Histoire de la navigation sur le Danube : l’étrange naufrage du Niš ou le « Titanic du Danube »
Ce petit bac yougoslave sombra brutalement le 9 septembre 1952 à la suite d’une tempête exceptionnelle au confluent du Danube et de la Save, à la hauteur de Belgrade. Au moins 127 personnes périrent lors de cet accident mais le nombre exact de victimes reste jusqu’à aujourd’hui, encore inconnu.
Les bacs de passagers « Zagreb » et « Niš » ont longtemps assurer la liaison entre Zemun et Belgrade, naviguant sur le le Danube et sur son affluent de la rive droite, la Save jusqu’au port de la capitale. Tant que Belgrade n’eût pas de pont routier sur la rivière, la liaison fluviale faisait partie des transports urbains habituels de la capitale. La traversée durait une petite vingtaine de 20 minutes. Le pont en construction Branko (Brankov most), sur l’emplacement des piliers de l’ancien pont du roi Alexandre Ier (érigé en 1934 par une société française et détruit par les Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale) et qui sera achevé en 1957, était déjà accessible aux piétons mais il fut provisoirement fermé le 9 septembre 1952 en raison de travaux. C’est pour cette raison que ce jour-là l’embarcadère du ferry à Belgrade connut une grande affluence.
L’ancien pont sur la Save Alexandre Ier de Serbie détruit par les Nazis en 1941, sources Fortepan / Martin Djemil
Dans l’après midi, de gros nuages commencèrent à s’accumuler dans le ciel au-dessus du fleuve. Ni l’équipage ni les employés de l’autorité portuaire ne s’en inquiétèrent. Le bac heurta l’embarcadère de Belgrade au départ mais ce fut sans grave conséquence. Peu après le début de la traversée, un phénomène météorologique étrange et inhabituel de grande ampleur se manifesta soudainement au-dessus de l’eau. La température chuta, un brouillard épais submergea rapidement la Save et le Danube ainsi que leurs rives. La pluie se mit à tomber brutalement accompagnée de vents d’une rare violence en même temps que se levèrent d’énormes vagues à la surface de l’eau. Des coups de tonnerre aussi puissants et bruyants que des bombes se joignirent au déchainement des éléments. Les passagers qui se trouvaient sur le pont du ferry rentrèrent prudemment à l’intérieur.
Face aux conditions météo imprévues, le capitaine du ferry ordonna alors à son adjoint de rapprocher le bateau de son point de départ mais une vague encore plus grosse que les autres frappa les parois et les portes de la cabines en les ouvrant et s’engouffra à l’intérieur. L’ouragan coucha le navire sur le côté à 13h 12. Les passagers, pris de panique, tentèrent en vain de se réfugier sur le bord opposé pour échapper aux flots en fureur, de monter sur les bancs ou de sortir par les bouches d’aération. L’eau continuait à se déverser à l’intérieur de la cabine, les prenant au piège. Les membres de l’équipage commencèrent à briser les fenêtres de la cabine et défoncèrent des tôles de la coque pour leur permettre de s’extraire du ferry en train de couler. Ils jetèrent dans l’eau des poutrelles et des planches en bois afin que les passagers puissent rester à la surface du fleuve déchainé.
Le ferry, déjà assez proche de la rive, était à peine visible du bord à cause de l’épais brouillard. Sa sirène retentit en émettant de brefs appels irréguliers puis elle se tut rapidement. À 13h15, soit 3 minutes après le début de la tempête et 8 minutes seulement après son départ de Belgrade, le Nis sombra au fond du Danube à un endroit situé entre la tour de Nebojša et l’île de la Grande Guerre où la profondeur du fleuve atteignait 14 m.
Vue sur la tour Nebojša, l’île de la Grande Guerre et le confluent de la Sava avec le Danube depuis la forteresse de Kalemegdan (Belgrade), photo sources Wikipedia
Des bateliers et des pêcheurs locaux essayèrent malgré les conditions météorologiques de porter secours aux naufragés avec leurs petites embarcations. Les quelques rescapés qui tentèrent de rejoindre la rive durent encore lutter contre une tempête de grêlons énormes qui les frappèrent et les assommèrent. Certains perdirent connaissance, se laissèrent emporter et se noyèrent. Puis, aussi soudainement qu’elle avait commencé, la tempête s’apaisa et laissa la place à un soleil radieux.
Le Niš à quai après son naufrage, sources Muzej nauke i tehnike Beograd
Le Niš fut renfloué dans les jours suivants et ramené à quai. De nombreux corps de naufragés furent repêchés à bord du bateau et dans le fleuve en aval de la catastrophe. Seuls 30 des quelques 160 passagers et des six membres d’équipage survécurent au naufrage parmi lesquels le capitaine. En raison de déclarations contradictoires des survivants, celui-ci sera d’abord mis en garde à vue puis libéré sans qu’aucune charge ne soit retenue contre lui. Le capitaine déclara qu’il avait demandé l’autorisation d’appareiller plus tôt parce que le Niš était déjà surchargé et que des gens continuaient d’arriver à l’embarcadère, ajoutant que toutes ses tentatives pour placer la proue du bateau contre le vent avaient échoué au moment où il s’était brusquement incliné vers tribord.
Nis II
Une commission d’État sera instituée pour enquêter sur la catastrophe. Elle conclura que la violence du vent était la seule cause du naufrage et qu’aucun responsable ne pouvait être mis en cause. Une conclusion assez surprenante dans un pays athée et communiste qui invoquait un « cas de force majeure ». Des experts déclareront toutefois qu’une raison avait pu aggraver la situation et accélérer le naufrage du Niš : quelques jours avant le naufrage, la compagnie auquel appartenait le ferry, la Yugoslav River Shipping Company, avait modernisé le bateau. Le moteur à vapeur, lourd et encombrant, avait été remplacé par un moteur diesel beaucoup plus léger. Au lieu des 2 tonnes habituelles de charbon embarqué, le bateau n’était plus chargé que de 100 litres de diesel. Cette différence de charge avait peut-être provoqué un déséquilibre important et entrainé sa gîte. La commission ne tint pas compte de cette hypothèse. Une autre raison du naufrage pourrait être liée au fait que le fleuve avait été dragué peu de temps auparavant, l’approfondissement de son lit créant de forts courants et un tourbillon.
Jamais une tempête de cette intensité n’avait été enregistrée sur le fleuve à Belgrade. Elle s’était tellement concentrée sur les deux cours d’eau que de nombreux habitants crurent d’abord que les informations concernant cette catastrophe étaient largement exagérées. Pourtant cette tempête établit un record en ce qui concerne les précipitations à cet endroit. Les pluviomètres locaux ont montré que dans une période de 20 minutes au moment du naufrage du Niš, il était tombé une quantité d’eau exceptionnelle soit 80 mm, ou 4 mm par minute !
Les deux seuls quotidiens de Belgrade à cette époque, « Politika » et « Borba », relatèrent cette catastrophe mais elle ne fit pas leur une, probablement parce qu’elle coïncidait fâcheusement avec le dixième anniversaire de la création de la marine yougoslave. Le gouvernement communiste, quant à lui, s’ingéniera autant que possible à étouffer les informations relatant le naufrage. Aucun mémorial ne fut érigé pour le commémorer ! Celui-ci hante malgré tout la mémoire collective de la ville sous forme de mythes de par l’étrangeté des circonstances météorologiques qui l’entrainèrent. L’une des rescapées, Alenka Rančić (1935-2005), alors âgée de 17 ans, qui deviendra une actrice populaire, participa en 2002 avec plusieurs autres survivants à la commémoration du 50e anniversaire de l’accident. Des couronnes et des guirlandes de fleurs furent déposées à cette occasion sur le fleuve sur les lieux du naufrage.
Le Niš sera remis à flot après la catastrophe et rebaptisé Senta. Au cours des années suivantes, il assurera le transport de passagers sur le Danube entre Smederevo et Kovin (rive gauche) et sera désarmé à la fin des années 70 puis démoli au chantier naval Brodoremont de Pančevo.
Une des légendes urbaines de Belgrade entourant le bateau prétend qu’en 2010, peint en noir et avec des flotteurs sur les côtés, le Niš naviguait encore comme ferry, reliant la plage Štrand de Novi Sad à Sremska Kamenica, de l’autre côté du Danube…