François-René de Châteaubriand (1768-1848) et le Haut-Danube

Les sources du Danube dans les Mémoires d’Outre-tombe d’Alphonse de Chateaubriand.
De nombreux écrivains romantiques français ont fait au XIXe siècle voyages et pèlerinages en Allemagne et découvert  à cette occasion le Danube. Chateaubriand y retourne après s’être retiré de la vie politique et évoque ici dans son récit le champs de bataille de Blenheim qui vit la défaite des armées de Louis XIV puis la victoire de celles de la toute jeune République française, Napoléon, la querelle des sources du Danube, quelques écrivains et médite au bord du fleuve sur la solitude perdue du Danube et les divisions sans cesse renaissantes des passions ou des erreurs humaines.

19 mai 1833,

« Le 19 mai, à midi, j’avais quitté Ulm. À Dillingen les chevaux manquèrent. Je demeurai une heure dans la grande rue, ayant pour récréation la vue d’un nid de cigogne planté sur une cheminée comme sur un minaret d’Athènes ; une multitude de moineaux avaient fait insolemment leurs nids dans la couche de la paisible reine au long cou. Au-dessous de la cigogne, une dame, logée au premier étage, regardait les passants à l’ombre d’une jalousie demi-relevée ; au-dessous de la dame était un saint de bois dans une niche. Le saint sera précipité de sa niche sur le pavé, la femme de sa fenêtre dans la tombe : et la cigogne ? elle s’envolera : ainsi finiront les trois étages.
Entre Dillingen et Donauwerth [Donauwörth], on traverse le champ de bataille de Blenheim. Les pas des armées de Moreau sur le même sol n’ont point effacé ceux des armées de Louis XIV ; la défaite du grand roi domine dans la contrée les succès du grand empereur.
Le postillon qui me conduisait était de Blenheim ; arrivé à la hauteur de son village, il sonna du cor : peut-être annonçait-il son passage à la paysanne qu’il aimait ; elle tressaillait de joie au milieu des mêmes guérets où vingt-sept bataillons et douze escadrons français furent faits prisonniers, où le régiment de Navarre, dont j’ai eu l’honneur de porter l’uniforme, enterra ses étendards au bruit lugubre des trompettes : ce sont là les lieux communs de la succession des âges. En 1793, la République enleva de l’église de Blenheim les guidons arrachés à la monarchie en 1704 : elle vengeait le royaume et immolait le roi ; elle abattait la tête de Louis XVI, mais elle ne permettait qu’à la France de déchirer le drapeau blanc.
Rien ne fait mieux sentir la grandeur de Louis XIV que de trouver sa mémoire jusqu’au fond des ravines creusées par le torrent des victoires napoléoniennes. Les conquêtes de ce monarque ont laissé à notre pays des frontières qui nous gardent encore. L’écolier de Brienne à qui la légitimité donna son épée, enferma un moment l’Europe dans son antichambre ; mais elle en sortit, le petit-fils de Henri IV mit cette même Europe aux pieds de la France ; elle y est restée. Cela ne signifie pas que je compare Napoléon à Louis XIV : hommes de divers destins, ils appartiennent à des siècles dissemblables, à des nations différentes ; l’un a parachevé une ère, l’autre commencé un monde. On peut dire de Napoléon ce que dit Montaigne de César : « J’excuse la victoire de ne s’être pu dépêtrer de lui. »

« Les indignes tapisseries du château de Blenheim, que je vis avec Pelletier, représentent le maréchal de Tallart ôtant piteusement son chapeau au duc de Marlborough, lequel est en posture de rodomont. Tallart n’en demeura pas moins le favori du vieux lion : prisonnier à Londres, il vainquit, dans l’esprit de la reine Anne, Marlborough qui l’avait battu à Blenheim, et mourut membre de l’Académie française : « C’était, selon Saint-Simon, un homme de taille médiocre avec des yeux un peu jaloux, plein de feu et d’esprit, mais sans cesse battu du diable par son ambition. »
Je fais de l’histoire en calèche : pourquoi pas ? César en faisait bien en litière ; s’il gagnait les batailles qu’il écrivait, je n’ai pas perdu celles dont je parle. De Dillingen à Donauwerth riche plaine d’inégal niveau où les champs de blé s’entremêlent aux prairies : on se rapproche et on s’éloigne du Danube selon les courbures du chemin et les inflexions du fleuve. À cette hauteur, les eaux du Danube sont encore jaunes comme celles du Tibre.
À peine êtes-vous sorti du village que vous en apercevez un autre ; villages propres et riants : souvent les murs des maisons ont des fresques. Un certain caractère italien se prononce davantage à mesure que l’on avance vers l’Autriche : l’habitant du Danube n’est plus paysan du Danube.

« Son menton nourrissait une barbe touffue :
Toute sa personne velue
Représentait un ours, mais un ours mal léché. »

Mais le ciel d’Italie manque ici : le soleil est bas et blanc ; ces bourgs si dru semés ne sont pas ces petites villes de la Romagne qui couvent les chefs-d’oeuvre des arts cachés sous elles ; on gratte la terre, et ce labourage fait pousser, comme un épi de blé, quelque merveille du ciseau antique.
À Donauwerth, je regrettai d’être arrivé trop tard pour jouir d’une belle perspective du Danube. Lundi 21, même aspect du paysage ; cependant le sol devient moins bon et les paysans paraissent plus pauvres. On commence à revoir des bois de pins et des collines. La forêt Hercynienne débordait jusqu’ici ; les arbres dont Pline nous a laissé la description singulière furent abattus par des générations maintenant ensevelies avec les chênes séculaires.
Lorsque Trajan jeta un pont sur le Danube, l’Italie ouïe pour la première fois le nom si fatal à l’ancien monde, le nom des Goths. Le chemin s’ouvrit à des myryades de sauvages qui marchèrent au sac de Rome. Les Huns et leur Attila bâtirent leurs palais de bois en regard du Colysée, au bord du fleuve rival du Rhin, et comme lui ennemi du Tibre. Les hordes d’Alaric franchirent le Danube en 376 pour renverser l’empire grec civilisé, au même lieu où les Russes l’ont traversé en 1828 avec le dessein de renverser l’empire barbare assis sur les débris de la Grèce. Trajan aurait-il deviné qu’une civilisation d’une espèce nouvelle s’établirait un jour de l’autre côté des Alpes, aux confins du fleuve qu’il avait presque découvert ? Né dans la forêt Noire, le Danube va mourir dans la mer Noire. Où gît sa principale source ? dans la cour d’un baron allemand, lequel emploie la naïade à laver son linge. Un géographe s’étant avisé de nier le fait, le gentilhomme propriétaire lui a intenté un procès. Il a été décidé par arrêt que la source du Danube était dans la cour dudit baron et ne saurait être ailleurs. Que de siècles il a fallu pour arriver des erreurs de Ptolémée à cette importante vérité ! Tacite fait descendre le Danube du mont Abnoba, montis Abnobae . Mais les barons hermondures, narisques, marcomans et quades, qui sont les autorités sur lesquelles s’appuie l’historien romain, n’étaient pas si avisés que mon baron allemand. Eudore n’en savait pas tant, quand je le faisais voyager aux embouchures de l’Ister, où l’Euxin, selon Racine, devait porter Mithridate en deux jours . « Ayant passé l’Ister vers son embouchure, je découvris un tombeau de pierre sur lequel croissait un laurier. J’arrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientôt je parvins à lire ce premier vers des élégies d’un poète infortuné :

Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi. » (Martyrs.)

Le Danube, en perdant sa solitude, a vu se reproduire sur ses bords les maux inséparables de la société : pestes, famines, incendies, saccagements de villes, guerres, et ces divisions sans cesse renaissantes des passions ou des erreurs humaines.

Déjà nous avons vu le Danube inconstant,
Qui, tantôt catholique et tantôt protestant,
Sert Rome et Luther de son onde,
Et qui, comptant après pour rien
Le Romain, le Luthérien,
Finit sa course vagabonde
Par n’être pas même chrétien.

Alphonse de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe (1849), Partie IV-Livre III, Blenheim-Louis XIV-Forêt hercynienne-Les Barbares.-Sources du Danube.

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