Joseph von Eichendorff (1788-1857) et le Danube
Poète et romancier post-romantique allemand né en Silésie, ami de Clemens Brentano (1778-1842), Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), Achim von Arnim (1781-1831) et Heinrich von Kleist (1777-1811). Le fleuve est dans son livre Pressentiment et présent (Ahnung und Gegenwart), publié en 1815, la métaphore d’un voyage à travers la vie qui débute dans un univers bucolique de prairies accueillantes et se termine dans d’insondables abîmes.
Plusieurs de ses poèmes ont été mise en musique par Robert Schumann (1810-1856), Hugo Wolf (1860-1903) et Richard Strauss ( 1864-1949) dont « Im Abendrot », le dernier des « Vier letzte Lieder » opus 150.
Le Danube à la hauteur de Weltenburg (Bavière), gravure d’Adolph Kunike (1777-1838) d’après un dessin de Jakob Alt (1789-1872), Vienne, 1826, collection du Wien Museum
Sa nouvelle « Scène de vie d’un propre-à-rien » (« Aus dem Leben eines Taugenichts« ), publiée en 1826, met en scène le fils d’un meunier, un jeune et joyeux « bon-à-rien » que l’on suis dans ses divers vagabondages de Vienne jusqu’en Italie puis d’Italie jusqu’en Autriche au long des chemins, sur le Danube, au hasard des rencontres et de ses humeurs légères et fantaisistes.
À l’époque ou le héros de sa nouvelle effectue son voyage, la navigation à vapeur est encore balbutiante. C’est pourquoi Eichendorff le fait voyager en coche d’eau comme Mozart lorsque encore enfant, le compositeur descendait en bateau à Vienne avec sa famille. Les conditions pour voyager sur le Danube n’ont pas beaucoup évolué entre 1750 et 1820, c’est-dire jusqu’à l’invention de la navigation à vapeur, une véritable révolution sociétale qui entraina un grand engouement pour le voyage fluvial et la découverte de l’Orient. Ce n’est qu’en 1929 que sera créée à Vienne la D.D.S.G., Compagnie Autrichienne de Navigation à Vapeur sur le Danube. Cette compagnie d’esprit colonialiste se développera rapidement et proposera une offre conséquente de liaisons sur le fleuve et sur certains de ses affluents avec des bateaux plus ou moins rapides et confortables qui lui permettra d’avoir la quasi hégémonie du transport des passagers et des marchandises jusqu’à la première guerre mondiale entre Linz, capitale de la Haute-Autriche et la mer Noire. Cette période représente l’âge d’or de la navigation à vapeur sur le Danube bien qu’il restât encore à plusieurs endroits des passages délicats à aborder pour les bateaux en particulier dans les Portes-de-Fer. Là, les modifications du lit du fleuve, la destruction d’obstacles à l’explosif, la construction d’un canal et tous les efforts produits n’avaient pas apportés les satisfactions escomptées et la solution au problème qui, il est vrai, était complexe. La création de la Commission Européenne du Danube sur la proposition du Traité de Paris en 1856 et ses travaux sur le bras et l’embouchure de Sulina, permirent par contre de relier les deux soeurs autrefois ennemies, Vienne et Constantinople via Pressburg, Budapest et Belgrade.
« Lorsque nous arrivâmes sur la rive, tout était déjà prêt pour le départ. Le gros aubergiste, chez qui les passagers du bateau avait passé la nuit, se tenait debout, large et confortable, dans la porte de sa maison qu’il remplissait entièrement, et faisait résonner toutes sortes de plaisanteries et d’expressions en guise d’adieu, tandis qu’une tête de jeune fille sortait de chaque fenêtre et faisait encore un signe amical aux bateliers qui venaient d’emporter les derniers paquets vers le bateau. Un vieux monsieur, vêtu d’une redingote grise et d’un foulard noir, qui voulait lui aussi faire partie du voyage, se tenait sur la rive et parlait avec beaucoup d’empressement à une jeune et mince jeune fille qui, vêtue de longues jambières de cuir et d’une courte veste écarlate, était assise devant lui sur une magnifique anglaise. Il me sembla, à mon grand étonnement, qu’ils me regardaient tous deux de temps en temps et parlaient de moi. – A la fin, le vieux monsieur se mit à rire, le mince jeune homme fit claquer sa cravache et s’élança dans l’air matinal vers le paysage étincelant, rivalisant avec les alouettes au-dessus de lui.
Pendant ce temps, les étudiants et moi avions puisé dans notre caisse. Le batelier rit et secoua la tête lorsque le joueur de cor lui énuméra l’argent du bac en pièces de cuivre que nous avions réussi à rassembler de toutes nos poches. Mais je poussai un grand cri de joie en voyant tout à coup le Danube devant moi : nous sautâmes à toute vitesse sur le bateau, le batelier donna le signal, et nous descendîmes ainsi entre les montagnes et les prairies dans la plus belle lumière du matin.
Les oiseaux battaient la mesure dans la forêt, et des deux côtés les cloches du matin sonnaient de loin dans les villages ; dans les airs, on entendait parfois les alouettes entre elles. Du bateau, un canari se joignait à eux en poussant des cris de joie.
Il appartenait à une jolie jeune fille qui était aussi sur le coche d’eau. Elle avait la cage tout près d’elle, et de l’autre côté elle tenait sous son bras un joli paquet de linge ; elle était assise tranquillement pour elle-même et regardait avec satisfaction ses nouvelles chaussures de voyage qui sortaient de dessous sa petite jupe, puis l’eau devant elle, et le soleil du matin brillait sur son front blanc, sur lequel elle avait fait une raie très nette. Je me rendis bien compte que les étudiants auraient volontiers entamé une discussion polie avec elle, car ils passaient toujours devant elle, et le joueur de cor se raclait la gorge en même temps et ajustait tantôt son collier, tantôt son trident. Mais ils n’avaient pas vraiment de courage, et la jeune fille baissait les yeux chaque fois qu’ils s’approchaient d’elle.
Mais ils étaient surtout gênés par le vieux monsieur à la redingote grise qui était assis de l’autre côté du bateau et qu’ils prirent tout de suite pour un ecclésiastique. Il avait devant lui un bréviaire dans lequel il lisait, mais entre-temps il regardait souvent la belle couverture du livre, dont la tranche dorée et les nombreuses images saintes multicolores qui y étaient incrustées brillaient magnifiquement dans la lumière du matin. Il remarquait aussi très bien ce qui se passait sur le bateau, et il reconnut bientôt les oiseaux à leurs plumages. Il ne fut pas long à s’adresser en latin à l’un des étudiants, et tous trois s’approchèrent, ôtèrent leurs chapeaux devant lui et lui répondirent de nouveau en latin. Pendant ce temps, je m’étais assis tout à l’avant du bateau, je laissais joyeusement pendre mes jambes au-dessus de l’eau et, tandis que le bateau voguait ainsi et que les vagues bruissaient et écumaient sous moi, je regardais sans cesse au loin, dans l’azur, les tours et les châteaux qui sortaient l’un après l’autre de la verdure de la rive, grandissaient et grandissaient encore puis disparaissaient enfin derrière nous. Si seulement j’avais des ailes aujourd’hui ! pensai-je, et, impatient, je sortis enfin mon cher violon et jouai tous mes plus vieux morceaux, ceux que j’avais appris à la maison et au château de la belle dame.
Tout à coup, quelqu’un me frappa sur l’aisselle par derrière. C’était le monsieur spirituel qui avait posé son livre et m’écoutait depuis un moment. Il me dit en riant : »eh, eh, Monsieur le ludi magister, il en oublie de manger et de boire ». Il m’ordonna alors de ranger mon violon pour prendre une collation avec lui, et me conduisit à une petite tonnelle amusante que les bateliers avaient dressée au milieu du bateau avec de jeunes bouleaux et de petits sapins. Il y avait fait mettre une table, et moi, les étudiants et même la jeune fille, nous devions nous asseoir sur les tonneaux et les paquets qui nous entouraient… »
Joseph von Eichendorff , Scène de vie d’un propre-à-rien (Aus dem Leben eines Taugenichts), 1826
Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour décembre 2023, © droits réservés
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