateau. En janvier, par une nuit noire, nous l’avons rempli de soldats et nous avons descendu le fil du courant. C’est comme ça que nous avons pris cette île.
Du Nebojsa, une passerelle de planches précaire, posée sur des troncs d’arbres flottants, conduisait, entre deux rangées de saules à demi submergés, à une étroite bande de terre qui ne faisait guère plus de quatre mètres de large sur deux cents mètres de long. Les soldats y avaient creusé des postes de tir rudimentaires, et ils se tenaient devant, sur la berge de vase, pas rasés, pas lavés, vêtus de loques, mal nourris. Ils étaient couleur de boue des pieds à la tête, comme des animaux.  Beaucoup de tranchées se trouvaient sous le niveau de la rivière et étaient pleines d’eau ; on pouvait voir l’endroit où, à peine deux jours plus tôt, les hommes avaient eu de l’eau jusqu’à la taille. Nous ne pouvions pas marcher dans les tranchées, et les soldats nous les ont fait parcourir sur de petites barques plates.
Une vingtaine de grands hommes barbus coiffés de bonnets de fourrure, portant des bandes de munitions croisées sur la poitrine et des grenades accrochées aux épaules, creusaient des tranchées d’un air mauvais, sous la surveillance d’une garde armée. Le capitaine nous a expliqué que c’était des comitadjis, des volontaires irréguliers sans uniforme, moitié bandits, moitiés révolutionnaires qui ont menés pendant des années une guérilla acharnée contre les Turcs, les Bulgares et les grecs en Macédoine.
— Ils sont punis, nous a-t-il expliqué. Ils ont refusé de creuser des tranchées ou de travailler aux routes en disant : « Nous sommes venus pour nous battre contre les Swabos, pas pour faire les terrassiers. Nous sommes des guerriers, pas des ouvriers. »

Comitadjis,  photo collection Bibliothèque Nationale de France, Paris

   Enlevant nos chapeaux nous avons regardé précautionneusement par les ouvertures pratiquées pour les fusils ; à quelques quatre cents mètres, à travers les arbres dont seules les cimes émergeaient de l’eau, apparaissait une bande terre identique et tout aussi ingrate : les positions autrichiennes. Une visière bleue a pointé, prudemment… Le soldat qui était à côté de moi a émis un grognement et a tiré. Presque aussitôt, l’ennemi a répondu par une série de coups de feu. Les balles sifflaient bas au-dessus de nos têtes, et des feuilles vertes sont tombées des arbres.
   Notre passeur est sorti comme un diable du Nebojsa pour mettre sa barque nez au courant, avant de la lancer dans le bras de la rivière exposé à l’artillerie autrichienne postée cinq cents mètres plus haut.
— Il va falloir jouer serré. Ça leur a peut-être donné des idées. La lourde barque s’est détachée en ahanant. Debout à l’arrière, mains croisées, notre matelot beuglait un couplet satirique que tous les soldats connaissent :

   L’empereur Nicolas est monté sur un cheval noir,
 L’empereur François-Joseph est monté sur un mulet…
   Il lui a mis la bride au cul au lieu de la lui mettre au cou,

   Et c’est la fin de l’Autriche !

   Il avait tout juste terminé et la barque était encore à moins de vingt mètres de la protection de l’île quand une soudaine détonation nous a étourdis. Nous sommes allés heurter ensemble le fond du bateau, juste au moment où quelque chose passait en hurlant à trois mètres de nos têtes ; sur la rive le toit d’une maison a été soulevé dans un grand mugissement, remplissant l’air de fragments sifflants de tuiles et de billes de plomb : un shrapnell.
— Bravo ! a crié le timonier. Il y avait assez de boules noires  pour battre n’importe quel candidat !
Nous étions maintenant à l’abris des arbres. Un canot s’est détaché de la rive, chargé de soldats qui ramaient frénétiquement.
— Où allez-vous ? a crié le capitaine. Ils tirent !
— C’est bien pour ça qu’on y va ! ont crié les autres, excités comme des gosses. Ils ont peut-être encore un coup pour nous !
Ils ont contourné l’île en continuant  à pousser des cris de joie et à donner de formidables coups de rames…
   Le déjeuner était servi dans les ruines d’une grande usine de sucre où le colonel commandant l’île avait son quartier général. Pour y arriver, nous avons traversé un pont de planches posé sur un marécage de sucre brun — des tonnes et des tonnes de sucre qui avaient fondu quand les obus autrichiens avaient mis le feu au bâtiment.
   Le colonel, deux capitaines, quatre lieutenants, un caporal et deux simples soldats se sont assis avec nous. En Serbie, la tradition stupide qui veut que la familiarité entre les officiers et es hommes détruisent la discipline, n’existe apparemment pas. Nous avons souvent vu, au restaurant, un simple soldat ou un sous-officier s’approcher d’une table où se tenaient des officiers, leur faire un bref salut puis leur serrer la main et s’asseoir avec eux. Ici, le sergent qui avait servi le repas est venu prendre place parmi nous pour boire son café, après nous avoir été dûment présenté.
   L’un des simples soldats avait été, avant la guerre, le secrétaire du Théâtre national serbe. Il nous a expliqué que le cahier des charges stipulait cinquante représentations de Shakespeare par saison et que les Serbes préféraient Coriolan à toutes les autres pièces.
Hamlet était très populaire. Mais on ne le jouait plus depuis quinze ans , car le seul acteur qui pouvait tenir le rôle est mort en 1900.

John Reed, « Belgrade sous les canons autrichiens », La guerre dans les Balkans, traduction de François Maspéro, Seuil, Paris, 1996

Notes :
1BECKER, Jean-Jacques, « La guerre dans les Balkans (1912-1919) », in: Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°71, 2003. Les peuples des Balkans face à l’histoire et à leur histoire. pp. 4-16; voir sources.
2Petite canonnière fluviale inspirée des bateaux qui circulaient sur les fleuves des États-Unis pendant la guerre de sécession.
3
La forteresse de Kalemegdan

4Le mot Schwabo, en serbe Švabo (Швабо) est un terme couramment utilisé pour tous les  locuteurs de langue allemande dans les Balkans. Ce terme est emprunté aux  Souabes du Danube, une minorité germanophone qui émigra et s’installa (fut installées) en Slavonie, au Batschka et au Banat du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale. Dans ces zones multiethniques, les Souabes ont vécu aux côtés des Croates, des Hongrois, des Serbes et des Roumains.
5 Semlin (Zemun), ville serbe ayant été rattachée à la municipalité de Belgrade. Ancienne cité romaine de Taurunum (Pannonie inférieure), elle est sans doute l’une des villes  danubiennes les plus âprement disputée de l’histoire et fut conquise et occupée par les Huns, les Lombards, les Avars, les Francs, les Bulgares, les Hongrois, les Byzantins, les Serbes, les Ottomans, les Autrichiens, les Croates et  les Allemands. La ville est libérée des occupants nazis le 22 octobre 1944 par des partisans serbes communistes et l’armée soviétique.

Sources :
BECKER, Jean-Jacques, « La guerre dans les Balkans (1912-1919) », in: Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°71, 2003. Les peuples des Balkans face à l’histoire et à leur histoire. pp. 4-16;
doi : https://doi.org/10.3406/mat.2003.914
https://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_2003_num_71_1_914
CASTELLAN, Georges, Histoire des Balkans, XIV-XXe siècle, Paris, Fayard, 1991

BOGDAN, Henry Bogdan, Histoire des pays de l’Est, des origines à nos jours, Paris, Perrin, 1990
MUHIDIR, Timoun, QUELLA-VILLÉGER, Alain, (textes réunis et présentés par), Balkans en feu à l’aube du XXe siècle, Omnibus, Paris 2004
REED, John, « Belgrade sous les canons autrichiens », La guerre dans les Balkans, Seuil, Paris, 1996

Danube-culture, mis à jour août 2023

John Reed (1887-1920), photo domaine public 

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