Le Danube, Mircea Eliade et Mademoiselle Christina

    Y-a-t-il des vampires du Danube ? Ce n’est pas si invraisemblable à en croire Mircea Eliade (1907-1986). Les frontières entre la fiction et la réalité sont ténues au bord du fleuve…
   Mademoiselle Christina est un roman de jeunesse (1935) de Mircea Eliade qui emprunte au folklore roumain lui-même imprégné du souvenir du cruel prince de Valachie, Vlad Dracul (1430-1476) et à partir duquel sont nés de nombreux mythes et légendes. Il a été adapté à deux reprises sous le titre de Domnișoara Christina par des réalisateurs roumains, en 1992 pour la télévision par Viorel Sergovici et en 2013 au cinéma par le réalisateur roumain Alexandru Maftei.

Mircea Eliade (1907-1986)   
Mademoiselle Christina, décédée il y a plus de trente ans et vampire à l’apparence séductrice, hante la maison d’une famille isolée non loin des rives du Danube. Elle charme leur hôte Egor, un peintre invité par la fille ainée, Sanda, et enlève petit à petit toute vie dans la demeure austère. « Sous la lumière blafarde de la lune, les ombres trahissent la présence d’un autre monde, effrayant, celui des âmes damnées. »
« Quelle nuit splendide ! » dit plus tard Monsieur Nazarie, levant le front vers le balcon.
Encore incertains, les grands contours des arbres se détachaient à présent ans l’obscurité. Egor tourna lui aussi la tête. C’était vrai, la nuit était splendide. Mais de là à souhaiter « bonne nuit » aux invités à neuf heures et demie et à se retirer en même temps que sa mère, comme une petite fille sage…
   « À rester longtemps sans bouger, poursuivit M. Nazarie, et à aspirer lentement, sans se presser, on sent le Danube… Moi je le sens…

 — Il doit être quand même très loin, dit Egor.
— Environ une trentaine de kilomètres. Peut-être moins. Mais c’est la même nuit, on le perçoit rapidement… »
   M. Nazarie se leva et s’approcha du balcon. Non, la lune ne se lèvera que dans quelques jours, se souvient-il dès qu’il se heurta à l’obscurité.
   « C’est aussi la même atmosphère, continua-t-il en relevant lentement la tête et en savourant l’air à pleine bouche. Il semble que vous n’ayez jamais habité près du Danube. Autrement, il est bien rare d’échapper à ses effluves. Moi, je sens le Danube jusque dans le Baragan… »1
L’autre se mit à rire.
« N’est-ce pas trop dire, jusque dans le Baragan ?
— Non, non, expliqua Monsieur Nazarie. car ce n’est pas une odeur d’eau, ce n’est pas une atmosphère humide. C’est plutôt une odeur languissante, qui rappelle la vase et certaines plantes à tiques…

Domnișoara Christina, film d’Alexandru Maftei, 2013, photo droits réservés

— C’est assez vague, l’interrompit Egor en souriant.
— On le reconnaît pourtant rapidement, où que l’on soit, reprit M. Nazarie. Parfois, il semble que, très loin, des forêts entières ont pourri pour qu’un vent puisse charrier une odeur aussi complexe et à la fois élémentaire. Naguère, les forêts étaient proches. Il y avait le Teleorman…2
— Ce parc aussi semble être vieux, dit Egor en tendant le bras au-dessus du balcon. »
M. Nazarie le regarda gentiment, sans pouvoir dissimuler un sourire méprisant.
« Tout ce que vous voyez ici, dit-il, n’a pas plus de cent ans. Des acacias… Des arbres de pauvre. C’est tout juste si l’on aperçoit ici ou là un orme. »

 Domnișoara Christina, film d’Alexandru Maftei, 2013, photo droits réservés

Il commença à parler passionnément des forêts et des arbres.
« Ne vous étonnez pas, dit-il soudain, interrompant son discours et posant la main sur l’épaule d’Ego. J’ai dû apprendre tout cela des hommes, des livres, des savants, à tout venant. Pour les fouilles, bien entendu ; je devais savoir jusqu’où pouvaient s’installer les hommes, les Scythes, les Gètes et tous les autres…
— Par ici, on ne trouve probablement guère de traces, dit Egor, essayant de ramener la discussion à la préhistoire.
— On pourrait entrouvre par ici aussi, répondit modestement M. Nazarie. Quelque part, il y avait bien des chemins, même des villages à l’orée des bois. Près des vallées surtout…Mais de toute façon, là où il y a eu des forêts pendant des centaines d’années de suite, ce sont des lieux magiques. Ça, c’est sûr… »
Il s’arrêta et recommença à humer l’air, en se penchant doucement de tout le corps par-dessus le balcon, dans la nuit.
«Quelle joie chaque fois que je reconnais le Danube, même à des endroits comme ici, continua-t-il d’une voix plus basse. C’est une autre magie, une magie facile à recevoir, qui ne fait pas peur. Les gens des fleuves sont et plus sages et plus courageux ; l’aventure est aussi partie d’ici, pas seulement des bords de mers… Mais voyez-vous, la forêt fait peur, elle rend fou… »
Egor se mit à rire. Il fit un pas dans la chambre. la lumière de la lampe l’enveloppa de nouveau tout entier.
« Bien sûr, ce n’est pas difficile à comprendre, poursuivit M. Nazarie. La forêt vous fait peur à vous aussi, qui êtes un jeune homme cultivé, dépourvu de superstition. C’est une frayeur qui n’épargne personne. Trop nombreuses sont les vies végétales, et trop ressemblants aux hommes sont les vieux arbres, surtout aux corps humains…
— Ne croyez pas que je me suis éloigné de la fenêtre parce que j’avais peur, dit Egor. Je me suis éloigné parce que je voulais allumer une cigarette. À présent, je reviens auprès de vous…
— Ce n’est pas la peine. Je vous crois. On ne peut tout de même pas avoir peur d’un parc d’acacias, dit M. Nazarie en revenant dans la chambre et en s’installant sur le canapé. Mais ce que j’ai dit, c’est vrai. S’il n’y avait pas le Danube, les gens de par ici seraient devenus fous. Les gens d’il y a deux ou trois mille ans, s’entend… »

Mircea Eliade (1907-1986), Mademoiselle Christina, traduit du roumain par Claude Levenson, Éditions de l’Herne, Paris, 2009
Notes :
1 La plaine du Bărăgan, extrémité occidentale de la steppe pontique, région située de part et d’autre de la Ialomiţa, affluent de la rive gauche du Danube. Grenier à blé de la Roumanie pendant l’Antiquité, le climat y est particulièrement rude alternant sécheresses et innondations. Le Bărăgan porta le surnom de « Sibérie » de la Roumanie entre 1948 et 1989 en raison du grand nombre de camps de travaux forcés ouverts par le régime communiste. L’écrivain roumain Panaït Istrati a publié en 1928 un roman sur la dure condition des habitants de cette plaine intitulé « Les chardons du Baragan », roman qui fut également adapté au cinéma en 1958 par Gheorghe Vitanidis et Louis Daquin.
Région du sud de la Roumanie sur la rive septentrionale du Danube et bordant la Bulgarie, couverte autrefois de forêts qui appartenait à la principauté historique de Valachie.  Le nom de Teleorman proviendrait de Deli Orman en langue coumane (turc) signifiant « forêt folle » ou du turc « Deli  koman » « forêt des Coumans », tribut semi-nomade qui s’installe au XIe siècle sur le territoire de la Valachie. 

Mademoiselle Christina, Le livre de poche, 2018

Retour en haut de page