Elias Canetti l’Européen des confins, Routschouk, le Danube et les loups…

Elias Canetti (1905-1994), prix Nobel de Littérature (1981), est peut-être le plus danubien des écrivains des bords du fleuve. Sa vie qui traverse le XXe siècle etson oeuvre autobiographique d’une rare acuité, récit de rencontres décisives qui auront sur l’écrivain une grande influence, témoignent intimement des dérives démocratiques, de l’avènement du fascisme et d’autres catastrophes que l’Europe affronte à plusieurs reprises. Il appartient avec sa famille à la minorité juive d’origine séfarade descendants des Juifs expulsés d’Espagne au XVe siècle et émigrée à Routschouk aujourd’hui Ruse.
   Même si l’écrivain polyglotte (il parle six langues…) devint par la suite citoyen britannique en 1952, il ne renoncera jamais à sa nationalité turque d’origine.

À l’époque de l’enfance de l’écrivain, Routschouk (Ruse), lieu de naissance d’E. Canetti, grande ville frontière et port danubien de l’Empire ottoman, ressemble à une petite Vienne, non seulement par certains éléments de son architecture mais aussi par  aussi par la diversité de ses populations. C’est à la fois entouré par les siens et dans ce contexte multiethnique favorisé par la présence du fleuve, du port et des activités économiques, que le jeune Elias passe ses premières années d’enfance.  » Routschouk apparaît par moments, dans La langue sauvée, premier volume de l’autobiographie, comme un modèle réduit de ce que pourrait être une Babel heureuse… Le Danube, dont Canetti précise qu’il est sur toutes les conversations, n’est pas un fleuve parmi d’autres : il est le lien matériel et symbolique qui unit tous ces peuples qui coexistent dans l’espace culturellement et nationalement composite qu’est l’Europe danubienne. »1
« Routschouk, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une ville merveilleuse pour un enfant, et si je me bornais à la situer en Bulgarie, on s’en ferait à coup sûr une idée tout à fait incomplète : des gens d’origine diverse vivaient là et l’on pouvait entendre parler sept ou huit langues différentes dans la journée.

Hormis les Bulgares, le plus souvent venus de la campagne, il y avait beaucoup de Turcs qui vivaient dans un quartier bien à eux, et, juste à côté, le quartier des séfarades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les Roumains venaient de l’autre côté du Danube, ma nourrice était roumaine mais je ne m’en souviens pas. Il y avait aussi des Russes, peu nombreux il est vrai… »

« Enfant, je n’avais pas une vision d’ensemble de cette multiplicité mais j’en ressentais constamment les effets. Certains personnages sont restés gravés dans ma mémoire uniquement parce qu’ils appartenaient à des ethnies particulières, se distinguant des autres par leur tenue vestimentaire.

Membres de la communauté juive de Routschouk/Ruse

Parmi les domestiques qui travaillèrent à la maison pendant ces six années, il y eut une fois un Tcherkesse et, plus tard, un Arménien. La meilleure amie de ma mère était une Russe nommée Olga. Une fois par semaine, des Tziganes s’installaient dans notre cour ; toute une tribu, me semblait-il, tellement ils étaient nombreux, mais il sera encore question, ultérieurement, des terreurs qu’ils m’inspirèrent… »

Le Danube gelé…
« Certaines années, le Danube était complètement gelé en hiver. Dans sa jeunesse, ma mère était souvent allé en Roumanie en traineau et me montrait volontiers les chaudes fourrures dont elle s’emmitouflait alors. Quand il faisait très froid, les loups descendaient des montagnes, poussés par la faim, et s’attaquaient aux chevaux qui tiraient les traineaux. Le cocher s’efforçait de les chasser à coups de fouet, mais cela ne servait à rien et il fallait tirer dessus pour s’en débarrasser… Ma mère revoyait les langues rouges des loups. Les loups, elle les avait vu de si près qu’elle en rêvait encore bien des années plus tard… »
Elias Canetti, La langue sauvée, Histoire d’une jeunesse (1905-1921)

Sur le Danube…
   « Le bateau était plein, les gens ne se comptaient plus sur le pont, assis ou couchés, c’était un vrai plaisir de se faufiler d’un groupe à l’autre et de les écouter. Il y avait des étudiants bulgares qui retournaient chez eux pour les vacances, mais aussi des gens ayant déjà une activité professionnelle, un groupe de médecins qui avaient rafraîchi leurs connaissances en « Europe… »

« Ce fut un voyage merveilleux, je vis infiniment de monde et je parlais beaucoup. Un groupe de savants allemands examinait les formations géologiques des Portes-de-Fer et en discutais avec des expressions que je ne comprenais pas. Un historien américain essayait d’expliquer à sa famille les campagnes militaires de Trajan. Il était en route pour Byzance, objet véritable de sa recherche, et ne trouvait que l’oreille de sa femme, ses deux filles, fort jolies, préférant parler avec des étudiants. Nous nous aimes un peu, parlant anglais, elles se plaignaient de leur père qui ne vivait que dans le passé… »
Elias Canetti, Histoire d’une vie, Le flambeau dans l’oreille (1921-1931)

Elias Canetti

Deux frères d’Elias, nés à Roustchouk, le producteur musical Nissim-Jacques Canetti (1909-1997) et le biologiste Georges Canetti (1911-1971) choisiront d’émigrer en France. Jacques arrivé en France en 1926, ouvre des cabarets à Alger puis à Paris, découvre Jacques Brel en 1954 et apportera son soutien aux plus grandes stars de la chanson française de l’époque parmi lesquels Juliette Gréco, Charles Aznavour, Georges Brassens, Charles Trenet, Édith Piaf,  Claude Nougaro, Boris Vian, Henri Salvador, Serge Gainsbourg, Jacques Higelin… Son frère cadet fait une carrière de scientifique, entre à l’Institut Pasteur en 1936, cinq ans après son arrivée en France où il poursuivra des recherches en vue de guérir de la tuberculose.

Oeuvres autobiographiques d’Elias Canetti :
La langue sauvée (1905-1921), Histoire d’une jeunesse, traduction de Bernard Kreiss, Albin Michel, Paris, 2005
Le flambeau dans l’oreille, Histoire d’une vie (1921-1931), traduction de Michel Demet, Albin Michel, Paris, 1982
 Jeux de regards, Histoire d’une vie, (1931-1937), traduit par Walter Weideli, Albin Michel, Paris, 1987
Les Années anglaises, publié par sa fille à titre posthume, Albin Michel, Paris, 2005

Autres oeuvres (sélection) :
Auto-da-fé, traduction de Paule Arhex, Collection du monde entier, éditions Gallimard, Paris, 1968; collection L’imaginaire, 2001
Le territoire de l’homme, traduction d’Armel Guerne, Albin Michel, Paris, 1978
Masse et puissance, traduction de Roberto Rovini,  Collection Tel, éditions Gallimard, Paris, 1986
Le Cœur secret de l’horloge, Réflexions, 1973-1985, Le Livre de Poche, Paris, 1998

Pour en savoir plus :
Jules-César Muracciole/Olivier Barrot :
Elias Canetti, documentaire, France, 2000, PB Productions, La Maison du doc, Un siècle d’écrivains
Olivier Agard, Elias Canetti, Voix allemandes, Belin, Paris, 2003 

Eric Baude © Danube-culture, 2 février 2020, mis à jour septembre 2021, droits réservés

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